Si l’on compare le métier entre aujourd’hui et il y a trente ans, on se trouve certes confronté à une multiplication des nouveautés. Denis Lapière, libraire dans les années 1980 à Charleroi avant d’être le scénariste à succès que l’on connaît, se souvient de la sensation particulière qu’il avait éprouvée lorsque Glénat était passé à un office de nouveautés par semaine, au lieu d’un par mois comme le faisaient tous les autres éditeurs jusque là. On oublie souvent la capacité créatrice des éditeurs. Glénat et Casterman n’avaient pas démérité en ces temps pionniers : ils avaient réussi, à la suite du succès d’Astérix, à convaincre la grande distribution de s’ouvrir à la "bande dessinée pour les adultes" alors que ses espaces pour la bande dessinée étaient jusqu’ici exclusivement dédiés à la jeunesse. Les Passagers du Vent ou Silence prirent place dans les linéaires.
L’expansion du champ commercial de la BD dans les années 2000
En ce temps-là, on tournait à 400 nouveautés par an, les maîtres des lieux s’appelaient Astérix, Tintin, Lucky Luke, Les Schtroumpfs, Gaston Lagaffe, Boule & Bill, Blake & Mortimer... Des produits d’autant mieux formatés pour la "distribution moderne" qu’ils avaient su s’adapter : les albums s’étaient standardisés : 48 pages, cartonnés, couleurs, avec un prix quasi identique chez tous les éditeurs. Les campagnes de promotion s’accompagnaient d’actions commerciales où l’on pénétrait chaque réseau avec un soin particulier : librairies spécialisées, librairie générale, kiosque, chaînes de librairie, supérettes ou supermarchés de proximité (environ 100 à 400 m²), supermarchés (de 400 à 3000 m²), hypermarchés (au-delà de 3000 m²)...
Trente ans plus tard, les candidats à la "manne" de la grande distribution se sont multipliés : des nouveaux best-sellers sont arrivés (Petit Spirou, Titeuf, Kid Paddle, Largo Winch, XIII, Thorgal, Le Chat, Dragon Ball, Naruto, One Piece...) sans pour autant obérer complètement les anciens qui tiennent encore leur rang : Tintin, Astérix, Lucky Luke, Alix, Michel Vaillant et Blake & Mortimer sont encore là.
Par ailleurs, de nouveaux marchés se sont ouverts dans le secteur du poche (essentiellement dédié aux mangas) élargissant l’assiette du public vers la jeunesse et vers des segments jusque là sous-exploités comme le public féminin (surtout capté par les mangas et les BD "girly") ou le cadeau d’impulsion (les ouvrages de Vents d’Ouest ou de Bamboo s’en sont faits une spécialité).
Enfin, la télévision, le cinéma et les produits dérivés (comme les jeux vidéo) où la plupart des séries notoires ont été adaptées (De Lucky Luke à Largo Winch, en passant par Persépolis ou Le Chat du rabbin ; mais aussi les myriades de mangas et de super-héros...), ont démultiplié la notoriété de la BD, autorisant d’en mettre dans tous les tuyaux. Y compris ceux de la littérature puisque les "romans graphiques" prennent peu à peu place à côté des stars du Polar et des Prix Goncourt.
Ces dernières années, la plupart des villes moyennes ont ouvert leur point de vente spécialisé, parfois en mangas, tandis que certaines chaines de magasins prenaient place dans des lieux commerciaux de grand passage (galerie commerçante, centre ville...).
La raison de cette expansion ? Une offre abondante et diversifiée, propulsée par la vogue des mangas, animée par des acteurs dynamiques capables de distinguer de nouveaux segments de marché et d’y apporter des propositions attractives. Ce qu’on appelle la "surproduction" vient d’abord de là. On oublie que cette multiplication des points de vente a été possible précisément en raison de cette offre abondante. Si nous en étions restés à 400 titres par an, cette exposition de la BD n’aurait pas été possible et, partant, serait bien moins puissante qu’aujourd’hui. C’est ce que l’on appelle l’effet d’entraînement.
La parabole du défilé
D’où vient la popularité de ce terme de "surproduction" appelant dans les forums à une forme d’"eugénisme créatif" voire à l’invocation d’une "bande dessinée de souche" ? Peut-être est-il en sous-texte des soupirs de Gilles Ratier, chroniqueur de bande dessinée, bibliothécaire dans le civil, qui, depuis plus de 15 ans, recense chaque année -de façon complètement bénévole- les nouveautés publiées et qui en fait la comptabilité. Vous le connaissez, nous parlons de lui chaque année. Et chaque année, il voit arriver "encore plus" de livres publiés, son travail ne cessant de croître...
Ils vient aussi des éditeurs et des auteurs qui connaissent des difficultés de chiffre d’affaire aujourd’hui : leur souci vient forcément des autres, de la concurrence, de ce marché qui ne les accueille plus comme avant ; rares sont les remises en cause de leur méthode de travail, de l’essence même de leur production, de leur aptitude à capter le public. Sauf que l’analyse des vraies causes, on ne la voit pas, on en parle peu. Elle vient le plus souvent non pas d’un encombrement du marché, mais d’un encombrement des segments de marché, là où tout le monde va pour faire de l’argent facilement, sans construire.
On utilise souvent en économie la parabole du défilé : si un spectateur veut mieux voir le défilé, il se met sur la pointe des pieds. Il le voit mieux effectivement jusqu’à ce que tout le monde ait la même idée, et là c’est foutu, on ne voit plus rien du tout.
Dans les 5000 titres publiés dans l’année, il y en a qui ont 25 lecteurs, dont le tirage est artisanal et souvent accompagné d’une signature et d’un mot de l’auteur. Ils existent peu, sauf dans un cénacle d’initiés. D’autres ont des tirages qui se comptent en centaines de milliers d’exemplaires et qui sont accompagnés d’un barnum important. Un grand nombre sont entre les deux, aspirant à décrocher le pompon du Loto, espérant simplement que le seuil du "point mort", c’est à dire de rentabilité minimum, soit atteint pour éviter l’arrêt de l’arbitre "phynancier".
Toutes ces publications sont légitimes. Le problème, c’est quand les ouvrages à petit tirage se multiplient sur le même segment de marché et lorsqu’une grosse Bertha en trouve une autre juste en face la même semaine. Il se complique encore lorsque les éditeurs -comme c’est le cas aujourd’hui- décident de programmer 40% de leur production sur une période de huit semaines, celle qui précèdent les fêtes de fin d’année.
Interrogez votre libraire, il vous le confirmera : calme plat des nouveautés dans le courant de l’année et gros arrivages entre septembre et novembre, avec tout ce que cela implique : manutention démultipliée, réduction de la visibilité des nouveautés, stress dans le fonds de roulement de la trésorerie... J’ajouterais : cacophonie dans la communication, car attachés de presse et journalistes sont à la même enseigne. C’est la loi de la jungle et, il faut bien le dire, la loi du plus fort qui s’impose.
Tout passe en force : Thorgal fait face à Largo Winch qui doit affronter XIII, Lucky Luke se farcit Titeuf, Blake et Mortimer le nouveau Chat, tout cela pour un profil de public qui est souvent le même (le "grand public", le lecteur classique). À quelques exceptions près, on ne se trouve pas face à un marché qui essaie de conquérir de nouveaux lecteurs par des actions commerciales innovantes, en s’appuyant par exemple sur une communauté issue des réseaux sociaux ou sur des clubs de lecteurs, seul moyen de lutter contre "la longue traîne" des librairies en ligne. Nous avons aussi des éditeurs qui veulent tout faire, tout en même temps, au même moment de l’année. On attend tout des mêmes personnes. Résultat, pour obtenir de la visibilité sur Thorgal, on va publier trois titres la même semaine, quitte à diviser la marge d’autant.
Or, d’où vient d’ailleurs la marge dans une BD ? Comme ailleurs, de la différence entre le chiffre d’affaires net et des coûts de fabrication (dans lesquels les auteurs sont inclus) et de diffusion-distribution (libraires et distributeur).
La multiplication des titres peut réduire le coût de fabrication (un plus grand volume d’ouvrages publiés réduit le coût du papier, voire de l’impression ou de la reliure...) et amortit mieux les coûts de diffusion. Sauf si, par erreur stratégique, les efforts ne sont répartis que sur une période : à ce moment là, la concurrence accrue et le surcroît de travail vous rendent moins performants. Une fois encore, l’effet "pointe des pieds" est à l’œuvre...
C’est une réalité : les mangas se trouvent favorisés par cette orientation du marché. Avec leur publication régulière étalée sur toute l’année, leur faible coût de production (du noir et blanc..., un éditeur seul animant un pool de traducteurs et de lettreurs), ils échappent au stress de la fin de l’année.
Le moment est venu de se demander s’il ne vaudrait pas mieux ménager dans l’année des thématiques qui favorisaient la visibilité de certains segments. Elles peuvent s’appuyer sur les festivals ou des événements, par exemple : le Comic Con en juillet pour les BD de SF et de Fantasy, Blois en novembre pour les BD historiques, etc. Plutôt que de favoriser la "surproduction" des festivals toujours formatés de la même façon (on ne compte plus les festivals de "BD indépendante"), pourquoi les éditeurs ne choisiraient-ils pas un segment particulier ? Cela peut s’appuyer sur un librairie, comme sur un événement où l’on défendrait, qui la BD érotique, qui la BD du réel, qui la BD Polar, qui la BD d’humour, qui les blogs de BD... d’une façon assumée, sans chercher exclure ni à stigmatiser.
Dans cette perspective un Festival comme Angoulême qui se positionne historiquement comme "le festival des festivals" devrait offrir un palmarès qui reflèterait cette segmentation plutôt que l’embrouillamini de ces dernières années.
On aurait dès lors moins l’impression d’une "surproduction" et davantage celle d’une "richesse" propre à la création de l’espace franco-belge.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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