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Junko Mizuno (“Ravina the Witch ?”) : « Les mangakas doivent respecter des échéances folles ! »

Par Charles-Louis Detournay le 25 septembre 2014                      Lien  
Auteur incontournable du manga contemporain, Junko Mizuno propose une fable trash et baroque où se mêlent alcool, magie et mésaventure, le tout servi par son style unique inspiré par le shojo et le manga d’horreur.

Intrigant et captivant récit que cet incroyable Ravina the Witch ? édité par VenusDea/Soleil. La Japonaise Junko Mizuno tourne autour de notre Moyen-âge, de ses contes, ses fondations judéo-chrétiennes et ses égarements pour livrer un récit qui mène le lecteur de surprise en surprise. Junko Mizuno (“Ravina the Witch ?”) : « Les mangakas doivent respecter des échéances folles ! »

Ravina the Witch ? est le premier livre que vous réalisez directement pour l’Europe, alors que nous ne bénéficions auparavant que des traductions de vos ouvrages japonais. Comment s’est déroulé cette nouvelle aventure éditoriale ?

La principale raison de publier ce livre directement en français, était tout simplement parce que la proposition émanait d’un éditeur français. Non que cela ne plaise pas au Japon ou que j’ai choisi préférentiellement le français. Comme vous le savez, Ravina the Witch fait partie du projet VenusDea, un label d’édition publié sous la houlette de Barbara Canepa qui est basée à Paris. Il s’agit effectivement d’un récit illustré d’images, dans un format bien différent du manga, mais j’ai la volonté de publier ce récit également en anglais et en japonais.

Comment avez-vous fait la connaissance de Barbara Canepa ?

C’est à son initiative que j’ai été contactée en 2008, et nous avons arrangé un premier rendez-vous à Paris par la suite. Je suis gênée de vous avouer que je ne connaissais pas son travail avant d’entendre parler de ce projet. Je suis le type de personne qui continue à lire et relire ses mêmes vieilles bandes dessinées préférées. C’est pour cela que je connais mal les auteurs contemporains. Depuis lors, je me suis bien entendu renseignée, et j’ai compris qu’elle était non seulement très célèbre, mais surtout une artiste talentueuse.

Barbara Canepa vous a-t-elle imposé un cadre pour votre livre ?

Elle m’a juste informé que la thématique de VenusDea tournait autour de l’Europe. En dehors de cela, j’étais autorisée à faire ce que je voulais librement. Il y avait quelques idées qui n’ont pas été possibles à cause du coût de production, mais cela était compréhensible, et je pense que le livre publié ici est magnifique.

En ce qui concerne Ravina elle-même, vous développez un étrange personnage qui vivait tout d’abord dans une décharge, isolée à l’exception des corbeaux. Vouliez-vous démontrer qu’on peut vivre libre de tout principe ?

J’essaie de ne pas trop réfléchir lorsque je crée une histoire. Je dois avouer avoir conçu ce récit il y a plusieurs années, cela est devenu flou pour moi. J’ai juste pensé que ce cadre était parfait pour faire évoluer une héroïne qui sort réellement des sentiers battus.

Votre marque de fabrique est de traiter d’histoires sombres avec un trait assez mignon. Pensez-vous que ce soit une proposition qui touche le lecteur ?

Beaucoup de gens soulignent ce mélange d’obscurité et d’esthétisme enfantin dans mon travail mais ce n’est pas réellement ma perception. S’il y a cette obscurité et ce graphisme particulier, il a aussi du bonheur, de l’humour, de la tristesse, de la colère et beaucoup d’autres sentiments. C’est ce qui sort naturellement de moi et je n’ai jamais essayé d’aborder certains sujets juste pour attirer les lecteurs ou des téléspectateurs.

Une partie de votre histoire est basée ces sorcières parfois brûlées vives sous la loi des hommes.

Je me suis documentée sur la chasse aux sorcières en Europe quand j’ai reçu l’offre de ce projet. Puisque le thème devait être européen, j’ai décidé de faire un reportage sur cette thématique en la mêlant avec l’image de la Majokko japonaise [1]

Les chasses aux sorcières me semblaient un épisode assez trouble, car ces femmes n’ont pas toujours été tuées pour avoir seulement pratiqué la magie. Selon moi, il semble qu’elles aient été accusées de vivre surtout différemment des autres, et c’est justement ce qui m’a donné l’envie de mettre en scène cette histoire d’une jeune fille très différente, voire unique.

Le vin (et l’alcool en général) prennent également une place importante car votre personnage ne peut développer sa magie sans être ivre. Vouliez-vous présenter une image positive de l’ivresse ?

Je ne voulais pas que Ravina puisse être en mesure d’utiliser sa magie à tout moment, parce que cela n’a plus d’intérêt de réaliser une histoire avec une héroïne omnipotente. Comme pour le concept des sorcières, l’alcool peut être bon ou mauvais. Si je prends la bonne quantité d’alcool, il m’aide à me sentir bien pour réaliser quelque chose. C’est ainsi qu’est venue l’idée que Ravina ne puisse faire de la magie que lorsqu’elle est ivre. Je pensais que cela rendrait l’histoire plus intéressante et drôle.

Sur chaque planche, il y a une surprise, mais également de l’érotisme...

Si je fais un livre, il doit être surprenant et intéressant pour moi. Si je ne suis pas accaparée et excitée par ce que je réalise, cela ne pourra pas non plus intéresser les lecteurs.

Quels sont pour vous les principaux avantages d’écrire votre propre histoire ? Vous auriez pu vous contenter de l’illustrer...

Je dois effectivement produire beaucoup plus d’efforts pour créer ma propre histoire à partir de rien, mais cela procure également beaucoup de liberté. Je peux faire ce que je veux. C’est le grand avantage des histoires originales.

Comment qualifiez-vous ce nouveau livre en comparaison avec vos autres œuvres ? Est-ce que cela s’inscrit dans une continuité selon vous ?

Oui, tout-à-fait ! Outre le format, je pense que Ravina n’est pas très différent de mes autres livres. Cela demeure mon histoire et mon art avant tout. Mais ce livre a tout de même constitué un réel challenge, car j’ai tout dessiné à la main, sans utiliser d’ordinateur. J’ai vraiment senti que j’avais été poussé dans mes retranchements personnels en terminant Ravina.

Avec cette expérience du milieu éditorial européen, quelles différences distinguez-vous avec le Japon pour l’édition d’un livre ?

Sans affirmer que je maîtrise bien l’industrie européenne de l’édition, j’ai pu remarquer que les artistes peuvent avoir plus de temps pour travailler sur un livre. Au Japon, les artistes, en particulier les mangakas, ont des échéances folles, et doivent continuer à créer de nouveaux récits les uns après les autres à un rythme très rapide.

Vous êtes prête à réaliser un autre livre avec Barbara Canepa ou un autre éditeur européen ?

Ravina était une expérience intéressante mais aussi un réel défi pendant lequel j’ai appris beaucoup de choses. Comme mon planning est maintenant encore plus chargé que lorsque j’ai débuté cet album, il est actuellement plus réaliste que je me concentre sur mes propres projets réalisés dans des langues avec lesquelles je me sens à l’aise (japonais et anglais).

Dans le futur, pourquoi pas repartir avec un éditeur français ? Mais cela ne signifie pas que je ne ferais plus rien avec des éditeurs européens ! En effet, IMHO, mon principal éditeur en Europe, continue de publier des éditions françaises de mes récits.

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : © Junko Mizuno

[1Note de notre chroniqueur Guillaume Boutet : Majokko est basé sur le mot Majo (魔女), un néologisme récent qui désigne les sorcières à la mode européenne. Le concept de "sorcière", tel que nous l’entendons en Europe, avec notre tradition, n’existe pas initialement au Japon. D’où ce mot créé spécialement pour traduire ce concept.

Par exemple, Majokko Shimai no Yoyo to Nene est un animé de sorcières telles que nous pouvons l’entendre en Europe (dont les gens ont peur, se méfie à la base).
Illustration : © DR

Pour la curiosité, Majo (魔女) a été créé en combinant deux kanjis : celui de démon et celui de femme. Le "ko" signifie "enfant", et donc une traduction de Majokko serait "sorcièrette". Mais il faut souligner que ce mot est normalement utilisé en japonais lorsqu’on veut faire référence à la notion de sorcière européenne.

Quant au terme Mahô shôjo, que l’on traduit en anglais par Magical girls, il désigne les fameux animés de jeunes filles dotées de pouvoirs magiques, tels que Gigi ou Creamy. C’est un mot créé par Toei Animation dans les années 1970 pour désigner les animés reprenant le modèle de Mahou Tsukai Sally (énorme succès à l’époque et qui a créé ce genre donc).

Les deux termes ne sont pas liés à la base, même si certains auteurs s’amusent parfois à les mélanger (vie naturelle des concepts et du travail des auteurs). Au vu de l’œuvre Ravina The Witch ?, il est normal que Junko Mizuno parle de Majokko et non de Mahô shôjo. Cela n’a pas tout à fait le même sens. À la limite, on peut considérer le Majokko comme un sous-genre du Mahô shôjo.

 
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