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Jul ("La Grande Librairie") : "Quand je fais des blagues sur Machiavel et Casimir, il y a plusieurs portes d’entrée."

Par Thierry Lemaire le 29 mars 2013                      Lien  
Pour celles et ceux qui avaient manqué les prestations hebdomadaires de Jul en direct pendant La grande librairie (France 5), l'une des rares émissions littéraires du PAF, séance de rattrapage avec ce recueil qui contient plus de 400 de ces dessins réalisés sur le vif. Heureusement pour nous, pas besoin d'avoir lu tous les livres évoqués pour apprécier l'humour et la finesse de l'auteur de {Silex and the city} et {La Planète des sages}.

Comment est-ce que vous avez intégré l’émission ?

J’avais déjà travaillé en tant que dessinateur dans des émissions en direct, j’avais déjà fait mes armes. J’avais commencé chez Fogiel en faisant des remplacements de Ranson qui est dessinateur du Parisien. En fait, ça ressemblait à un exercice que je faisais quand j’étais petit, devant les profs. Donc, j’aimais bien le faire, et les gens m’avaient déjà vu à l’œuvre. Par ailleurs, il se trouve que j’avais déjà dessiné dans le magazine Lire, pour illustrer des papiers. Du coup, François Busnel qui dirigeait Lire à ce moment-là, qui est aussi un gros lecteur de BD, et qui avait chroniqué mes albums, connaissait mon travail. Il m’a demandé si je voulais participer à son émission.

Alors, je vais vous poser la question qu’on pose à tous ceux qui participent à des émissions littéraires depuis Bernard Pivot : est-ce que vous lisiez tous les livres qui sont traités dans La Grande Librairie ?

Busnel les lit. D’ailleurs, je pense qu’il se distingue de pas mal d’animateurs culturels en ce sens. Moi, au début, j’ai été le bon élève de service, donc j’ai commencé à lire tous les livres, que je recevais à l’avance. J’ai fait ça le début de la première saison, et puis rapidement, je me suis rendu compte que c’était impossible pour moi. Je faisais de la BD, du dessin animé, etc. Donc, en gros, je les lisais de temps à autres, surtout quand ils n’étaient pas trop gros. Souvent, il y avait quatre livres de 800 pages ! Pour moi, c’est quasi impossible. En plus, je suis un lecteur lent. Je rumine les textes...

Jul ("La Grande Librairie") : "Quand je fais des blagues sur Machiavel et Casimir, il y a plusieurs portes d'entrée."

Par contre, je les feuilletais tous, j’avais des notions de l’intrigue, des enjeux, des personnages, du cadre du roman. Et ensuite, je m’entraînais à travailler autour des auteurs invités. D’abord pour les dessiner, pour aller très vite dans la caricature, pour les avoir dans le stylo. Et ensuite pour savoir leur itinéraire, leur place dans la galaxie littéraire, pour pouvoir enrichir les dessins en direct. C’est fort de tout un bagage que je me pointais sur le plateau.

Il n’y a donc pas que de l’improvisation.

Il y avait beaucoup de travail en amont. Et c’est pour ça que je me suis arrêté parce que c’était quand même assez lourd. Et si je voulais faire autre chose, il fallait que j’allège mon emploi du temps. Aussi, dans la mesure où les auteurs revenaient année après année, où - même si c’étaient des auteurs différents - les livres se ressemblaient (confessions sur maman, plongée dans la Seconde Guerre mondiale, dans le monde du travail, etc), c’était difficile pour moi de me renouveler, de ne pas faire les mêmes gags. Le temps de préparation devenait beaucoup plus long. Et puis, il n’y avait plus la fraîcheur des débuts.

4000 dessins pour 200 émissions. 20 dessins par émission, c’est quand même assez énorme.

Oui, c’est un rythme intensif. Ce qui est marrant c’est l’état physique dans lequel on est pendant le direct. Un état de semi-concentration, c’est-à-dire qu’on est très concentré sur ce qui se passe dans l’émission, mais ça ne pénètre pas les couches profondes du cerveau. C’est la zone du rêve, des associations libres, du jeu de mot. Avec tout un aspect réflexe qui mobilise des références culturelles. C’est très efficace, très rapide, mais ça s’oublie très vite. Quand je fais un dessin, j’ai déjà oublié le dessin précédent. Et très souvent, à la fin d’une émission d’une heure, je regarde les dessins que j’ai faits et je ne m’en souviens plus. Quand je me suis mis à faire les archives de toutes les émissions trois ou quatre ans plus tard, il y a plein de choses qui m’ont fait rire comme si ce n’était pas moi qui avait fait ces dessins-là. Contrairement au travail que je fais à la maison, aux bandes dessinées.

Alors justement, comment s’est fait le choix des dessins ? Un dixième seulement a été choisi.

J’ai monté moi-même tout le livre, François Busnel en a fait la préface. L’architecture du livre, le choix des dessins et des petits textes qui précèdent chacun des chapitres, c’est moi qui m’en suis occupé. J’étais un peu le seul à avoir cette espèce de vision panoramique de tout. Le plus important pour le choix des dessins, c’était qu’ils restent compréhensibles. Il y en avait énormément qui, sortis du contexte, devenaient tout à fait hermétiques. Même à moi-même. Il y en a plein où je me suis demandé de quoi j’avais pu parler à ce moment-là. Ensuite, il fallait que le dessin soit drôle. Et puis pas trop moche non plus. Parce que parfois, c’était vraiment un trait jeté, balancé comme ça, et ça ne valait pas la peine de les imprimer. Donc, il fallait que le dessin passe la barre, de manière à ce que, si on ne connaît pas l’auteur, si on n’a pas lu le livre, il y ait quelque chose de drôle, que ce soit une porte d’entrée à son travail. Qu’à la rigueur on puisse y lire autre chose si on connaît très bien l’auteur et le livre.

Et en ce qui concerne le découpage en chapitres ?

Les chapitres, ça recoupe un petit peu ce que je disais, c’est-à-dire qu’il y a des grands thèmes qu’on peut vraiment isoler en tant que tel. Le roman historique, l’autofiction, la psychanalyse, la philosophie, etc.

Par moment, pour les chapitres, j’ai été plus ou moins convaincu. Il y en a certains qui donnent l’impression d’être un peu plus bancals, un peu fabriqués.

Il y avait des dessins qui étaient transversaux, qui pouvaient aller dans telle ou telle rubrique, il fallait faire un choix. De toutes façons, c’est un choix subjectif qui raconte la façon dont je voyais les choses. Sur la fin, il y a une rubrique de portraits d’auteurs emblématiques, et puis une autre sur le petit monde germanopratin, le microcosme littéraire. Pour le coup, c’est plus dans la tradition de la critique sur la littérature, comme peut le faire Sempé ou Voutch. Il y a eu des recueils consacrés aux turpitudes, aux vanités littéraires. Je sais que ça m’a toujours beaucoup influencé.

Et comment a été fixé le nombre de dessins ?

À vue de nez, je me suis dit qu’on allait en sélectionner quelques centaines, mais je ne savais pas combien. J’ai fait une présélection mais il y en avait trop. J’ai donc dû couper encore.

Et il y a eu des choix douloureux ?

Il y en avait qui étaient marrants que j’ai dû enlever. Et puis d’autres qui se répétaient un peu trop parfois. Et puis il y en certains que j’ai gardés en pensant les réutiliser, les développer. En notamment tout ce qui est en costume, les dessins sur l’Antiquité, le Grand Siècle avec Molière, Louis XIV, toute cette cour-là. Peut-être qu’un jour je ferai une BD en costume, comme je fais pour Silex in the city et la préhistoire, qui se passera à Versailles. Il y aura vraiment de quoi faire.

Ici, on n’est pas loin de la mise en abyme

Dans ces dessins, on trouve vraiment tous les genres d’humour : jeu de mots, calembours, parodies, etc. Est-ce que vous y pensiez pendant l’émission ? Ou est-ce un choix lors de la constitution du livre ?

Ce sont des angles d’attaque. J’ai toujours cette métaphore : un sujet, que ce soit dans le dessin de presse ou à propos d’un invité sur un plateau dont le propos se développe, c’est comme une huître qu’il faut ouvrir. Il y a des huîtres très faciles à ouvrir et d’autres plus difficiles. Parfois, le jeu n’en vaut pas la chandelle, on la balance parce qu’on n’y arrive pas. De cette façon là, il y a différents types d’humour parce qu’il y a différents angles pour ouvrir cette huître. Parfois, c’est un mot auquel j’accroche, ou une situation, ou l’auteur sur le plateau qui balbutie, qui a une cravate orange ou les bras en l’air. Et selon les jours où l’on est fatigué ou non, ce n’est pas la même chose, parce que c’est un travail physique. Cela dit, c’est souvent pendant les jours les plus « down » qu’on fait les dessins les plus marrants.

Il faut quand même une certaine énergie, non ?

Oui, mais le décompte du direct arrive, il y a une décharge d’adrénaline qui fait qu’on assure. Je n’ai pas raté une seule émission, même avec la grippe. J’ai même fait une émission alors ma femme était sur le point d’accoucher. J’avais laissé mon téléphone allumé bien entendu et j’étais prêt à partir en milieu d’émission. 10 minutes avant la fin de l’émission, j’ai reçu un SMS qui me disait que ça commençait et qu’il fallait peut-être se bouger, mais j’ai eu suffisamment de temps pour rentrer à la maison, prendre les affaires, etc. En gros, elle commençait à avoir des contractions pendant le direct. C’était assez marrant. J’ai tracé après, avec toutes les affaires. Et finalement, l’accouchement a eu lieu à 6 heures du matin.

On parlait du souci de se renouveler. C’est quelque chose d’important pour vous ?

Oui, parce qu’on voit bien qu’il y a du cabotinage, quelques petits automatismes, qui ont pu m’agacer chez d’autres dessinateurs. Moi ça m’emmerde de faire des choses qui se ressemblent trop. Ensuite, il y a des variations autour de thèmes. Comme pour « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… » et « Madame Bovary, c’est moi », ces gimmicks ultra-présents dans l’imaginaire collectif, que les gens aient lu Proust ou , Flaubert ou non. Mais je dirais que dans ce cas, c’est plus « warholien » : 15 fois Marilyn Monroe peinte de couleurs différentes. Variations sur un thème, avec un petit changement. C’est le côté répétitif qui est drôle.

L’angoisse de la répétition

Ces phrases sont venues comme ça, ou c’était des phrases que vous aimiez bien ?

Il n’y a pas tant de choses de littérature classique qui sont dans le patrimoine universel. Il y a des titres Le Voyage au bout de la nuit, des tirades de théâtre : « Ça vous chatouille ou ça vous gratouille ? », « Rome, unique objet de mon ressentiment », « Nous partîmes 500 et par un prompt renfort,… », etc.

C’est vrai que « Longtemps je me suis couché de bonne heure » revient très souvent dans le livre.

Oui, mais c’est un monument littéraire. Et puis cette phrase est facile à travestir et à transformer. Par contre, « Aujourd’hui maman est morte » de L’Étranger de Camus, c’est plus difficile. Je l’ai fait trois ou quatre fois. Mais si je dis : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide », qui est une phrase très marquante, ce n’est pas évident car tout le monde n’a pas forcément lu Aurélien d’Aragon. Donc, il fallait faire du commun. Et c’est ce que j’aime. C’est, je pense, ce qui est caractéristique de mon boulot. C’est-à-dire à la fois parler de choses qui m’intéressent, parfois pointues, sans être excluantes pour le lecteur. Les gens qui viennent d’un autre univers doivent y trouver leur miel, avoir envie d’aller plus loin, d’approfondir.

Proust forever

Et quand je fais des blagues sur Machiavel, Casimir,Kierkegaard ou Bienvenue chez les Ch’tis, il y a plusieurs portes d’entrée. C’est ce que j’aime en tant que lecteur. Les œuvres de Gotlib ou Goscinny, des mecs avec une culture générale extraordinaire, ont des profondeurs de champs dans leurs approches, et selon les âges, les moments, l’endroit où on les lit, on ne voit pas la même chose, on redécouvre des trucs. J’aimerais, à mon échelle, le reproduire dans mon travail.

Dans le livre, il y a seulement quatre allusions à la bande dessinée (Blake et Mortimer, Tintin, Lucky Luke, les Schtroumpfs). La bande dessinée était le parent pauvre de La Grande Librairie ?

De fait, c’est assez extraordinaire que la bande dessinée soit présente dans le cénacle d’une émission littéraire qui l’a complètement ignorée pendant tellement d’années. C’est à mettre au compte de François Busnel qui est un lecteur de BD et qui aime ça. Il en a parlé, et il y a eu des dessinateurs sur le plateau : Sempé, Bilal, Blain, Sfar, Moebius, Tardi, etc. Je trouve qu’il y a eu une ouverture. Ils se rendent compte qu’il se passe quelque chose du côté de la bande dessinée.

Et d’ailleurs, quel est votre sentiment sur la rareté des émissions littéraires dans les médias en général ?

Il y a une ambiguïté. Une émission littéraire donne envie de lire aux gens et fait vendre, mais passer une heure à regarder une émission littéraire, c’est autant de temps en moins qu’on passe à lire. La télé et les livres, ça ne fait pas très bon ménage. Quand il y a un point d’équilibre entre l’intérêt pour la littérature et ce côté zapping, éphémère, de la télé, c’est assez rare. Le plus important, c’est que les gens lisent des livres.

Pas de respect pour les morts

Les médias sont des relais. Si on ne propose pas d’émission sur la lecture, certains publics n’y viendront jamais.

C’est sûr. Mais pour qu’il y ait une vraie promotion du livre, il faudrait que les chanteurs de R&B disent qu’ils adorent Flaubert. Que Shakira dise qu’elle ne lit que du Faulkner. Il faudrait aussi que le personnel politique soit éduqué et lise des romans comme leurs aînés. Aujourd’hui, toutes les personnalités politiques de premier plan sont quasi incultes. Ou en tout cas apparaissent totalement à l’écart du monde de la littérature. De fait, le travail politique est un tel truc de com qu’on n’a pas le temps de lire. Le temps des Mitterrand, des Chirac, des Le Pen qui étaient des littéraires, chacun à leur façon, est bien révolu.

Visiblement, vous pouvez rire de tout avec tout le monde. Il y a certains dessins qui abordent des sujets épineux. Y avait-il une censure ?

Pas sur les sujets, j’étais assez libre. Évidemment, sur une chaîne du service public à une heure de grande écoute, le côté graveleux, scatologique, cul, version Charlie Hebdo / Hara Kiri n’avait pas sa place. Même si j’ai pu passer des trucs un petit peu, indirectement, « Rock’n’roll ». En revanche, sur les thèmes, il n’y avait pas vraiment de tabous. Je pouvais parler du nazisme, de la pédophilie, d’Israël/Palestine, des sujets qui fâchent, des religions, de l’Islam, tous ces trucs où l’on manie de la nitroglycérine quand on les traite par l’humour. Moi, je ne me suis jamais rien interdit, ni en bande dessinée, ni en dessin de presse. Je n’ai jamais une approche frontale, c’est toujours un peu détourné. C’est peut-être moins clivant, moins problématique, à la fois pour les spectateurs et pour les diffuseurs.

Du sexe où on ne l’attendait pas

La chaîne n’a jamais dit : « -Oulah, c’est un peu too much, ça » ?

Non, il y avait juste des problèmes de CSA sur les marques, la publicité déguisée. J’ai pu passer des trucs, mais si j’avais mis Panzani, L’Oréal, McDonald à longueur de dessin, j’aurais eu des petits problèmes. Et pourtant, j’aime bien faire ça.

Et en ce qui concerne les gens qui étaient croqués sous le stylo, est-ce que vous vous êtes fait des ennemis ?

Peut-être dans leur for intérieur, oui, mais la plupart des écrivains qui acceptent de venir à une émission jouent le jeu médiatique, et ils se rendent compte que, même quand ils ne sont pas à leur avantage dans les dessins, ce n’est pas leur intérêt de jouer les esthètes. Donc, ils sont obligés d’avaler des couleuvres.

Ceci dit, il y avait pas mal d’invités qui avaient beaucoup d’autodérision et de distance par rapport à eux-mêmes, même quand j’étais assez vache avec eux. Chez d’autres, on sentait qu’ils grinçaient des dents. D’autres encore étaient hermétiques à ça, ce n’était pas leur génération, ça leur passait au dessus de la tête, ils n’avaient même pas vu qu’il y avait des dessins.

Sollers en prend plein la moumoute

Finalement, quelle est la différence, dans la pratique, entre la réalisation d’une bande dessinée et celle de dessins de presse ?

C’est différent. Le dessin, c’est comme le pentathlon. Le dessin de presse, c’est un temps particulier, une discipline particulière. Quand j’enchaîne sur la bande dessinée, c’est du temps long. J’alterne ces deux disciplines avec le dessin en direct ou encore l’animation. Un jour, je suis en train de nager dans une piscine ; un autre, je tire dans une cible ou je suis à ski avec un bonnet. C’est du sport dans chaque cas, mais les disciplines sont multiples.

(par Thierry Lemaire)

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