Plus tôt cette semaine, nous vous parlions de la collection d’un amateur de bande dessinée (Monsieur M.) dont une cinquantaine des plus belles pièces sont actuellement exposées à la Galerie Huberty-Breyne de Bruxelles. Revenons un peu plus en détail sur cette exposition car la qualité des pièces présentées reste exceptionnelle.
Il s’agit ici d’une exposition, même si une partie des pièces était effectivement dédiées à la vente. Les pièces concernées avaient cependant toutes trouvé acquéreur dès la fin du mois de décembre, bien avant le lancement de l’exposition. Les galeristes avaient effectivement averti leurs clients habituels par mail, et ces derniers ont immédiatement compris la rareté et le niveau de qualité des originaux mis en vente. Il reste heureusement un bon mois d’exposition que le public lambda, celui qui n’a pas les moyens d’acquérir ces trésors, en profite. Nous avons sélectionné pour vous quelques pièces emblématiques afin de motiver à faire le détour (ou le voyage) pour en profiter.
Trois couvertures d’Hergé
À tout seigneur tout honneur, débutons ce tour de l’exposition par Hergé et son studio. Impériales, les trois couvertures occupent le grand mur face à l’entrée. Réalisées sur une période de dix ans (de 1946 à 1956), ces œuvres originales témoignent de la virtuosité du créateur de Tintin, même si elles sont toutes les trois très différentes dans leur approche : humoristique pour Quick & Flupke (ce dernier semblant sourire au lecteur, comme s’il était complice de la blague) ; pleine de mystère avec les expressions Jo & Zette, dans ce cadrage d’entrée de grotte proche de l’esprit de la couverture de L’Affaire Tournesol ; très narrative et guidant le regard du lecteur pour Tintin en Amérique.
Examiner ainsi ces originaux ne permet pas seulement de s’approcher des pièces historiques de la bande dessinée, ou d’imaginer Hergé et ses collaborateurs penchés en train d’étudier tel effet ou d’en fignoler la réalisation. On peut aussi comprendre la méthode de travail de l’auteur de Tintin, notamment par ses repentirs à la gouache blanche, bien visibles lorsqu’on est face aux couvertures. L’exemple le plus notable est la couverture de Tintin en Amérique où les corrections permettent d’identifier les précédentes parures dessinées pour le chef indien, avant qu’Hergé ne se ravise, sans doute grâce à une nouvelle documentation.
Les autres pièces de la collection exposée sont malheureusement exemptes de commentaires, ces trois couvertures profitant seules de très intéressants développements signés par Philippe Goddin, un "hergéologue" émérite. Ils guident le visiteur dans sa contemplation, que l’on soit novice ou expert.
Ces trois pièces de musée justifient à elles-seules le voyage jusqu’à Bruxelles. Elles n’éclipsent dependant pas les autres pièces de cette collection, dont certaines sont tout aussi passionnantes.
Giraud, la passion du western
Nul besoin de vous présenter Jean Giraud, ainsi que sa mythique série Blueberry, co-créée avecJean-Michel Charlier. Elle demeure la référence du western réaliste. Réalisée sur plus d’une quarantaines d’années, Blueberry aligne différents styles, et les collectionneurs s’accordent souvent pour juger que le diptyque de La Mine de l’Allemand perdu - Le Spectre aux Balles d’or en constitue le summum graphique. Justement, la collection de Monsieur M. compte trois des planches de ce dernier album !
Intéressons-nous à l’une d’entre elles, pour son équilibre général, et son travail sur le volume, réalisée avec une apparente désinvolture mais qui nécessite une très grande maîtrise. Approchons-nous : dans la première case, Giraud emprunte encore sa technique à son ancien maître, Jijé, ne fut-ce que dans la posture de Blueberry, en pied. Alors que dans la seconde case, avec son find uniforme, la cavalcade de Prosit tient davantage de ce que fera plus tard Moebius. Le reste de la planche permet à Giraud d’employer ses différentes techniques, mixant les séquences détaillées avec les aplats noirs, les hachures avec les coups de pinceaux pour transposer toute la force minérale de la Mésa.
En prenant un peu de distance, on est frappé par l’équilibre de la planche, en dépit de sa luxuriance de détails : Giraud ne s’est pas fait happer par l’asphyxiant tempo du récit, car les masses des aplats répondent parfaitement aux champs vides. Splendide !
Toujours de Jean Giraud, la collection comprend une quatrième œuvre, là encore digne d’un musée, car il s’agit d’une pièce unique. En effet, nous ne sommes pas face à la planche d’un album, ou d’un exercice auquel Giraud se serait prêté à plusieurs reprises. Cette œuvre unique est le Super Pilotorama Géant consacré au Far-West et publié dans le Pilote n°363 en 1966.
Idéalement placé, l’œuvre impressionne d’abord par sa taille, très imposante. Puis, intrigue ou séduit lorsqu’ on s’approche pour mieux apprécier les détails... D’entrée, on tombe dans le piège tendu par Giraud ! Chaque minuscule personnage raconte une histoire, à la fois unique et représentative du western : le fort militaire, la caravane, la ville, le hold-up de la banque, la gare et sa splendide locomotive (Giraud dessinait alors le septième tome de Blueberry, intitulé Le Cheval de fer, le ranch des fermiers, sans oublier les Indiens, notamment ceux à l’avant-plan, aussi intrigants qu’inquiétants. Après avoir fait le tour du tableau, on s’intéresse au trait et à la couleur (car la pièce est en couleur directe). Et en admirant le graphisme, on retrouve d’autres détails narratifs... Hypnotique !
Dans les secrets de Jacques Martin
Autre maître de la bande dessinée, autre style, autre univers : une demi-douzaine de pièces signées Jacques Martin font partie de cette exposition. Si les planches et l’affiche tirées d’Alix attirent légitimement l’attention, nous conseillons au visiteur de s’approcher des trois petits avant-projets couleurs, situés derrière la table, et sur lequel le regard aurait tendance à trop vite glisser.
Comme d’autres (un essai de couverture signée Franquin fait également partie de la collection exposée), Jacques Martin attachait beaucoup d’importances à ces avant-projets. Dans un format proche de l’A5 (pour s’assurer de sa lisibilité), l’auteur réalisait plusieurs études, souvent assez détaillées et presque toujours en couleurs. Il lui permettait de peaufiner les thématiques, les cadrages et les éléments qui devaient être présents ou être retirés de la mouture finale : rien n’était laissé au hasard !
L’analyse de ces avant-projets demeure un trésor d’enseignements notamment sur la technique de l’auteur, surtout en comparaison avec la couverture finale. Elle contribue à mieux comprendre les effets désirés. Comme l’expliquait l’auteur lui-même en 2004 [1] :
"[Une couverture] doit se voir de loin, le mieux possible, et ce malgré le format réduit d’une bande dessinée. Elle doit être simple, ni trop chargée, ni trop compliquée afin que l’œil ne se disperse pas dans les détails superflus. Ensuite, une couverture doit raconter quelque chose car c’est à travers elle que l’histoire se dévoile. Elle doit donner au lecteur l’envie d’aller plus loin et ne doit donc pas être gratuite. Enfin, il faut veiller à la composition : je suis un fervent amateur du centrage à droite, car c’est celui de la lecture instinctive [...] de gauche à droite. Cette technique est d’ailleurs utilisée par la plupart des grands peintres. [...] Les projets de couverture sont avant tout une base de travail pour moi. Le peu de fois où je les ai montrés à l’éditeur, le choix s’est porté sur le plus mauvais projet. Donc, maintenant, c’est moi qui choisis et qui envoie la couverture définitive à l’éditeur."
Trois de ces avant-projets sont présentés. Le Dernier Spartiate semble très proche de la version définitive, tandis que Le Mystère Borg, l’un des plus mythiques albums de Lefranc, a permis de soigner l’arrière-plan, près de Borg. La véritable surprise provient du troisième projet, lié à La Tiare d’Oribal (Alix - 1958), car cette proposition de couverture est, à notre connaissance, complètement inédite.
En effet, la plupart de ces avant-projets font toujours partie des archives de Jacques Martin, uniquement utilisés pour imaginer de nouvelles couvertures (comme cela a été le cas pour des éditions spéciales de Lefranc et Alix), ou pour des expositions comme celle de Bruxelles en 2004. Mais aucune de ces sources (archives ou expositions) ne semblait recenser cet avant-projet où le char d’Alix tombe dans le vide. Les amateurs de Jacques Martin feront donc certainement le déplacement pour admirer cette pièce, soigneusement préservée par Monsieur M.
D’autres trésors...
D’autres joyaux seront également exposés : Lucky Luke (Morris), Les Schtroumpfs (Peyo), Gaston Lagaffe (Franquin), Spirou et Fantasio (Franquin), Achille Talon (Greg), Gil Jourdan (Tillieux), Jerry Spring ainsi que Tanguy & Laverdure (Jijé) ou encore Largo Winch (Francq) et XIII Vance.
Nous pourrions étudier beaucoup des pièces de cette collection comme nous l’avons réalisé pour celles ci-dessus. Mais nous préférons vous en dévoiler quelques-unes en reproduction ci-dessous et vous laisser l’opportunité d’en profiter vous-mêmes lors de l’exposition.
Quoiqu’il en soit, cette initiative démontre tout l’intérêt des collections privées, surtout lorsqu’elles sont ainsi proposées au public. Aucun musée au monde n’est aujourd’hui capable de relever ce challenge. Bien entendu, à la différence d’un musée, ces présentations sont limitées dans le temps. Mais tels des magasins ephémères d’un nouveau genre, les galeries peuvent ainsi se transformer en expositions temporaires lorsqu’elles sont capables de présenter des collections d’un tel niveau. Monsieur M est très chanceux.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
La Collection de Monsieur M. à la Galerie Huberty-Breyne, du 11 janvier 2019 au 16 février 2019.
33, place du Châtelain – 1050 Bruxelles
TEL : +32/2.893.90.30
Mail : contact@hubertybreyne.com
Galerie ouverte du mardi au samedi de 11h à 18h
Le site de la Galerie Huberty & Breyne
[1] Extrait d’interview de Jacques Martin réalisée par Thierry Goossens le 4 octobre 2004, Projets de Couverture, Espace BD, 2004
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