L’Ours de Ceaucescu s’ouvre sur une scène du 21 décembre 1989 : depuis le balcon de son palais présidentiel, le « Conducător », alias Nicolae Ceaușescu, prononce un discours à l’occasion d’un rassemblement de masse qu’il a lui-même exigé pour mettre en scène le soutien populaire au régime. Or, devant les caméras de télévision qui retransmettent l’événement en direct se produit l’impensable : sa voix est couverte par les huées de la foule.
Cette entrée en matière ne permet toutefois pas de placer ce récit au rayon historique. Très vite, le scénario se tourne vers des scènes plus ou moins développées, plus ou moins inspirées de faits réels, aux tonalités bien différentes, et dont on a dans un premier temps du mal à saisir ce qui les relie : une petite fille qui se venge de sa maîtresse, un jeune homme qui manque de vocabulaire et échoue au recrutement de la Securitate, la machine à écrire d’un poète qui remplace les points d’exclamation par des points d’interrogation, deux policiers qui interrompent une soirée VHS de films américains et repartent avec un pot-de-vin, ou encore l’étonnante histoire de l’ours qui donne son nom à l’album.
Des individus sont arrêtés sans qu’ils ne sachent vraiment pourquoi, tout en étant conscients qu’ils peuvent être arrêtés pour n’importe quel motif : pourquoi s’en prendre à un clown, à une femme de ménage, à une secrétaire, qui ne sont ni de dangereux dissidents, ni même des protestataires... ?
En mélangeant absurde, humour noir, caricature et fonds de vérité historique documenté (comme la collection de chaussures d’Elena Ceausescu, le palais gigantesque du couple au pouvoir), est dessiné le portrait d’un système à l’agonie.
L’impression qui ressort de cette succession d’histoires est celle d’un pays transformé en immense théâtre bouffon en carton-pâte, prêt à s’effondrer, au sein duquel les jeux de dupes réciproques sont tellement développés qu’on ne sait plus vraiment qui manipule qui, jusqu’à la scène finale qui finit par relier les protagonistes de cette drôle d’aventure.
Cet album est une belle surprise, servie par les illustrations mi-réalistes mi-carnavalesques de Gaël Henry. Avec cette plongée en Roumaine, Aurélien Ducoudray confirme son intérêt pour l’Est (après la Tchétchénie avec Va-t’en-guerre, l’Ukraine avec Maïdan love, la Bosnie avec Clichés de Bosnie) et, plus généralement, pour les conflits (Gueule d’amour) et les régimes dictatoriaux, toujours traités de façon originale (la Corée du Nord) en tentant de voir les événements d’un point de vue décalé qui permet de mettre entre parenthèses catégorisations binaires entre les bons et les méchants et en plaçant au centre du récit le peuple, l’alibi du régime.
Un avertissement, tout de même : il se peut que plusieurs lectures soient nécessaires pour saisir certaines subtilités, qui ne prennent sens qu’une fois le dénouement connu.
(par Damien Boone)
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