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Johan De Moor : "Coeur Glacé n’est pas une histoire sombre, c’est juste un bon constat de la vie d’un homme occidental de 40 ans."

Par Christian MISSIA DIO le 4 décembre 2014                      Lien  
Paru en septembre dernier et marquant la rentrée éditoriale des éditions du Lombard, "Cœur glacé" avait intrigué par son contenu dépressif. Les auteurs de cette analyse de l'homme moderne occidental, les inénarrables Gilles Dal et Johan De Moor reviennent pour nous sur le genèse de cet album.
Johan De Moor : "Coeur Glacé n'est pas une histoire sombre, c'est juste un bon constat de la vie d'un homme occidental de 40 ans."
Coeur Glacé

Cœur glacé raconte l’histoire d’un jeune quadra, un homme ordinaire de la classe moyenne qui a tout pour être heureux et pourtant, qui ne l’est pas... Comment est né ce projet ?

Gilles Dal : Initialement, Johan De Moor m’avait demandé d’écrire un récit sur la mort. Étant vivant, je ne voyais pas comment je pouvais écrire sur un tel sujet. J’ai eu alors l’idée d’explorer un concept qui se rapproche le plus possible de la mort : la solitude. C’était le point de départ de ce récit, l’introspection d’un homme qui se sent seul et qui n’arrive pas à se connecter au monde qui l’entoure. Il devient prisonnier de ses pensées dans lesquelles la mort prend de plus en plus de place. Il ne parvient pas à s’occuper des choses autour de lui et, paradoxalement, plus la mort s’approche et plus ce que l’on voit dans son cerveau est joyeux. C’est à dire qu’il essaie de se raccrocher à des choses qui pourraient lui redonner le goût de vivre, mais cela ne lui suffit pas.

Le personnage principal a une famille, une femme et deux filles mais on ne voit jamais leurs visages. Le fait d’avoir des enfants ne l’a pas changé intérieurement ?

Gilles Dal : Non, cela n’a pas changé notre personnage. Dans le récit, il ne les voit pas et c’est une manière pour lui de se dédouaner, car le fait de voir les visages de ses proches lui ferait prendre conscience de la gravité de ses pensées et des dégâts que pourraient produire sa mort auprès de sa famille. Donc, il s’emprisonne dans sa solitude.

Johan De Moor : Les individus, il faut apprendre à les connaître. Par exemple, lorsque mes enfants sont nés, je ne trouvais pas cela très intéressant. Ils étaient là et j’étais heureux de leurs naissances, mais cela ne changeait pas grand chose à mon existence. Mais en les voyant grandir, j’ai de plus en plus communiqué avec eux et j’ai appris à les connaître. C’est cela qui est fascinant.

Notre personnage n’a pas appris à connaître ses proches. C’est un type qui ne cherche pas beaucoup, il ne va pas dans la fantaisie. Il a beaucoup reçu de sa famille, il s’en est accommodé, mais il a peu donné en retour. Pour lui, sa famille est comme un bien, une sorte de sécurité, mais il s’en est peu intéressé. Ce n’est pas une histoire sombre pour moi, c’est un bon constat de la vie et Gilles y a ajouté sa créativité malsaine sur un personnage (Rires).

Gilles Dal : À un certain moment dans la BD, notre personnage parle de ses filles. Il dit qu’elles sont gentilles, mais on ne sait pas vraiment s’il pense ce qu’il dit ou si ce sont des propos de circonstance parce que ce sont ses enfants. C’est vrai que c’est un homme qui ne parvient pas à se connecter.

Que manque-t-il à votre personnage pour être heureux ?

Gilles Dal : Il ne lui manque rien. Il est prisonnier de son cerveau et des questions entêtantes et obsédantes qu’il se pose. Et il a deux options : soit, il trouve une réponse à son questionnement ; soit, il cesse de se torturer l’esprit et finit par s’oublier dans la vie de tous les jours. Mais il n’y parvient pas.

À un moment, votre personnage part en vacances et il explique qu’il aime aller à la rencontre des populations locales des pays qu’il visite. Il pense que, du fait de leur vie modeste, ces gens-là profitent plus de leur vie, contrairement à nous, Occidentaux.

Gilles Dal : C’est vrai que c’est un point de vue très contemporain et occidental. Ce sont des questions que nous pensons être fondamentales mais qui, pour des tas de civilisations, y compris en Belgique à d’autres époques, sont des non-questions. Soit parce que la préoccupation première est de savoir ce que l’on va manger ce soir, soit parce qu’elles n’étaient pas philosophiquement préparées pour se préoccuper du sens de la vie.

Johan De Moor : Lorsque ce personnage, en vacances dans un pays étranger, dit que l’on a jamais croisé autant de pauvreté sous nos latitudes, c’est sinistre. On se permet de faire une analyse du monde avec ce centralisme qui nous caractérise. Même en vacances, on a une vision “colonialiste” du monde ! On se dit que l’on est quand même mieux chez nous, mais on occulte le fait que nos ancêtres ont tout piqué : les richesses, le sous-sol des autres nations ! Quand on visite Bruxelles, on admire les monuments et toutes ces maisons de maître, mais on oublie que cette ville moderne a été bâtie avec le fric du Congo. Bon, je ne suis pas responsable de cela. Je n’étais pas un conquistador, je vis aujourd’hui au XXIe siècle, mais il est vrai que nos ancêtres ont pillé ces gens. On les a emmerdés ! Nous sommes toujours dans la contradiction, c’est cela que je veux dire. Et donc j’ai dessiné notre personnage qui, pendant son voyage en Malaisie, fait le circuit pour les touristes. Il va dans une rue pittoresque où tout le monde mange du riz comme si c’était un McDo. C’est un peu leur rue des Bouchers à eux [1] (Rires).

Gilles Dal : Au départ, on voulait le faire aller au Club Med, mais on s’est ravisés, parce que cela aurait pu être pris comme une critique du consumérisme. Donc, on s’est dit que l’on allait le faire sortir des sentiers battus avec son sac à dos mais malgré cela, comme ce type ne ressent pas les choses, on a le cafard !

Johan De Moor : J’ai un ami qui fait ce genre de voyage. Je lui ai offert la BD mais depuis, plus de réponse... (Rires).

On est tous programmés pour avoir une pensée “mainstream”. Certains vont dire qu’ils votent à gauche parce que, socialement, c’est bien vu. Le monde de la finance, c’est un monde de requins, etc. C’est con de dire cela, c’est d’une banalité !

Gilles Dal : Toutes ces réflexions sont des lieux communs...

Johan De Moor : Je pense que certains vont se sentir visés, comme si on les attaquait, mais ce n’est pas le cas. Donc, je m’excuse d’avance. Je n’ai pas la prétention de détenir la vérité, ce sont juste des observations que j’exprime.

Gilles Dal : Sauf que tu trouves quand même un souffle de vie que ne trouve pas notre héros...

Johan De Moor : Ce souffle de vie, c’est la fantaisie !

Je demande juste une chose aux gens : au lieu de penser, faites ! C’est comme le mouvement des Indignés en Espagne. J’étais content de voir ça, car ces gens mettaient en pratique leurs idées !

Pourriez-vous nous parler de la maquette du livre ? Comment en avez-vous eu l’idée ?

Johan De Moor : Vous êtes le premier journaliste qui nous parle de la maquette, c’est gentil !

Gilles Dal : Au début, nous voulions représenter notre personnage dans son quotidien, par exemple en train de faire son plein d’essence, mais on s’est rapidement dit que c’était trop “premier degré”.

Johan De Moor : De mon côté, j’ai proposé à notre éditeur un visuel qui serait un peu différent. J’ai imaginé quelques dessins mais ce n’était pas encore ça. J’ai alors demandé un coup de main à Philippe Geluck. Je lui ai envoyé une ébauche de dessin sur lequel il y avait déjà un cœur mais ce n’était pas bien construit, je n’en étais pas satisfait. Philippe m’a répondu qu’il faut toujours bien centrer l’élément principal, en l’occurrence le cœur. Je suis parti sur un cœur comme dans les dessin d’anatomie, avec du bleu et du rouge. Puis ce fut le tour de l’éditeur de me faire une suggestion. Il m’a dit : " - Johan, pourquoi tu ne mets pas plein de choses marrantes et absurdes qui entreraient et sortiraient de ton cœur ? ". Après cela, je me suis dit que j’allais un peu vieillir ce dessin de couverture pour lui donner un côté grimoire. Grâce au talent des graphistes du Lombard, on a fini par obtenir le résultat que je voulais. Vous le voyez, ce fut un travail d’équipe qui nous a pris trois mois d’expérimentation - on a fait d’autres choses à côté quand même !- mais dont le résultat final me plaît. J’en suis tellement content que cela me met dans le même état que si je venais de faire l’amour à une superbe femme (Rires) !

Quels sont vos prochains projets ?

Gilles Dal : Johan et moi travaillons à une "suite", si je puis dire, de Cœur Glacé et cela traitera de l’amour et de la mort. Et puis, j’ai d’autres projets avec Frédéric Jannin.

Voir en ligne : Coeur glacé sur le site du Lombard

(par Christian MISSIA DIO)

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À lire sur ActuaBD.com :

- La chronique de Cœur Glacé

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[1La rue des Bouchers est une rue touristique située dans le quartier de la Grand-Place de Bruxelles en Belgique. Elle concentre un grand nombre de restaurants.

 
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6 Messages :
  • Vous l’aviez descendu" cet album à sa sortie, sur votre site et ailleurs.
    Attention aux jugements à l’emporte-pièce.

    Ici, ça me semble plus équilibré.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 4 décembre 2014 à  11:36 :

      Ici, vous avez les auteurs qui défendent leur livre. Et d’ailleurs, on ne l’a pas descendu : on a juste dit que c’était un ouvrage dépressif. Il l’est toujours...

      Répondre à ce message

  • Un être est dépressif mais un livre peut être déprimant.
    Un livre jusqu’à nouvel ordre n’est pas dépressif sauf s’il prend des anti dépresseurs...
    Pour vous , cet album l’est. pas pour moi. Tout est une histoire de projection.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 4 décembre 2014 à  13:47 :

      Je vous renvoie au dictionnaire :

      A.− Qui déprime, qui affaiblit, abat. Climat dépressif ; émotion, fièvre, influence dépressive.
      B.− Qui a les caractères de la dépression. Délire, fond, suicide dépressif ; phase, tendance dépressive ; psychose maniaque ou maniaco-dépressive. Des périodes de dépression morose et d’accablement (pôle dépressif) (Mounier, Traité caract.,1946, p. 346).Un état dépressif marqué avec somnolence et indifférence totale (Quillet Méd.1965, p. 359).

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      • Répondu le 4 décembre 2014 à  14:08 :

        on n’a pas le même dictionnaire. Dans le mien il est écrit :
        "Asthénique, neurasthénique, déprimé, cyclothymique".

        Terme lié à un état morbide (maladif).
        Et cet album n’est pas morbide.pour moi.
        Vous êtes bien sévère.

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      • Répondu le 9 décembre 2014 à  17:33 :

        Dépoussiérons : 1946... ça commence à dater. Je parie qu’on y parle encore des traitement par électrochocs et des camisoles de force.
        et celui de 1965, la même chose.Bonjour, la gaîté !

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