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L’aventure esthétique et humaine d’Emmanuel et François Lepage

Par Charles-Louis Detournay le 22 décembre 2014                      Lien  
Cet album, finaliste du Prix de la critique, propose une aventure humaine authentique, un voyage unique au cœur d'un continent presque vierge mais non sans périls. Un des plus beaux albums de cette fin d'année, poignant de sincérité et de justesse !

On connaissait Emmanuel Lepage comme le dessinateur des contrées exotiques et des passions humaines (Névé, Muchacho, La Terre sans mal, etc.). Son bouleversant Un Printemps à Tchernobyl avait quelque peu surpris. Voyage aux Îles de la Désolation davantage encore : notre rédaction s’en était trouvé divisée, partagée entre le sentiment de se trouver devant « une œuvre brillante, passionnante et interpellante » et celui d’« "un ennui poli [...] qui ne se transmet pas au lecteur" ». Qu’en est-il du second tome de ces voyages ?

L'aventure esthétique et humaine d'Emmanuel et François Lepage "Mon désir premier n’était pas de relier entre eux ces deux destinations, explique l’auteur. J’ai lu que l’on présente parfois "La Lune est blanche" comme une suite de mon livre précédent, mais je ne l’ai jamais imaginé comme tel. Pour autant, cela ne me dérange finalement pas tant que cela, car je trace des liens narratifs entre les deux albums. En effet, si l’Institut polaire m’a envoyé en Antarctique, c’était sans doute pour réaliser un album dans la même veine que "Voyage aux îles de la Désolation". J’ai donc joué sur cette filiation, pour en faire autre chose."

En septembre 2011, ’Emmanuel Lepage s’entretient avec Yves Frenot, le tout nouveau directeur de l’Institut polaire français. Ils s’étaient rencontrés un an auparavant, sur le navire ravitailleur des Terres australes françaises, et avaient sympathisé. Yves fait alors à Emmanuel une proposition impensable : participer, en tant que chauffeur de convoi, au raid de ravitaillement de la base Concordia, située au cœur du continent antarctique !

Pendant douze jours, dix chauffeurs vont parcourir les 1 200 km qui séparent la base Dumont d’Urville de Concordia, et monter jusqu’à 3 200 m d’altitude où la température est en moyenne, au cœur de l’été, de moins trente degrés Celsius. Le Raid, comme on l’appelle, c’est LA grande aventure polaire !

Plusieurs flashbacks rappellent l’histoire des hommes en Antarctique.

La grande différence avec Voyage aux Îles de la Désolation, c’est la touche personnelle qu’Emmanuel Lepage place dès les premières pages du livre. Cette grande aventure le dévore : même avant le départ, il s’y voyait déjà, mais le voyage ne se fera pas sans mal et il devra affronter bien des désillusions. Cette succession d’espoirs et de contrariétés confère un incroyable relief à cette aventure humaine, une dimension qui était effacée, presque absente du voyage austral précédent.

"J’ai écrit ce livre après notre séjour, nous explique l’auteur, j’ai voulu placer un maximum d’émotions qui m’ont traversées tout au long, car je voulais qu’elles puissent nourrir le récit. Un album de reportage se construit comme un récit de fiction. J’ai voulu expliquer mon cheminement, aussi intime que personnel : l’attente et les relations avec mon frère, tous ces éléments narratifs qui se mettent en place progressivement jusqu’au moment où le récit bascule lors de notre arrivée en Antarctique. Ce livre est donc beaucoup plus intime que "Voyage aux Îles de la Désolation"."

La relation entre les deux frères permet d’approcher au plus près les émotions vécues au cours du voyage.

Emmanuel Lepage évoque la figure de son frère François, car le reporter-photographe est lui aussi de la partie. Pour le tandem, c’est l’occasion de concrétiser un vieux rêve : signer à quatre mains un livre mêlant photos et bande dessinée, fruit de leurs expériences communes. Mais la fonction de chauffeur sur le Raid ne consiste pas seulement à être observateur et témoin : il faut être également l’acteur d’une mission polaire. Les deux frères ont vécu « en vrai » leurs rêves d’explorateurs, comme si leurs jeux de gamins leur faisaient signe du fond de l’enfance. Il est rare que l’on puisse les rêver...

"À Tchernobyl, j’ai trouvé comment continuer à dessiner autrement, en dépit de mon problème à la main. En prenant la décision d’en parler dans ce précédent livre, j’ai dû développer le sujet et m’impliquer personnellement dans son évocation. Mais depuis "Voyage aux Îles de la Désolation", j’opère à l’inverse ce que j’avais appris. Au lieu d’écrire le scénario du livre, puis de le dessiner, je commence à l’écrire après le voyage, mais j’ai déjà des séquences complètes qui sont dessinées. Cela peut sembler étrange, mais j’ai développé la croyance que le livre « préexiste ». Au lieu de l’inventer, je dois le « trouver » avec la participation de mes dessins, ce qui est très excitant. De plus, je ne maintiens plus l’identité graphique dont on nous rebat les oreilles, je préfère plutôt conférer de la cohésion à l’ensemble."

Une double page mêlant dessins et photos, sans pour autant perturber la cohérence du livre.

Dans Voyage aux Îles de la Désolation, Lepage mêlait déjà les dessins issus de ses carnets avec ceux réalisés par la suite en France, alternant la couleur et le noir et blanc, Il avait alors essuyé quelques critiques. Il prolonge cependant ce procédé dans La Lune est blanche, en y ajoutant les photos de son frère François.

"J’ai lu ça et là que ce ne serait pas de la bande dessinée. Mais qu’est-ce que la bande dessinée ? C’est jouer avec le média qui m’amuse : quand je commence un ouvrage, je ne sais pas où je vais, j’ignore comment je vais raconter, mais j’ai envie d’explorer tous les champs du possible. "Voyage aux Îles de la Désolation" m’a ouvert les frontières d’un territoire immense que j’arpente avec énormément de jubilation."

Une double page qui rend compte de la technique utilisée par l’auteur, mixant photos, gouaches et croquis.

Cette inclusion de la photo ne choque pas d’emblée. Au contraire, l’utilisation de la couleur, comme l’appui de la photographie pour réaliser les cases précédentes ou suivantes assurent l’homogénéité, en dépit de la multiplicité de supports. Les photos n’arrivent d’ailleurs pas directement dans les premières planches. Elles se montrent progressivement, sans perturber le flux narratif, pour finalement s’imposer en doubles pages qui offrent un moment de pause dans le récit, ou pour poursuivre la narration du Raid dans des moments où les conditions de travail ne permettent plus de réaliser autant de dessins qu’auparavant.

"Dès le début, nous voulions mélanger les deux approches graphiques (photos et dessins), mais nous ignorions comment. À notre retour, François a donc choisi une petite centaine de photos qu’il voulait voir dans le livre. Dans un second choix, nous avons privilégié le sens narratif à l’esthétisme. Puis, autour ces nouvelles éléments imposés que j’ai utilisés, aussi harmonieusement que possible, dans l’articulation du récit. Cette intégration progressive est liée à l’introduction nécessaire que j’expliquais tout à l’heure, mais également au fait qu’à partir d’une certaine température sur le Raid (et du temps qu’il me restait après le travail), je ne pouvais plus dessiner ! Puis les photos s’imposaient d’elles-mêmes, notamment pour nous faire vivre des moments de contemplation."

"Je suis à 700 km de tout espace de vie, entouré de scientifiques de pointe. Et quand je démarre mon tracteur, j’ai toujours l’impression d’être Luke Skywalker qui place la bombe dans l’Etoile noire." (Emmanuel Lepage)

En réalisant un album sur l’Antarctique, les Lepage aborde la question climatique au cœur des préoccupations écologiques et environnementales présentes dans l’actualité ces dernières années. Pour autant, cette problématique est évoquée simplement, au gré des rencontres et des événements, sans chercher à imposer une idée préconçue. Elle devient progressivement un élément du récit, au même titre que le Raid, les photos, l’éloignement familial ou la rencontre de l’autre, ce qui permet à La Lune est blanche d’offrir un kaléidoscope de sentiments complexes.

"J’ai demandé aux personnes rencontrées de m’expliquer leur travail dans des séquences où je me mets en scène pour des raisons didactiques. Puis je leur soumets les planches afin de vérifier si j’ai bien retranscrit leurs propos qui sont souvent plus compliqués que ce que je synthétise. Mais je veux à la fois respecter la majorité de mes lecteurs, qui ne sont pas des scientifiques, et m’assurer que ceux-ci ne se sentent pas trahis. Par ailleurs, je ne peux pas réaliser cinq pages sur le champ magnétique terrestre, car je dois respecter un certain dynamisme général. Ce livre devait aussi expliquer la raison des missions en Antarctique. Enfin, le Raid représente l’aventure humaine, mais l’objectif réel est de ravitailler la base de Concordia, et je me dois de expliquer pourquoi on envoie des gens dans ce continent-là. Car si l’Antarctique va mal, c’est toute la planète qui s’effondre ! J’ai donc voulu transmettre cette conscience-là, mais aussi la fascination que les scientifiques ont exercé sur moi, alors que cela ne m’avait jamais attiré auparavant. "

L’usage de la photographie permet de suppléer les séquences où, en raison du froid et du manque de temps, l’auteur ne peut plus dessiner.
Un coffret reprend La Lune est blanche et Voyage aux îles de la Désolation.

Pour ceux qui trouvent qu’il manque un peu de neige en cette période de Noël mais aussi les férus d’exploration, et pas seulement graphique, pour les amateurs d’aventure et d’espaces inexplorés, La Lune est blanche est l’album incontournable de cette fin d’année !

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Concernant les précédents albums d’Emmanuel Lepage, lires nos articles et interviews :

- Un Printemps à Tchernobyl
- « Envisager le fait de ne plus pouvoir dessiner m’était insupportable ! » (Décembre 2011)
- Deux chroniques contrastées de Voyage aux Îles de la Désolation : celle de Nicolas Anspach et celle de David Taugis.
- Oh, les filles ! T1 et T2
- Muchacho T1 et T2 ;
- « Oh, les Filles ! traite de la construction de l’identité » (avec Sophie Michel, février 2008)
- « Mes personnages sont en quête d’eux-mêmes » (Novembre 2006)

Photo en médaillon : © CL Detournay

 
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