L’affaire enflait depuis le printemps dernier. D’abord en Angleterre, ainsi que nous vous l’avions rapporté, où un signalement avait été formulé auprès de la Commission britannique pour l’égalité raciale, laquelle avait jugé que l’album Tintin au Congo, créé par Hergé en 1931 et diffusé quasiment sans interruption depuis, « dépassait l’entendement », en raison de « préjugés racistes abominables, où les ‘indigènes sauvages’ ressemblent à des singes et parlent comme des imbéciles ». En conséquence de quoi, la chaîne de librairie Borders avait classé l’ouvrage dans la section « pour adultes »
C’est ensuite, le 28 juillet dernier, l’éditeur sud-africain Human & Rousseau qui renonçait à une édition de l’ouvrage en afrikaans, car son éditeur s’est soudain rendu compte que la publication de cet ouvrage publié dans une langue qui était celle de l’oppresseur blanc pouvait être mal interprétée par certaines catégories de la population (l’étude obligatoire de l’afrikaans à l’exclusion de tout autre idiome à l’université avait été à l’origine des émeutes sanglantes de Soweto le 16 juin 1976). Dans le même mouvement, le grand éditeur Penguin signalait que la diffusion de l’édition anglaise en Afrique du Sud ferait l’objet d’un avertissement informant le lecteur du « caractère raciste » de certaines scènes de l’album.
Plainte pour « racisme » à Bruxelles
C’est aussi, si l’on en croit l’agence Belga qui l’annonce aujourd’hui, une plainte formulée le 23 juillet dernier, à l’encontre de Moulinsart, la société qui gère les droits d’Hergé, par un citoyen congolais résident à Bruxelles, M. Mbutu Mondondo Bienvenu, auprès du tribunal de première instance de Bruxelles. Le plaignant juge l’album « raciste et xénophobe ». « Ce sont les thèses racistes qui ont servi de support à l’idéologie politique pour pratiquer des discriminations sociales, des ségrégations ethniques et commettre des violences, dont des actes de génocides. “ Mission sacrée de civilisation entre 1885-1960” », commente-t-il pour appuyer son action en justice. Il se réfère à la décision de la Commission britannique pour l’égalité des races et ajoute que Hergé lui-même reconnaissait que cet album était le produit de ses préjugés. En conséquence de quoi, notre citoyen congolais réclame 1€ de dommages et intérêts.
Condamner l’air du temps
Si effectivement, Hergé, qui déclarait en 1974 à Henri Roanne « ne pas aimer les coloniaux », reconnaissait qu’il ne pouvait à l’époque s’empêcher de « considérer les Noirs comme des grands enfants », l’auteur n’était, selon son biographe Benoît Peeters, « pas plus raciste que les autres » [1]. Car là est la question. Que va-t-on demander aux juges ? De condamner l’air du temps ?
M. Sarkozy, le 26 juillet dernier, tenait ces propos aux jeunes étudiants venus l’écouter à l’université de Dakar : « Jeunes d’Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et l’esclavage comme des crimes envers l’humanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes. Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance. Je suis venu vous proposer, jeunes d’Afrique, non d’oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser. » Cette allocution avait été vivement critiquée par la presse sénégalaise.
Une évolution des mentalités accompagnée par la bande dessinée
De son côté, l’historien Sylvain Venayre, commissaire de l’exposition qui a eu lieu à Charleroi en février 2005, Le Remords de l’homme blanc, déclarait dans nos colonnes, en plein débat sur le « caractère positif de la colonisation » : « Les stéréotypes racistes qui accompagnèrent la colonisation à partir de la seconde moitié du XIXe siècle furent très largement portés par l’image : les dessinateurs, les caricaturistes du tournant des XIXe et XXe siècles, portent ainsi une grande part de responsabilité dans la diffusion de ce discours raciste. » Mais il ajoutait que depuis, des œuvres militantes, comme Les Passagers du vent de François Bourgeon (Casterman) ou encore Deogratias de Jean-Philippe Stassen (Dupuis), ont fait ce travail d’analyse et de mémoire qui rétablit l’image des artistes de bande dessinée.
Il reste que, même si cette plainte est compréhensible, elle est dénuée de bon sens. Si elle devait aboutir, des pans entiers de notre culture, de Voltaire à Kipling, de Rubens à Ingres, devraient être enfermés dans l’enfer des musées et des bibliothèques.
En revanche, il serait bienvenu que des œuvres véhiculant des stéréotypes racistes, c’est le cas pour les albums d’Hergé, mais aussi pour certains titres de Jijé ou d’Hubinon, pour ne citer que quelques classiques de l’école belge, soient accompagnées d’éléments qui permettent d’identifier clairement le contexte de leur réalisation, au besoin par l’adjonction d’un feuillet pédagogique. Les nouveaux lecteurs n’auraient alors pas seulement le privilège d’accéder à un classique, ils apprendraient aussi l’histoire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Illustration de la première édition de Tintin au Congo (1931) par Hergé. (C) Moulinsart/Casterman.
[1] In Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, Flammarion, Paris, 2002, p.79.
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