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Joe G. Pinelli & Thierry Bellefroid : « Le choix de la technique graphique est une manière expressionniste d’entrer dans l’âme de notre personnage »

Par Nicolas Anspach le 12 mars 2011                      Lien  
Le journaliste et romancier {{Thierry Bellefroid}} s’est associé avec {{Joe G. Pinelli}} pour nous raconter les errances de Heinz von Furlau, un peintre effectuant à bord d’un bateau une mission océanographique allemande en Papouasie en 1913. Après avoir vécu chez les Papous et apprécié la beauté des forêts et les mœurs des habitants, il se retrouve plongé au cœur de la Première Guerre mondiale. Les auteurs évoquent la solitude de Heinz, ses réflexions d’artiste face à son art et au monde qui évolue à toute vitesse.
Joe G. Pinelli & Thierry Bellefroid : « Le choix de la technique graphique est une manière expressionniste d'entrer dans l'âme de notre personnage »
Joe G. Pinelli
(c) Nicolas Anspach

Joe G. Pinelli, vous êtes à l’origine de Féroces tropiques. Pourquoi avoir songé à Thierry Bellefroid pour écrire cette histoire ?

 »
JGP : Cela faisait quelque temps que je notais des idées sur cette époque dans un carnet. J’ai fini par les concrétiser en ébauchant des notes d’intention et en réalisant de nombreux dessins préparatoires. Thierry Bellefroid est journaliste, mais aussi romancier. Nous nous rencontrions souvent dans les festivals. Je lui envoyé mes 80 pages d’ébauches en lui demandant s’il pouvait écrire une histoire sur cette base. Quinze jours après, j’avais en ma possession le découpage complet. Je ne comprends toujours pas comment il a réussi à écrire toute cette histoire en un laps de temps aussi court.

Qu’est-ce qui vous plaisait dans la proposition de Joe G. Pinelli ?

TB : Je n’ai pas eu la moindre hésitation. On ne refuse pas un cadeau pareil. Il m’a offert un dossier pour m’inspirer. Celui-ci comprenait une série d’esquisses, de mouvements, de scènes qui ont été pour certaines reprises dans l’histoire. D’une manière générale, un auteur fouille dans son imaginaire pour trouver des sujets. Et là, un auteur qui est tout à fait capable de signer ses propres scénarios me propose d’entrer dans un tel sujet… Je ne pouvais qu’accepter. J’ai regardé, tourné les pages de son dossier. Et j’ai rapidement perçu que tout était-là pour m’intéresser. Le soir même, je me suis mis à écrire. Cela venait tout seul. Presque d’une manière hypnotique.

Joe, pourquoi n’avez-vous pas écrit cette histoire vous-même ?

JGP : Je ne me sentais pas capable de scénariser, ni de structurer ce récit. Je voulais juste le mettre en scène, et le dessiner. J’avais besoin d’un scénariste pour articuler tout cela.

Extrait de Féroces Tropiques - Planche 1

N’y avait-il pas une appréhension de votre part d’assumer un album en solo chez un éditeur « mainstream ». Avant « Trouille », vous signiez vos albums dans des structures plus confidentielles.

JGP : Au moment où j’ai confié mon dossier à Thierry, il n’y en avait pas, puisqu’il n’y avait pas de contrat. Il n’y en avait pas non plus quand Thierry a écrit dans la fièvre les 80 pages du découpage. Nous ne savions pas pour quel éditeur nous allions le faire. Le dossier était bouclé peu de temps avant le Festival BD de Saint-Malo. Thierry savait que José-Louis Bocquet, le directeur éditorial de la collection Aire Libre, y serait. Il m’a conseillé de prendre le dossier pour le lui montrer. Notre belle rencontre s’est complétée avec José-Louis qui accompagné le livre.

TB : Je savais surtout que José-Louis désirait depuis longtemps travailler avec Joe. D’ailleurs, il devait réaliser l’adaptation du roman Trouille. Mais il a été, entretemps, engagé chez Dupuis. Il était possible pour lui de faire des « appendices » de Kiki de Montparnasse, qui avait été un succès, chez Casterman. Mais pas plus. Il avait déjà posé un jalon chez Casterman avant d’être engagé chez Dupuis. Mais il ne se voyait pas poser des « petits cailloux » partout chez Casterman, alors qu’il travaillait pour la maison d’en face. Il y avait donc une évidence pour que José-Louis accompagne ce livre.
Nous nous connaissions bien. Nous avons passé cinq ans ensemble à parler de bande dessinée dans le jury de sélection d’Angoulême. Je savais que ses goûts était plus portés sur les travaux en couleur de Joe. Il appréciait le virage « à l’huile » que Joe avait pris pour les livres publiés chez Les Requins Marteaux ou pour Nocturne Musique, etc.
Même si j’aime les dessins encrés à la Hugo Pratt de Joe, je trouvais logique qu’il dessine ce projet en couleur directe, à l’huile. José-Louis n’a eu aucun été d’âme et lui a dit : « Tu le feras en couleur ! ».

Le parti-pris graphique était là depuis le départ.

JGP : C’est le parti-pris graphique de l’éditeur. C’est un risque. Nous n’étions pas vraiment dans l’identification classique de la bande dessinée. C’était un vrai pari. Dupuis prend le premier risque en avalisant ce choix.

Extrait de Féroces Tropiques - Planche 2

Au début des années 1990, la collection Aire Libre des éditions Dupuis, a publié Jimena de Planque et Binsfeld. Le parti-pris graphique et narratif était audacieux, mais le public n’a pas suivi…

TB : Le livre que vous mentionnez a été un échec commercial. Je n’ai pas à le commenter. Les temps ont changé. La bande dessinée a évolué. Denis Deprez, notamment, est passé par là. Mais Féroces Tropiques n’est pas un livre pictural. Même si la matière est évidente et très présente. C’est un choix que l’on assume ensemble et que l’on ne regrette vraiment pas ! Joe a entièrement dessiné une version de cet album au crayon de couleur. Il a travaillé dessus pendant un an et demi, et cette version aurait très bien pu remplacer l’album qui est en librairie aujourd’hui.
Effectivement, quand on ouvre l’album, la première idée que l’on a, est de ce dire que c’est de la peinture. Mais non, si vous le regardez convenablement, et si vous acceptez d’oublier la matière en elle-même, vous vous apercevrez que ce livre est complètement une bande dessinée. La manière dont le récit est structuré est fort classique. Joe a respecté tous les codes de la BD. Il a beaucoup relu les classiques de la BD, comme Hugo Pratt et Hergé, en réalisant cet album. Il s’est aussi penché sur les classiques de la littérature comme Robert-Louis Stevenson, Joseph Conrad, Herman Melville, etc.

Thierry Bellefroid
(c) Nicolas Anspach

Vous travaillez sur un grand format, très grand même …

JGP : Oui, je me suis « calé » sur le scan de Dupuis, qui peut traiter au maximum le format A3. Je le devais car l’outil, le bâton d’huile, est gros comme deux pouces. Il s’agit d’huile agglomérée. On n’a pas droit au détail. Travailler sur un petit format avec ces bâtons, c’est quasiment impossible. J’ai recommencé quelques cases pour cette raison. Je retravaille encore actuellement sur l’album… afin de l’affiner en vue d’une prochaine réédition (Rires).

TB : Joe poursuit son œuvre idéale. Il est fascinant et attachant ! Il a émis deux conditions avant que nous signions le projet : la première est de faire un petit livre au tirage limité chez PLG autour de Féroces tropiques. Un livre qui serait destiné aux copains, et sur lequel nous ne serions pas payés. J’ai accepté directement, bien sûr. La deuxième condition était de pouvoir prendre le temps de recommencer tout ce dont il n’est pas fier pour une éventuelle réimpression. Enfin, au mois d’août, Joe a émis une troisième condition : Il manquait dix pages au livre. J’ai vérifié. C’était imparable ! Le lendemain, je m’attelle à l’écriture. Joe dessine actuellement ces pages. Elles seront incluses à la deuxième édition. J’espère que les éditions Dupuis lisent Actuabd.com. Ils sauront donc que s’il y a une réimpression, elle va leur coûter encore plus cher que la première (Rires).
Cela n’a pas été simple pour l’éditeur de scanner et monter les 700 dessins grand format. Chaque case a dû être remontée par un graphiste des éditions Dupuis, qui a fait les bords de case, etc. Ce livre est issu d’un véritable travail d’équipe.

Joe, vous avez travaillé chez des éditeurs plus modestes où vos livres étaient plus discrets.

JGP : Et bien, je préférais avant ! (Rires). Je plaisante, bien sûr. Je suis au début d’autre chose avec Trouille et aujourd’hui Féroces tropiques. L’âge est là. J’ai deux enfants aussi, et mes nécessités économiques sont différentes. Il ne faut pas le cacher.
Mais il y a aussi et surtout le livre. La présence du livre en librairie m’est importante. Et cela passe par un renouvellement et un rajeunissement du public. Casterman et Dupuis ont permis que mes livres aient d’autres canaux de distribution pour toucher plus de gens.

TB : Je trouvais injuste que le talent de Joe ne soit pas reconnu par le public, mais aussi par les professionnels ! Si vous aviez demandé il y a cinq ans à un éditeur mainstream de publier un livre de Joe G. Pinelli, il vous aurait regardé avec des grands yeux ahuris. Les trois-quarts des éditeurs ne connaissaient pas son travail. La plupart des autres n’auraient pas pris le risque de le publier sous le prétexte qu’ils sont soumis à des contraintes économiques. José-Louis a foncé car c’est un vrai éditeur, et il a une curiosité qui va bien au-delà de sa collection. Il ne regarde pas que les projets qui peuvent rentrer dans tel ou tel format préétabli. Nous avons été soutenus d’une manière admirable. Alors que les à-valoir étaient déjà payés depuis longtemps, l’éditeur a laissé le temps à Joe pour faire des recherches et dessiner l’album au crayon. En janvier 2010, à Angoulême, José-Louis nous a proposé de sortir l’album pour Angoulême 2011. Joe était indécis. En mai, Joe a donné son aval, et le 1er août, il commençait la première case, pour terminer l’album le 1er novembre ! C’est dire si la manière dont nous avons été suivis par Dupuis, et José-Louis est très rare, et même exceptionnelle.
Dans mon scénario, José-Louis a vu des détails dans les tournures de phrase que personne d’autre n’a vue. Aucun des éditeurs qui ont publié mes romans n’a jamais eu ce souci du détail avec moi. José-Louis est également écrivain et il a pris le temps pour resserrer les boulons.

Extrait de Féroces Tropiques - Planche 3

L’album suivant se fera donc chez Dupuis…

JGP : Nous aimerions bien. Mais cela dépend de l’accueil des lecteurs. La bande dessinée est une discipline artistique totalement liée aux aspects économiques. Les ventes sont malheureusement une donnée essentielle.

Pourquoi avoir situé ce récit au début du XXe siècle ?

TB : La note d’intention et les croquis de Joe laissaient sous-entendre que l’histoire devait démarrer avant la Première Guerre mondiale et se dérouler en Océanie. Joe voulait également qu’il y ait un passage sur le front. J’ai respecté ces envies. Je savais également que Joe avait, tout comme moi, une passion pour la peinture, et notamment pour Otto Dix qui nous a influencés pour une partie de notre récit. Il m’était évident que nous allions raconter l’histoire d’un peintre… vu par un peintre. En effet, je considère Joe comme un peintre. Il fallait se servir de son talent pictural sans tomber dans une certaine gratuité. Certains lecteurs se sont demandés pourquoi Denis Deprez a utilisé une technique si compliquée pour raconter Othello ou Frankenstein. Ici, la technique, la peinture à l’huile, était au service d’un récit sur la peinture. La mise en couleur était une manière expressionniste d’entrer dans l’âme de Heinz.
Le début du XXe siècle était également une période riche et intéressante pour la peinture. Le fauvisme a démarré en 1905, dix ans avant la guerre, et les courants suivants se sont succédés à une vitesse impressionnante. Les artistes qui n’ont pas su suivre l’évolution de ces courants ont été mis sur le côté. Ceux qui ont réussi à se renouveler, comme Georges Braque, sont rares. Et puis, cette période est intense au niveau politique : la montée du nazisme, la naissance du socialisme grâce à Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Le Menchevisme, également.

Extrait de Féroces Tropiques - Planche 4

Comment décririez-vous votre personnage, Heinz…

JGP : Il se caractérise tout seul. Il a une vraie autonomie, et je ne le maîtrise pas. J’étais réticent à dessiner certaines scènes. Mais je m’y suis plié car elles le caractérisaient si bien, notamment, celle qui a pour cadre Weimar.

TB : Je ne suis également pas d’accord avec tous ces actes. Mais j’apprécie l’humanisme et l’indépendance d’esprit de Heinz. Il possède une force de caractère telle qu’il ne peut se suffire à lui-même. Il subit les événements, et ne trouve jamais sa place. Il refuse le monde tel qu’il est devenu, au nom de ses expériences vécues auparavant.

Thierry Bellefroid réaliserez-vous à nouveau des scénarios de BD ?

TB : Certainement. Joe m’a débloqué ! J’ai cru que je ne ferais jamais de bandes dessinées. J’ai trois romans en chantier, mais je crois que j’écrirai beaucoup plus de BD à l’avenir ! J’ai d’ailleurs des projets avec Joe. Nous voulons réaliser un minimum de trois albums ensemble. J’ai déjà écrit 30 pages pour notre prochain projet. Il a commencé ses recherches. Le début de l’histoire de déroule dans les Polders, à Damme en Flandre, en 1890. Nous restons dans la même période, et parlerons également de peinture. Nous désirons évoquer la vie de trois peintures imaginaires. Ce sera le fil conducteurs de ces trois livres, qui ne se feront peut être pas forcément chez le même éditeur. Nous avons envie de nous amuser, de créer.

Joe G Pinelli dans son atelier, travaillant sur un dessin avec ses bâtons d’huile. Ses originaux pendent au-dessus de lui…
(c) T. Bellefroid.

(par Nicolas Anspach)

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Joe G. Pinelli sur Actuabd.com, c’est aussi :
- Une interview : "Dessiner est une nécessité profonde que je ne peux expliquer" (Juin 2009)
- Les chroniques de Trouille et de No mas pulpo

Thierry Bellefroid, sur Actuabd.com, c’est aussi :
- Une interview : "Je me laisse porter par la mécanique hypnotique de l’écriture (avril 2008)
- La chronique de Quatuor.

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Illustrations : (c) Pinelli, Bellefroid & Dupuis.

 
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2 Messages :
  • Pinelli est vraiment un très grand illustrateur. Je regrette un peu que ses bd ne jouent pas plus avec le medium bd et la narration qui va avec.

    Quand je vois les planches montrées ici, c’est toujours le texte posé en haut de la case, un texte par case, une narration saccadée, coupée par le caniveau.

    ça manque de fluidité.

    On sent qu’à aucun moment, l’image n’a été pensée en fonction du texte, qui a juste le droit d’arriver en calque. Comme un ajout a posteriori.

    Du coup, le lien entre le texte et l’image semble un peu artificiel, la lecture s’arrêtant sur chaque image comme un tableau. Alors oui, c’est beau, mais ça ne coule pas.

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    • Répondu le 14 mars 2011 à  00:14 :

      Toutes les bandes dessinées n’ont pas besoin de "couler" ou d’êtres "fluides" pour être intéressantes.
      Je l’ai lu et j’ai trouvé le rapport texte-image original et passionnant.
      Au bout de quelques pages, une musique unique et rare (pour de la BD) s’installe pour ne plus vous lâcher... Il faut la lire !

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