On prête souvent aux journalistes un pouvoir démesuré : ils feraient tomber les têtes des puissants en révélant leurs turpitudes, ils seraient capables de déjouer les mille et un complots qui visent les libertés individuelles, les intérêts, l’intégrité et même la santé de nos concitoyens… Ce sont des X-Men qui sauvent l’humanité, idéalistes comme Don Quichotte et masqués comme Zorro… Et le lecteur-citoyen, politisé ou non, attend d’eux qu’ils soient effectivement des héros.
La réalité est bien plus décevante que ces chromos criards. Et l’une des vertus de cette série de BD en quatre tomes que nous propose Denis Robert est de montrer à quel point le journaliste a peu de moyens face à des multinationales débordant de ressources financières –mais aussi de moyens de pression- contrôlant quasiment des médias trop souvent perméables aux officines de communication, quand ils ne sont pas victimes de la plus insidieuse des barbouzeries.
L’Affaire Clearstream, ainsi que nous vous l’avons raconté, c’est avant tout un scénario –et c’est pourquoi il est passionnant de le lire en BD- qui permet d’insinuer, de laisser entendre, que tel ou tel homme politique, chef d’entreprise ou star des médias a quelque chose à se reprocher. Derrière cette accusation, le plus souvent improbable, et même improuvable, il y a des rouages subtils, de gros intérêts qui s’affrontent.
Méfions-nous de cette théorie du complot pas moins grossière que nos histoires de super-héros. Nous ne sommes ni dans XIII, ni dans Largo Winch, ni dans IR$ ou dans Insiders. Denis Robert fait la thèse que la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream est une machine à blanchir de l’argent. Ce n’est qu’une thèse. Il avance certains éléments de preuve à la suite d’une enquête fouillée. Clearstream et les organismes impliqués par cette dénonciation ont multiplié contre lui les procès en diffamation. Grosso modo, le jugement de la Cour de Cassation du 3 février 2011, blanchit le journaliste de cette accusation, reconnaissant « l’intérêt général » de son travail et le « sérieux » de l’enquête. [1]
Mais l’affaire Clearstream a un deuxième volet qui est davantage le sujet de cette série d’albums : l’incroyable manipulation dont le journaliste a été victime et dont la cible est probablement (le cas est toujours en instruction) Nicolas Sarkozy et les instigateurs, l’entourage de Jacques Chirac, le président de la République d’alors.
Il y a beaucoup de points communs entre cette affaire et l’Affaire Dreyfus : les rivalités politiques, le rôle des services secrets, une forgerie de faux documents, une indépendance de la justice quelquefois malmenée, et une presse qui se déchaîne, pas toujours de façon objective…
Mais il y a surtout en arrière-fond une crise de morale et politique qui, à la fin du XIXe siècle, met aux prises une République encore fragile, minée par des scandales de corruption et par des mouvements sociaux incontrôlés travaillés par les différents courants socialistes et anarchistes qui traduisent une aspiration légitime des peuples, et un ordre capitaliste, colonialiste, conservateur issu des milieux bonapartistes autoritaires ou royalistes et catholiques cherchant à rétablir peu ou prou les privilèges de l’Ancien régime.
L’Affaire Dreyfus accouchera d’une société nouvelle reconnaissant les partis politiques, les syndicats, les associations (1901) et une séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905) qui révisait un Concordat vieux d’un siècle.
Clearstream, de même, révèle la crise idéologique d’aujourd’hui : le dégoût des citoyens pour la politique, leur désespérance face à un capitalisme mondialisé qui donne l’impression que plus rien n’est sous contrôle : La finance (la crise des subprimes), la politique de santé (le sang contaminé, Médiator), les politiques énergétiques et écologiques (Tchernobyl, BP, Fukushima,…), les grands équilibres politiques (le 11-Septembre, l’émergence de la Chine, les révoltes arabes,…), et surtout l’impression d’une absence de solution et de de réflexion face à cette montée des périls.
Robert écrit, en parlant de son livre –et je ne suis pas d’accord avec cette métaphore qui est exactement celle, en a-t-il conscience ?, d’Hitler dans Mein Kampf lorsqu’il parle des Juifs, qu’il s’agit de « L’histoire d’une contagion » : « La société était prête à recevoir le virus et à le laisser propager » dit-il.
Elle a bon dos, la « société » ! Si Robert a l’honnêteté de montrer qu’il n’est ni Superman, ni Zorro, et que cette histoire le dépasse largement, alors que hier nous vous expliquions que certaines BD utilisaient le réel au point d’en devenir des véritables docu-fictions, force est de constater que l’affaire Clearstream montre à quel point aujourd’hui, a contrario, le réel est contaminé par la fiction. Elle est, vous ai-je dit, un scénario. « C’est X-Files ! », s’exclame Robert, qui fait aussi allusion à Matrix.
L’inconvénient, c’est que ce scénario-là hystérise le débat alors que, plus que jamais, nous avons besoin de garder les nerfs face au futur qui s’annonce.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Ces attendus sont reproduits à la fin de ce troisième volume.
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