Autrefois, le temple de Sanjûsangen-dô était le théâtre d’une redoutable épreuve de tir : le Tôshiya. Les samouraïs qui s’y risquaient le faisaient au péril de leur vie. L’objectif était de faire passer en une journée le plus grand nombre de flèches d’un bout à l’autre du bâtiment, sans toucher ni l’auvent ni le corridor, soit une distance de 120 mètres. Bien évidemment, être un très bon archer ne suffisait pas, encore fallait-il avoir des nerfs d’acier et une volonté de fer. L’épreuve du Tôshiya vit véritablement le jour lorsque l’exploit d’un illustre guerrier, qui réussit à faire traverser 51 flèches, fut relayé partout.
Plusieurs seigneurs de fief voulurent battre ce record afin d’assoir un peu plus leur pouvoir et envoyèrent leurs meilleurs archers à Kyôtô avec pour ordre d’en revenir victorieux. La défaite étant synonyme de déshonneur pour ces familles, ceux qui échouaient étaient contraints à faire seppuku [1] sur-le-champ. Ceci devint le point de départ d’une nouvelle forme de guerre de prestige : lorsqu’un fief était battu par un autre, il n’avait d’autre choix que de lui reprendre le titre, et ainsi de suite.
Vers 1637, un jeune paysan japonais nommé Kanza vit son père mourir, touché par une flèche perdue. Les jeunes archers s’entraînant non loin de là pour le Tôshiya ne montrèrent que peu d’intérêt pour cet accident. Fou de rage et de douleur, Kanza se mit néanmoins au service de son seigneur et entama un éprouvant entraînement afin de devenir le meilleur archer qui soit et tenter l’ultime épreuve.
Auteur incontournable de gekiga [2] , Hiroshi Hirata est un spécialiste de l’histoire du Japon et des samouraïs. Outre l’adaptation de Zatoichi, il est également l’auteur de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs (l’un et l’autre publiés chez Delcourt).
Tout au long de cette fresque de plus de 400 pages, Hirata fait montre de sa grande maîtrise du sujet et de ses qualités graphiques. Son style réaliste et précis est pour le moins fouillé et en devient presque trop chargé par endroit. La narration n’est pas en reste. Alors qu’elle aurait pu souffrir de quelques longueurs, l’auteur évite les pièges et nous offre une retranscription fidèle, bien que romancée, suffisamment rythmée pour maintenir l’attention.
L’âme du kyudo est une œuvre reposant sur deux discours distincts. D’un côté, on ne peut s’empêcher de faire l’éloge de ces hommes qui repoussaient les limites de leur force physique et mentale. De l’autre, il apparaît clairement que cette épreuve, devenue rapidement une guerre d’orgueil, était condamnable. Les samouraïs qui en revenaient victorieux n’ayant droit qu’à une récompense finalement peu équivalente aux efforts fournis, le résultat ne servait en fin de compte qu’à alimenter la vantardise des seigneurs qui n’hésitaient pas à sacrifier de nombreux hommes pour cela.
Une démonstration convaincante des méfaits des abus du pouvoir, mais surtout une œuvre forte à découvrir.
(par Baptiste Gilleron)
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[1] suicide ritualisé des samouraïs, plus connu chez nous sous le terme -mal employé- de Hara Kiri
[2] le gekiga explosa à la fin des années 60 au Japon. Ce terme désigne, d’une manière générale, des œuvres très matures, parfois crues, dépeintes avec un style très réaliste