L’éditeur e-frontier annonce la couleur aux créateurs : son logiciel Manga Studio ne fera pas les bandes dessinées à leur place. Néanmoins, 80% des auteurs japonais l’utilisent. Pourquoi ? Parce qu’il représente un outil puissant qui permet d’optimiser toute une série de tâches traditionnellement très prenantes. En un mot comme en cent, c’est un outil qui fait gagner du temps.
Depuis longtemps, les logiciels comme Painter ou Photoshop sont présents dans la panoplie des graphistes, mais celui-ci est différent. Le logiciel Manga Studio coûte entre 49€ dans sa version simplifiée (Debut) et 299€ dans sa version « pro » (Ex). Il s’installe sur n’importe quel ordinateur PC ou Mac. Pratiquement, assorti à une palette graphique Cintiq, il permet de crayonner sa page et, à l’aide de « calques » d’encrer le dessin avec une facilité déroutante. Pas besoin d’attendre que l’encre sèche puisque tout est électronique ! On peut retoucher le trait à sa guise et un assistant aide même à remettre automatiquement les traits droits. On peut importer des objets en 3D ou en 2D (par exemple une photo pour un décor), poser des perspectives comme support aux lignes de fuite d’un décor, poser quelque 1000 à 3000 trames différentes, ajouter une mise en couleur, dimensionner les bulles à façon et taper un lettrage, toujours modifiable, avec une des typos adaptées figurant en stock. Il en résulte une page de BD que l’on peut exporter dans le format que désire l’imprimeur, plus besoin de scanner le dessin.
La prise en main est apparemment simple et l’investissement relativement rentable par rapport au confort qu’apporte cette technique. Ce logiciel est compatible avec les logiciels de référence standard comme Photoshop et bien entendu avec ceux de la gamme e-frontier : Anime Studio (logiciel d’animation) et Poser 7 (3D). En outre, un site en français permet aux utilisateurs d’échanger trucs et astuces.
Une avancée créative ?
Est-on face à une révolution industrielle, un peu comme lorsque la presse typographique fut mise à mort par l’impression offset, elle-même ensuite concurrencée par l’impression numérique ? C’est bien possible. Le créateur de bandes dessinées Denis Bajram, pourtant féru d’ordinateur, ne cache pas ses craintes : « Cela va être comme dans le dessin animé, ça va nous donner une génération de produits qui se ressemblent. » Thomas Roussel, spécialiste référent de ce logiciel chez E-Frontier temporise : « Ce n’est jamais qu’un outil de plus. Ceux qui aiment l’encrage traditionnel resteront à l’encrage traditionnel. Par contre, les créateurs plus orientés vers le numérique, et les éditeurs attendent de plus en plus des fichiers numérisés, trouveront là un gros avantage. C’est un support créatif qui apporte surtout un gain de productivité. » Est-ce que donc, techniquement, avec ce logiciel, les auteurs de BD franco-belges pourraient produire plus qu’ils ne le faisaient hier ? Vraisemblablement, oui. Un auteur de chez Bamboo dont le dessin est dans le plus pur style « belge » utilise déjà ce logiciel. Mais là aussi, Thomas Roussel pondère : « Cela permettra de travailler plus sur un dessin dans le même temps imparti. » Sauf si, à la demande des éditeurs et du public, des séries à succès de l’univers franco-belge se mettaient à paraître au même rythme que les mangas.
Imaginez : Un Spirou, un Tuniques bleues, un Largo Winch tous les trois mois ! On voit tout de suite où est la limite : entre 10€ et 14€ le volume, c’est le portefeuille qui ne suivra pas et les libraires seraient vite engorgés.
Sauf dans le secteur des mangas. A 6€ en moyenne, le manga occupe un terrain qui avait été délaissé par la production franco-belge : les rayonnages des livres de poche présents dans la plupart des points de vente de la grande distribution. En outre, grâce à son prix modique et à ses œuvres adaptées au jeune public, les mangas sont devenus le produit dominant auprès des 10-15 ans. Dans l’hypothèse où, à l’exemple de Dofus ou de Shogun, les éditeurs francophones se mettaient à essayer de reprendre ce terrain perdu avec des productions propres, ce logiciel serait adapté à cette nouvelle donne commerciale. Certains des auteurs de Shogun et Dofus l’utilisent déjà, preuve que la nouvelle génération s’adapte vite. « Ouais, objecte Bajram qui reste dubitatif devant cette tendance éditoriale qui consiste à copier le modèle japonais, tout cela ne veut pas dire grand-chose : les séries de télé françaises, par exemple, n’ont jamais fait vraiment de l’ombre aux séries américaines. »
Les éditeurs donneront le tempo
« C’est plus un choix d’éditeur que d’auteur », fait remarquer Thomas Roussel. Sur ce point, il a parfaitement raison. Un certain nombre de productions : Donjons chez Delcourt, Loge noire chez Glénat s’appliquent à proposer à leurs lecteurs des séries, conçues comme des « saisons » de télévision, qui assurent une présence régulière dans les linéaires. Bajram s’en inquiète : « Le monde se sépare en deux. Il y a les produits qui se jettent et qui sont le plus souvent gratuits, comme le seront bientôt les mangas, payés par la publicité, je suis prêt à ouvrir les paris. Et puis, les produits hauts de gamme, de plus en plus chers… » A terme, c’est la qualité qui risquerait d’en pâtir. « Ce qui est inquiétant, nous dit Bajram, c’est l’impact de ce genre de produit dans dix ans. Il y a des gosses de 15 ans qui vont utiliser ce truc-là pour abattre des pages qui en jettent. Mais ce n’est pas ceux-là qui deviendront des Tardi ou des Bilal. » C’est un pan supplémentaire de notre culture qui fout le camp constate Bajram : « C’est comme pour les typographes actuels. Pour la plupart, ce sont des incultes qui n’y connaissent rien en typographie. Car ils n’ont pas connu le temps où les casses d’imprimerie étaient en plomb, ils se sont formés avec des polices numériques. »
Si l’on est optimiste, on peut se dire que ces outils vont améliorer la qualité moyenne des productions, dans l’hypothèse où le gain de temps est investi par l’auteur dans la créativité. Mais elle mettra aussi plus rapidement sur le marché des dessinateurs opérationnels, dans la mesure où les écoles de bande dessinée suivront le mouvement en donnant l’accès à ces technologies. Elle déplace aussi le centre de gravité de la création sur le terrain de l’originalité des histoires et des univers, ce qui est peut-être un mieux. Mais si la tendance est à l’adage en vogue « travailler plus pour gagner plus », la loi de Gresham s’appliquera, et la mauvaise monnaie chassera la bonne.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Une version d’évaluation est disponible sur le site de E-Frontier
Pour nos lecteurs qui seraient intéressés par ce logiciel, j’ai trouvé pour eux une analyse plus complète sur le site de 3DVF.
l’éditeur e-frontier sera présent à Japan Expo.
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