Isayama s’est largement expliqué sur tout ça, au fil de nombreuses interviews, reprises un peu partout. Mais il faut aussi compter sur quelques extrapolations des commentateurs en cours de route, qui viennent compléter ou compliquer l’affaire, il est donc parfois difficile de faire le tri. On va faire avec et pour le mieux, sans se gêner pour extrapoler nous-mêmes, il n’y a pas de raison !
Tout d’abord, d’après Isayama, cette histoire chère à son imaginaire particulier vient en premier lieu de son enfance à Hita, ville de la préfecture de Oita, au Japon ; en fait un village de campagne en plaine, entouré de montagnes. C’est là que le gamin imaginatif désirait ardemment savoir ce qui se trouvait au-delà des cîmes qui barraient son regard à l’horizon. Eren, son personnage principal (encore que ça se discute) est obsédé comme lui par la découverte de ce qui se trouve à l’extérieur des murs qui entourent les villes.
Mais moins glorieux à présent, Isayama se rappelle aussi comment, frêle comme une brindille, il perdait constamment les matchs lors des traditionnels tournois de sumo pour enfants organisés dans son école ; ou bien encore quand, toujours lorsqu’il était enfant, il batifolait dans la rivière de son village avec tous ses amis qui, tous, ont osé à un moment plonger d’un endroit très élevé..., tous sauf lui. Aïe ! : "Je reconnais que je suis inférieur", dira-t-il alors en évoquant ces souvenirs douloureux pour son estime personnelle, peut-être une des raisons qui lui font dire de surcroît :"Je ne veux pas vraiment me rappeler de mon enfance ..." avant de rajouter en grand fan d’arts martiaux : "Mais J’adore ce qui est fort, et j’ai eu ce désir profond de modifier mon physique."
Ce goût précis et signifiant pour les arts martiaux nous conduit à nous intéresser à un détail intéressant et particulièrement révélateur. Quand on lui demande : "utilisez-vous un modèle pour les Titans ?", il répond d’abord : "J’ai décidé de dessiner un shonen [1] basé sur des Titans parce qu’ ils ont une apparence brute et grossière, une aura imposante, qui provoque un sentiment d’insécurité pour les lecteurs. Ce type d’ambiance me parlait beaucoup par résurgence. J’aime, pour accentuer ce sentiment de peur primale, laisser le lecteur imaginer ce qui n’est pas représenté dans les cases."
Mais pas seulement imaginer, puisqu’il rajoute : "J’ai toujours aimé penser à des monstres depuis que je suis à l’école maternelle, ce qui m’a donné le goût pour les sports de combat. Alors, pour la version d’un Titan, j’ai utilisé comme modèle le corps de l’artiste martial Yushin Okami. Mon idéal est le physique d’un artiste martial mixte moyen. Mais J’utilise seulement la forme globale du corps comme modèle, rien dans le détail précisément. Il y a aussi un artiste martial mixte nommé Alistair Overeem, dont je suis fan, qui a ce petit visage et ces trapèzes développés qui lui donnent un physique vraiment intimidant, il m’a également servi de modèle."
Le créateur a souvent évoqué aussi, au détour d’un entretien, son effroi (on y revient toujours) devant ce client aviné affalé sur le comptoir du cybercafé où il avait trouvé un travail de nuit quand il était jeune. Le poivrot, celui qui lui a vraiment donné par la suite l’idée de dessiner des titans, l’avait saisi au col, rendu incapable d’articuler le moindre mot intelligible, et transformé soudain, en "créature" avec laquelle il était impossible d’échanger : "Je ressentais la peur de rencontrer une personne avec qui je ne pouvais pas communiquer" dira-t-il encore, ce qui fera considérer au futur mangaka que "l’être humain peut être l’animal le plus familier et... le plus effrayant du monde !"
C’est que voilà, le timide et sensible Hajime Isayama, fragile en apparence, a vraiment la physionomie de ce que les Japonais appellent un "herbivore", un terme peu flatteur pour désigner des hommes doux de caractère qui évitent les relations avec les femmes et manquent un peu d’ambition. L’auteur a d’ailleurs avoué dans un entretien publié dans Bessatsu Shonen Magazine (Déc. 2010) que, pour lui, la chose la plus effrayante au monde était : "un groupe de filles de collège qui le regardent et puis s’en vont en riant.." Tout cela explique pourquoi le jeune mangaka semble avoir mis beaucoup d’esprit revanchard dans sa série qui profite à plein de ses angoisses adolescentes persistantes. Et on comprend mieux comment "l’herbivore" a eu envie de mettre en scène des géant invincibles, on ne peut plus... carnivores.
Pour ce qui est des influences extérieures, le jeune auteur japonais répète à l’envie que les œuvres qui l’ont inspiré viennent d’abord du manga. Comme le shonen qui l’a traumatisé enfant : Jigoku Sensei Nube de Makura Sho & Takeshi Okano, avec l’épisode où la Joconde sortait de son tableau pour dévorer toutes les personnes qui passaient à portée des dents de sa tête démesurée !
Il cite aussi avec avidité le manga Arms de Kyoichi Nanatsuki & Ryoji Minagawa, pour lui l’exemple même de shonen à la narration parfaitement réussie. Beaucoup d’observateurs n’hésitent pas, quant à eux, à comparer L’Attaque des Titans au manga médiéval-fantastique Berserk de Kentaro Miura,référence du genre Dark Fantasy [2]
En poussant plus loin le sujet, Isayama parle aussi de l’influence du jeu vidéo <i<gore Muv-Luv Alternative, interdit au moins de 18 ans, où des aliens envahissent la Terre et exterminent méthodiquement une humanité au bord de l’extinction. Ils occupent rapidement le continent eurasien faisant du Japon le front de résistance de la guerre. Les survivants du génocide utilisent alors des robots pour se défendre. L’auteur signale également Monster Hunter comme influence déterminante, un jeu vidéo où il s’agit maintenant de capturer des monstres de diverses tailles, puisqu’il s’avoue encore une fois volontiers obsédé par les monstres laids et... les singes, depuis qu’il est petit. C’est à ce moment qu’il parle de son goût pour les kaiju eiga, ces films à monstres destructeurs géants typiquement japonais, style Godzilla, et de sa peur des primates : " Les singes sont juste effrayants en général. (Rires) Il y a quelque chose d’effrayant à leur sujet précisément parce qu’ils sont si semblables aux humains, je pense. je suis obsédé par les monstres laids depuis l’enfance- pas seulement dans les kaiju, mais les choses géantes en général." On l’aura compris.
Mais les influences créative de l’auteur sont aussi à chercher du côté de l’Occident, et de l’Europe en particulier, il semblerait, ce qui donne peut-être sa saveur un peu différente à ce Shonen, qui y trouve la force de secouer quelque peu le cocotier du genre, et ce n’est pas la moindre de ses qualités. Ainsi, il faut chercher du côté de la mythologie grecque d’abord, avec le sinistre Tartare, la plus terrible et profonde partie des Enfers, crainte même des dieux, où les Titans, fils d’Ouranos et de Gaia, sont enchaînés par Zeus pour y subir des tourments éternels.
La mythologie nordiques ensuite, avec Midgard, une fortification érigée par les dieux autour du monde pour se protéger des Géants. Dans la série, un personnage féminin se prénomme même Ymir, comme le géant de glace primitif de la légende des pays du nord, fondateur d’une race de créatures humanoïdes. On trouve aussi dans le manga un peuple qui porte le même nom. Il faut cependant préciser pour être honnête que L’Attaque des Titans n’a pas la primeur de ce genre de sources d’inspiration, les auteurs de manga puisent depuis longtemps dans tout un tas de références extérieures à l’Asie, pour le meilleur. Il fallait le dire.
Les mythologies de toutes sortes ont toujours été des terrains de jeux créatifs privilégiés pour les artistes, les peintres en particuliers. C’est pourquoi il faut aussi diriger son regard vers la peinture et l’histoire de l’art pour rendre compte des autres influences de L’Attaque des Titans. La peinture regorge de ces sujets où des géants de toutes sortes s’en prennent sans merci aux humains, ou les croquent... Voici quelques exemples présentés comme déterminants dans la manière dont ils ont structuré l’imaginaire d’Isayama.
Et puisque nous sommes sur le sujet de la peinture mythologique comme référence à cette série à succès, il faut aussi évidemment parler du peintre espagnol Francisco Goya et ses tableaux "Le Colosse" et "Saturne dévorant un de ses fils". Avec ces œuvres, Goya a peint des représentations symboliques des atrocités de la guerre, sous la forme d’images étranges et sanglantes et de géants mythologiques. Il est vrai que dans son discours et surtout son iconographie, Isayama n’en est pas loin...
Mais il ne faut bien sûr pas oublier de parler du peintre de l’étrange par excellence, aux toiles si caractéristiques et souvent imitées : le Flamand Hieronymus Bosch, digne façonneur de personnages troublants et d’anatomies tourmentées. Un univers en soi avec une corpus où l’on retrouve le même goût pour les formes perturbées, typiques de celui qui a tant inspiré les surréalistes, avec ses bouches d’ombre, ses visages aux traits forcés, ses corps corrompus et déformés.
Évidemment, pour faire bonne mesure, il ne faut pas oublier dans ce passage en revue des influences venues des "Beaux-arts" : le célèbre écorché de Houdon qui donne son apparence au premier titan géant briseur de murs : le titan Colossal. Dans une version moderne évidement, puisque Isayama déclare à ce propos : "Je possède effectivement très clairement une source d’inspiration pour le Titan Colossal. J’utilise cette application "dessin en 30 secondes" faite pour la pratique du dessin du corps humain. À l’origine, j’avais fait un énorme titan qui avait un corps semblable à de la pierre, avec des dents en excroissance partout, et je voulais l’utiliser comme un personnage emblématique pour le manga, mais soudain, j’ai décidé que les muscles apparents seraient cools à la place, c’est comme ça que cela s’est terminé."
La suite lundi prochain.
(par Pascal AGGABI)
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LIRE LE SECOND ÉPISODE DE LA SAGA "L’ATTAQUE DES TITANS"
Lire aussi : La multiplication des succès selon Pika (1/2) : L’Attaque des Titans
Lire la chronique L’Attaque des Titans - Before the Fall T1 & T2 - Par Ryo Suzukabe et Satoshi Shiki - Pika Édition
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En médaillon : En couleur aussi, L’Attaque des Titans reste noir, pessimiste et incertain. La série animée, très réussie, aura donné une assise plus nette à certaines choses, comme la manœuvre tridimensionnelle. Isayama a salué la qualité de cette adaptation qui sert d’aiguillon à l’amélioration de son propre travail. © Wit Studio Inc./Isayama
[1] Shonen (adolescent en japonais) : type de manga qui vise principalement un public adolescent et masculin. De type éditorial qui s’adresse à un public cible, le nom est souvent devenu synonyme du genre, très codifié, qui le représente le plus aux yeux du public.
[2] Dark Fantasy : Genre de récits pessimistes et apocalyptiques où le mal domine. L’ambiance plus ou moins lourde décrit des héros fatigués, psychologiquement friables, à la suite de l’enchaînement de marquantes épreuves. Réalistes, souvent à la limite de l’horreur, ces récit durs ouvrent en miroir diverses pistes de réflexion sur les côtés les plus sombres de l’âme humaine.
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