Dans America, vous abordez le rêve en tant que moteur de vie...
Selon moi, c’est un objectif qui peut conduire toute une existence, ou au moins une partie, mais tous les rêves ne peuvent se réaliser. D’ailleurs, seule l’héroïne principale concrétise pleinement son souhait, les autres partiellement, voire pas du tout. Le chemin et les moyens employés sont également très importants. Je ne souhaite pas spécifiquement illustrer le mal dans mes livres, mais il est vrai que ceux qui empruntent des chemins noirs pour arriver à leurs fins ne sont pas récompensés. J’ai plutôt une approche compatissante et mélancolique pour ces personnages : je voulais surtout refléter la jeunesse japonaise de la fin des années 80, tiraillée entre les traditions de leur pays, qui sont autant de lourdes chaînes, et leurs aspirations, souvent artistiques. C’est le conflit classique des générations.
Quel regard posez-vous sur le personnage de cette jeune fille de 16 ans, qui finit par tirer sur sa mère, et son beau-père qui abusait d’elle ?
A l’époque où je situe cette histoire, on parlait beaucoup au Japon de la violence familiale, et en particulier, des jeunes filles qui avaient été contraintes à avoir des relations sexuelles avec leur beau-père. Le rêve pour mon personnage est d’être aimé. C’est assez modeste, mais c’est aussi la plus belle des aspirations. En fait, je ne réalise pas mes histoires pour faire passer des messages. Je me laisse influencer par ma propre vie, et par certains thèmes qui me plaisent. Pour America, je me suis inspiré d’un film de Joel Schumacher, St Elmo’s Fire, avec Demi Moore, où six jeunes gens sont portés par leur ambition, mais beaucoup se perdent en chemin. J’y ai greffé tout ce que je portais en moi, à cette époque.
Est-ce que vous pensez que votre manga va pousser les jeunes à vivre leur rêve ?
Moi-même, j’ai eu énormément de difficultés à devenir mangaka [1], car mes parents y étaient farouchement opposés, et parce que la ligne éditoriale japonaise ne correspondait pas du tout aux types d’histoires « d’auteur » qui m’inspiraient. Selon moi, il est donc très compliqué de réaliser ses rêves, et il faut sûrement éviter beaucoup d’embûches tout au long du chemin. L’héroïne d’America, qui souhaite devenir journaliste, est fort inspirée de ma vie personnelle, exceptée son aventure avec un sculpteur marié (rires).
Mais vous avez choisi de quitter le Japon pour résider en Italie ?
Oui, car j’aurais fini par y faire une crise de nerfs. J’avais besoin de sortir de mon contexte pour pouvoir m’épanouir. Ce sont d’ailleurs des petits bouts de ma vie que je livre dans Pourquoi les japonais ont les yeux bridés. Là-bas, il m’était impossible de parler de moi, mais comme que j’ai pu m’épanouir en Europe [2], j’ai été capable de jeter un regard en arrière, et d’exprimer ce que j’avais refoulé. La langue et la barrière culturelle sont sûrement encore des freins dans ma vie quotidienne, mais par rapport aux conflits que je rencontrais au Japon, je me sens beaucoup mieux en Italie. Le fait de savoir que mes livres sont lus par des francophones me réconforte, et c’est ce qui me donne la force de raconter ces anecdotes sur mon passé, même si celui-ci n’a pas toujours été très agréable.
Est-ce qu’une jeune fille lisant votre livre aura envie de devenir dessinatrice, ou sera-t-elle plutôt effrayée des embûches qu’elle devra surmonter ?
Que ce soit au Japon ou en Europe, il y a beaucoup de jeunes qui veulent devenir mangaka, mais je ne conseille pas du tout ce choix. En imaginant qu’un européen souhaite évoluer au Japon, ce que la langue, les traditions et les codes graphiques inhérents aux mangas rendraient extrêmement difficiles, la pression sur les mangakas y est très importante, tant au niveau de la production que des thèmes abordés. C’est surtout pour cela que je me suis établie en Italie. Connaissant maintenant bien ce pays, je peux écrire des histoires pour les européens, tout en continuant à publier différents mangas au Japon.
Quels sont vos projets ?
Pour le Japon, je rédige des petites histoires humoristiques en 3 ou 4 cases, où j’évoque mon quotidien italien, en rupture avec mon éducation orientale, j’y traite également mes voyages en Belgique et en France, ainsi que les traditions européennes de manière globale [3]. Je suis aussi en train de soumettre un manuscrit à mon éditeur français, mais son thème ne peut être dévoilé. Je peux juste vous dire que cette histoire contemporaine sera joyeuse, bien que traitée avec ma mélancolie habituelle. Le cadre sera européen, j’ai en effet quitté depuis trop longtemps mon pays, et je ne serais plus capable de décrire avec justesse la jeunesse nipponne actuelle.
(par Charles-Louis Detournay)
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Photo : ©CL Detournay
Couverture et strips : ©Keiko Ichiguchi - Kana
[1] Dessinateur ou dessinatrice de manga
[2] Keiko Ichiguchi a choisi d’habiter l’Italie car c’est la langue qu’elle avait apprise à l’université.
[3] Une dizaine de ces strips sont publiés dans son livre Pourquoi les Japonais ont les yeux bridés.
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