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Kara : "Cataloguer une oeuvre : c’est rassurant, mais réducteur !" (2/2)

Par Charles-Louis Detournay le 8 juin 2009                      Lien  
Après une [première interview->8602] balisant le cadre de son travail, Kara explore le thème et les codes abordés plus spécifiquement dans son ébouriffant [{Bleu du Ciel}->8603].

Dans le Bleu du Ciel, vous reprenez globalement les thèmes abordés dans votre premier album, Gabrielle : Dieu, le Diable, et la volonté qu’à l’homme de tenter de s’y retrouver entre ces forces qui le dépassent.

On dit souvent que l’œuvre est le reflet de son créateur. Je ne sais pas pour ma part. Je ne connais aucune réponse aux grandes questions de la vie, mais cela ne m’empêche pas d’y réfléchir, d’essayer d’interpeler mon prochain.
Comme à mon habitude, je refuse de cataloguer mes protagonistes dans des camps bien distincts comme le mal et le bien. Le fait de prendre justement des créatures divines et démoniaques se remettant en cause, renforce cette constante remise en question. Résultat, mes récits ne sont jamais manichéens et se concentrent sur des conflits d’intérêts où chacun pense avoir raison. Ainsi, certains lecteurs m’ont même posé la question à savoir si le chef des démons était le véritable « méchant » de l’histoire, ses arguments se tenant parfaitement dans un sens !

Souhaitez-vous faire passer des messages au lecteur, ou est-ce juste une thématique qui vous porte particulièrement ?

Kara : "Cataloguer une oeuvre : c'est rassurant, mais réducteur !" (2/2)

Dans ce second tome, j’essaye de mettre l’homme face à ses responsabilités. Bien entendu, le fait de présenter un démon qui veut détruire un monde corrompu peut sembler être un cliché au premier abord. C’est là que j’essaye d’aller plus loin : pourquoi avons-nous bâti un tel monde ? Qui nous en a donné l’ordre ? Pourquoi ceux qui veulent remettre en cause un système fou sont relégués au rang de parias immatures et idéalistes refusant de grandir ? Dénoncerais-je ce même système si celui-ci fait de moi un jour un millionnaire ?

Le pire dans tout cela, c’est que nous trouvons presque normal que le monde soit corrompu. Nous nageons dans une espèce de cynisme fataliste et morbide qui nous fait accepter l’inacceptable. Mais à force de répéter de telles évidences, celles-ci perdent de leur force et sombrent dans ce même cynisme dénoncé plus haut… Et tout recommence…

Je ne suis qu’un auteur de BD et j’essaye déjà de comprendre ce monde dans lequel nous vivons avant de livrer ma vision des choses. Là encore, je n’impose rien, je propose, je questionne. Et forcément, cela passe par l’analyse des rapports sociaux, la religion, la psyché de certains personnages qui sont pour certains des projections de toutes mes visions (complémentaires ou contradictoires) de notre société. Et en essayant d’insérer le tout dans des récits aussi ludiques que fun à lire !

Peut-on en savoir un peu plus sur le troisième tome qui conclura votre récit ?

Une mise-en-bouche pour le dernier tome : le Diable avec des ailes, la porteuse de lumière avant son exil ?

Après Jésus dans le second tome, nous découvrirons Dieu dans le troisième, et saurons ce qui a poussé le Diable à devenir ce qu’elle est. Nous apprendrons aussi pourquoi Salomé hait à ce point Lilith, et pourquoi celle-ci semble être à l’origine de ses malheurs dans le passé. Nous saurons aussi enfin qui est la jeune fille du portrait dans le volume 1. Nous apprendrons également ce que Tristan craint au début du second tome [1]
Actuellement, 95% du récit est bouclé (soit par écrit, soit dans ma tête) et il me reste quelques détails à régler dans les mois qui viennent. Le plus compliqué sera de tout mettre dans le dernier tome et surtout de façon claire et lisible.

Comment Déborah pourra-t-elle statuer sur le sort du monde ?

Il ne faut pas réagir de manière bipolaire, en terme de bien ou de mal ! Les choix ne sont pas aussi simples que cela et la décision finale du Diable sera aussi implacable que logique, mais aussi humaine. Sans compter que celle-ci a encore une révélation à faire à tous les protagonistes avant de statuer !

Dans votre second tome, vous développez essentiellement l’importance du sacrifice pour bâtir une religion, ainsi que votre vision philosophique de l’évolution. Trouvez-vous que le monde actuel soit en recherche de repères, qu’il faille lui en proposer une nouvelle lecture afin de l’y intéresser ? Car vous proposez tout de même une réinterprétation assez osée de la religion et en particulier du Nouveau Testament.

Nous vivons actuellement dans un monde ultra-rationnel, au moins du point de vue de l’Occident (et l’Occident n’est pas le monde). Comme expliqué dans ma BD, je pense que la religion peut créer un paradoxe, une sorte de serpent se mordant la queue. Autrefois, la religion donnait la foi aux hommes de construire des civilisations de plus en plus avancées. Ces civilisations tendaient alors vers un progrès technologique où la science démontrait chaque jour que le surnaturel n’était que du naturel encore non expliqué. En ce sens, l’homme gagne en confiance de soi et se met à douter de la religion en retour.

En même temps, il y a mille ans, la science était sûre que la terre était plate. Il y a 200 ans, elle était certaine qu’il serait impossible pour l’homme de voler, et, il y a 50 ans, que nous ne nous pourrions aller sur la Lune. Mais alors de quoi sera-t-elle sûre demain ?

Quelle est la finalité de tout cela ? Je ne sais pas. Mais là encore je pose la question au travers de mes personnages, dans un monde où les repères changent plus vite que les hommes qui les créent ! Encore ce même paradoxe du serpent se mordant la queue.

Quant au sacrifice de l’un pour la survie d’une communauté, j’ignore également si devenir un martyr peut faire bouger les choses ! Quand un leader meurt, son enseignement survit-il à sa disparition ? Le fait de mourir ne transcende-t-il pas son message, ou répondons-nous inconsciemment à une vision romantique et romancée de ce que doit être un martyr ? J’aborde une partie de ces réponses dans le second tome du Bleu du Ciel.

Vous présentez des diables à visages d’anges, et des anges à tête de mort. Une façon de dire que la vérité n’est jamais comme elle semble l’être.

Toujours. Mais attention, il ne s’agit pas d’énoncer une vérité, ni de diaboliser l’un et d’angéliser l’autre, mais de jouer sur les personnalités bipolaires qui sont en chacun de nous. De même pour les créatures angéliques et démoniaques. En fonction de leurs sentiments et des situations, elles changent tout comme nous. Cela tend à les humaniser au final…

Votre titre semble prendre toute sa valeur au second tome. Est-ce une volonté de toujours cacher un élément au lecteur ?

Certes, mais c’est un jeu dangereux. Il faut éviter de faire du « moi je le sais et pas vous », mais plutôt suggérer à bon escient afin d’attiser l’intelligence du lecteur. De même, le premier tome a démarré de façon très douce et ne pouvait pas donner une vision claire de sa suite, vu le caractère inattendu de celle-ci. Par contre, le troisième tome sera dans la lignée du second… Mais émotionnellement plus fort, je l’espère, puisque nous aurons le fin mot de nombreux mystères.

Encore un preview du troisième tome : Dieu, dans toute sa splendeur ... féminine !

Pourquoi faire débarquer le diable la veille de Noël, alors que le Christ n’est historiquement jamais né à cette date, et que l’Église l’a placé là volontairement pour consacrer le renouveau de la vie et supplanter une fête laïque ? Vous abordez pourtant l’erreur d’années du calendrier Julien …

Je suis Arménien et Grégorien. L’Arménie à été le premier pays au monde, bien avant Rome, à déclarer le Christianisme comme religion d’état. Le Noël arménien se fête le 6 janvier. Je connais donc ce décalage. Je devais l’évoquer dans le tome 1. Mais avec l’histoire du décalage du calendrier chrétien, cela aurait fait un peu trop d’informations à donner au lecteur d’un coup. J’aborderai donc ce second décalage dans le tome 3, lorsque j’évoquerai l’annonciation à Lilith de l’arrivée du Diable pour Noël 2000. Annonciation faîte avant l’erreur commise par le calendrier terrien, mais après le report de la date de naissance « officielle » du Christ.
Il va falloir faire très attention à ne pas se tromper dans les dates, je n’ai droit qu’à une fenêtre de quelques années d’après mes dernières documentations !

Dans votre mélange, vous n’hésitez plus à disperser quelques pointes d’humour, comme Salomé qui dit ‘Au diable’ juste devant l’intéressée !

Complètement ! Comme pour Jésus dans le tome deux du Bleu du Ciel qui déclare que le fait que la maladresse de Lilith ne lui ait pas été fatale jusque-là est un vrai miracle, et celui-ci d’ajouter : « Et je m’y connais ! » J’aime bien faire ce genre petite pique inoffensive d’humour, parfois très référentiel, pour certains de mes personnages. Cela les rend plus sympas non ?

Grâce un personnage secondaire, vous personnifiez un contrat signé avec le Diable ou ses démons pour se faire publier, c’est une façon de figurer le parcours du combattant de l’auteur ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’une métaphore consciente ou pas. Au départ, je cherchais une bonne raison pour qu’un humain puisse s’allier à des démons pour réaliser ses rêves, même si son bonheur doit entacher celui des autres, voir générer du malheur. Je voulais créer un personnage qui ne soit pas tout à fait un looser, puisque celui-ci a réussi sa carrière. Il a réussi dans la vie, mais pas sa vie. Et ils sont nombreux sur Terre. Et encore plus nombreux sacrifient leurs rêves en se laissant aller à ce cynisme, ce fatalisme sordide et à la mode que je dénonce par le biais du chef des démons.

Vos deux personnages principaux portent des lunettes : est-ce une façon d’habiller leur visage ou de marquer le recul, la frontière qu’elles placent entre le monde réel et leur façon de l’appréhender ?

C’est encore plus simple que cela. C’est un clin d’œil au manga vampirique Hellsing de Hirano Kohta ! En lisant les premiers volumes, j’ai aperçu une petite note de l’auteur se moquant de lui-même et qui disait en gros : « Bon sang, encore un nouveau personnage qui porte des lunettes, je ne sais dessiner que des binoclards ! » C’est là que j’ai eu l’idée de mettre des lunettes à nombre de mes personnages.

Mais attention, au-delà du clin d’œil de fan, il y a aussi une réelle intention de mettre en avant une certaine apparence trompeuse de mes personnages. En effet, le fait de porter des lunettes ne confère pas forcément un aspect « intello », mais aussi et surtout un aspect « fragile ». Lilith et le Diable portent ainsi toutes les deux des lunettes et ont l’air frêles, douces, voir innocentes… et donc trompeuses sur la véritable puissance qu’elles cachent au fond d’elles-mêmes.

Vous cultivez de nouveau l’apparence trompeuse ?

Un vieux truc emprunté des mangas : plus un personnage paraît faible et fragile, plus celui-ci peut en fait cacher une puissance effroyable ! Là encore, j’ai failli mettre un gag franchement trop gros pour expliquer aussi le port des lunettes pour Lilith. Celle-ci serait en fait myope comme une taupe ! Elle ne verrait nettement notre monde que depuis quelques centaines d’années avec l’invention des premières paires de lunettes ! Vous imaginez ? 34 500 ans à voir le monde complètement flou ! Mais, je me suis retenu… Cela aurait été beaucoup trop gros et absurde ! Déjà que mon héroïne n’est pas gâtée au niveau de sa maladresse…

Vous utilisez le concept de la fin du monde pour évoquer les bienfaits de la race humaine. Cette finalité est-elle porteuse de sens selon vous ?

On a annoncé plusieurs fois que la fin d’une partie de notre monde était imminente (destruction de la faune et de la flore, pollution, banquise menacée, etc…). C’est un problème global. Il n’y a pas « d’adversaires » sur qui reporter notre colère et notre rancune. Là encore, nous ne pouvons nous en vouloir qu’à nous mêmes. Et comme cela ne touche pas immédiatement notre quotidien, nous n’y faisons pas attention. Car bon, c’est bien joli tout ça, mais il faut payer les factures, éduquer les enfants, remplir le frigo, etc… Et pour le reste, on délègue. Comme disait Coluche : « La misère du monde n’est pas de dimension humaine. »

Alors certes le développement durable est enfin en place dans certaines parties du globe, certes nous avons pris à peu près conscience de la fragilité de la planète, oui certains agissent, gouvernants comme particuliers. Mais il est regrettable à chaque fois que l’homme révèle sa plus belle facette que lorsque celui-ci est acculé à sa propre perte. Et parfois, c’est aussi la part sombre qui émerge. Conclusion : À mon sens, l’homme ne change pas, il se révèle.

Vous placez une autre citation de Coluche dans la bouche du Diable, c’était une gageure personnelle, ou un second degré approprié ?

Les deux, car derrière chaque comique se cache souvent un tragédien. Et Coluche en était un grand. Sa façon de nous décrire le monde oscillait entre caricature grotesque et cynisme introspectif. C’est dans ce dernier que je me retrouve parfois. Le Diable cite Coluche car elle voit ainsi en lui une sorte de personne clairvoyante sur les absurdités de notre monde…. Et toujours d’actualité !

Le Bleu du Ciel vol2 - Les Ombres de Jerusalem

(par Charles-Louis Detournay)

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Toutes les illustrations sont © Kara - MC Productions.
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[1page 15, case2 : « quelque chose cloche… »

 
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