Une sélection minutieuse parmi plus de 5000 dessins
L’historien belge Joël Kotek et le spécialiste de la bande dessinée Didier Pasamonik, que nos lecteurs connaissent bien, ont contribué au formidable travail de choisir les planches qui allaient composer ce livre. C’est en travaillant ensemble sur un autre projet, l’exposition Bande dessinée et Shoah qui s’est tenue au Mémorial de la Shoah en 2017-2018, que les deux compilateurs ont découvert l’ampleur de l’œuvre de Haïm Kaliski : « On savait que ces dessins existaient car il y en a quelques-uns qui sont exposés au musée juif de Bruxelles. Sa famille est assez connue, mais on avait un peu perdu de vue son travail. C’est Didier qui s’en est souvenu et qui nous a remis en contact avec la famille, puis avec l’éditeur la Cinquième Couche », confie Joël Kotek.
Didier Pasamonik confirme et complète : « Avec Joël, on avait conçu l’exposition « BD et Shoah » autour de la question de savoir à partir de quel moment on a raconté et dessiné le génocide des Juifs. On s’est aperçu très vite que ce sont les victimes elles-mêmes qui ont été parmi les premiers à dessiner la Shoah. C’est dans les archives du Mémorial que Joël a d’ailleurs découvert les carnets de Horst Rosenthal, dans lesquels ce dernier se représente sous les traits de Mickey enfermé dans le camp de Gurs. Cela nous a donné l’idée de réaliser un premier livre en commun parce qu’on estimait que tous ces documents méritaient d’être portés à la connaissance des chercheurs et du public. C’est un peu dans ce même esprit qu’on a souhaité accompagner la publication du livre de Haïm Kaliski ».
Joël Kotek et Didier Pasamonik entrent alors en contact avec Jonathan Zaccaï, acteur, réalisateur et scénariste belge, rendu célèbre entre autres pour sa participation à la série Le Bureau des légendes. Ce dernier, neveu de Haïm Kaliski, gère avec son père l’œuvre de son oncle et leur donne accès à ce fonds encore inexploité, ni même trié. C’est là que la Cinquième Couche a joué un rôle extraordinaire. Tout a été scanné de façon minutieuse par William Henne et Xavier Löwenthal pour restituer les dessins dans leur forme originale, sans aucun traitement ni montage supplémentaire affirmant le caractère authentique de l’ensemble de l’œuvre : « La sélection des planches a été faite dans un ordre chronologique », raconte Didier Pasamonik, « Elle retrace selon nous les évènements les plus caractéristiques de cette chronologie. On débute par l’avant-guerre, on poursuit par la guerre et ses premiers jours. Puis c’est la traque systématique des Juifs dans les rues de Bruxelles qui est décrite. Survient alors tournant de la disparition du père de famille, et on termine avec la libération du territoire ».
Une histoire jour après jour, rue après rue de la Belgique sous la terreur nazie
S’enchaînent alors plus de 350 pages très caractéristiques d’un style propre à Haïm Kaliski : les planches entièrement réalisées en format A4, aux dessins presque enfantins, représentant des centaines de micro-saynètes qui mettent en scène tous les acteurs de la société belge, en particulier les émigrés juifs confrontés à l’occupation, à la violence et à l’angoisse liée à la présence nazie. Des pages en trompe-l’œil, sur lesquelles les décors et les personnages sont particulièrement soignés et détaillés, et ressortent sur fond noir la plupart du temps, presque comme des collages.
Haïm Kaliski a vécu cette période qu’il représente à hauteur d’homme. Né en 1929, il est l’aîné d’une fratrie d’artistes. Sarah, sa sœur, peintre, plasticienne et écrivaine, l’a incité à dessiner son expérience d’enfant caché, alors qu’il approchait la soixantaine. Dès lors, inarrêtable, il représente sur des milliers de feuilles l’antisémitisme qui régnait en Belgique avant-guerre, les conflits internes à la communauté juive, puis l’occupation, les tromperies de l’occupant visant à pousser les Juives et Juifs à se rendre d’eux-mêmes à la caserne Dossin de Malines, l’antichambre de la mort, le Drancy des Juifs de Belgique d’où partent quelques 25 000 Juifs vers Auschwitz. « Les nazis leur firent croire qu’en allant travailler à l’Est, ils allaient éviter la déportation à leurs propres parents. Oui, des jeunes et leurs parents l’ont cru en toute bonne foi ! », appuie Joël Kotek, « Et c’est à partir du moment où on a commencé à déporter des vieillards et des nourrissons que les Juifs de Belgique ont compris qu’on les emmenait vers la mort ».
Alors débute le règne les violences, de la terreur et des rafles qui sont organisées et que relate Haïm Kaliski de manière crue, sans filtre, témoignage brut de celui qui a vécu et qui se rappelle parfaitement tout. En point d’orgue, il y eu ce fameux jour de 1944, où le père, cette figure familiale considérée invincible, se fait arrêter en allant acheter du lait pour ses enfants. Déporté à Auschwitz, il y sera assassiné.
Haïm Kaliski en veut à cette société bruxelloise passive face à l’ampleur des crimes commis par les nazis, à ces gens dont la seule préoccupation est de survivre sans penser à la survie des autres. Il porte un regard acerbe sur l’AJB, l’Association des Juifs en Belgique, cet équivalent belge de l’UGIF qu’il pose à raison en marionnette des nazis. C’est l’AJB qui adresse aux Juifs les convocations pour le « travail » à l’Est. Un personnage est central dans son récit, Icek Gloglowski, dit le Gros Jacques ou comme le nomme Haïm, Jacques « Mousso », du Yiddish ‘mouser’ (délateur). Mouchard parmi les mouchards, le Gros Jacques fera régner l’angoisse et la terreur dans les rues de Bruxelles. « Ce Gros Jacques, comme on l’appelait, était un personnage redouté. C’est d’ailleurs lui qui a dénoncé ma famille », confie Didier Pasamonik, « C’est vraiment lui qui m’a profondément marqué dans les dessins de Kaliski. Et puis bien sûr, les références à la bande dessinée, parce qu’on y retrouve Spirou et Tintin tels qu’ils étaient perçus sous l’occupation ».
Un témoignage émouvant d’une fiabilité sans failles
Bien que certains codes de la bande dessinée se retrouvent dans les dessins de Kaliski, il ne s’agit pas à proprement parler de BD. Cependant, le corpus de dessins constitue une véritable source particulièrement fiable au point de vue historique. Cela est confirmé par Joël Kotek : « comme je l’ai dit, Haïm Kaliski est plus que certainement atteint d’autisme. Il se souvient absolument de tout. Il a une mémoire extrêmement précise des évènements qu’il décrit quasiment rue après rue. Il relate par exemple la rafle de la rue où vécut mon père avant-guerre, situé dans ce triangle autour de la gare du midi qui était alors un véritable quartier juif. Plus étonnant, il se souvient de rencontres évidemment clandestines entre son père et d’autres Juifs traqués dont il nous resitue les noms, certes quelques fois mal orthographiés mais dont on avons pu retrouver trace, notamment dans le registre des morts de Malines. J’ai pu retrouver la trace d’un des enfants de ces Juifs, en la personne de l’artiste peintre Richard Kenisgman ».
Autres indices de fiabilité du récit parcourent les histoires, notamment les références culturelles qui sont citées sur chacune des planches. La mémoire sans faille de Kaliski lui permet de se souvenir des chansons qui passaient à la radio, des spectacles de théâtre qui avaient lieu dans les cabarets ou même des films diffusés pour chacun des jours qu’il décrit.
Ce livre est magnifique et ses dessins sont chargés d’une émotion particulière. Celle qui domine est celle de l’attachement profond d’un enfant à son père : « L’ensemble de son œuvre est déchirant. C’est d’ailleurs assez intéressant d’étudier le rapport des auteurs de BD avec leur père. Comme dans l’œuvre de Spiegelman ou encore de Kichka, on retrouve ce rapport essentiel. Pour Kaliski, ce père paraissait tout puissant, presque invulnérable. Et le voilà pourtant qui disparut à jamais. Ce fut pour Haïm une perte irrémédiable, une pure tragédie. Ce livre retrace une partie de l’histoire de son deuil qui ne sera jamais fait, d’autant plus que cet enfant autiste était très attaché à son père et lui collait aux baskets sans arrêt », précise Joël Kotek.
Enfin, au fil des pages, on distingue en permanence les plaintes et les regrets, les pleurs des parents qui ont accepté, parfois encouragé leurs enfants à répondre aux convocations des nazis pour se rendre à Malines sans savoir qu’ils les précipitaient vers la mort. Pour Joël Kotek, c’est peut-être ce qui l’a le plus marqué dans les dessins de Kaliski : « Ce que j’ai plus retenu, ce sont les conversations de ces parents qui se lamentent de la perte de leurs enfants. C’est d’autant plus triste que je connais le cas d’un grand-père dont la sœur est partie volontairement et a disparu de cette manière. C’est terrible. La seule chose qu’il a conservée d’elle est une unique photo ».
Une œuvre unique au service des morts et des vivants
Le livre est un véritable hommage à toutes celles et ceux qui ont perdu la vie, assassinés par un régime raciste et totalitaire. Tout en racontant son histoire et celle de sa famille, Haïm fait état d’une situation plus globale : celle des Juifs, leur persécution et leur assassinat par les nazis. À ce titre, l’œuvre est au service des morts et des vivants : « C’est tout à fait clair, c’est un ouvrage pour les gens, les descendants, les survivants et puis en même temps, il est au service des morts puisqu’il agit comme un lieu de mémoire. Il mentionne ceux qui ont disparu, il resitue des vies qui ont été interrompues. C’est à la fois un livre d’histoire, un livre mémorialiste et un livre des morts », conclut Joël Kotek.
Didier Pasamonik complète le propos « Ce livre nous enseigne beaucoup de choses. Ça fait 80 ans qu’on n’a pas vécu d’occupation en Europe de l’Ouest, mais je pense à ceux qui la vivent actuellement dans le Donbass. Ce livre doit nous faire comprendre ce qu’ont vécu au quotidien et ce que vivent tous les jours les victimes du drame de l’occupation. C’est une leçon à tirer si ce genre de situation devait se reproduire. Il s’agit quelque part d’un manuel de survie ».
« Ma vraie histoire d’amour, c’est l’histoire » aimait répéter Haïm Kaliski à son neveu Jonathan. Les éditions La 5e Couche viennent de mettre au grand jour et à disposition du public une infime partie de l’œuvre et de la mémoire de cette encyclopédie vivante. Une goutte d’eau, mais qui se transformera en océan si le public est au rendez-vous (et il doit l’être !), d’autant plus que l’éditeur annonce déjà sur son site internet la parution de Dossin, autre sélection de 70 dessins consacrée celle-ci au Drancy belge, antichambre de la mort.
(par Romain BLANDRE)
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