"Évidemment, il continue à se publier une telle quantité d’albums que la difficulté, pour l’amateur qui ploie sous l’avalanche, consiste à savoir ce qui mérite d’être lu." Ces mots, Thierry Groensteen les écrivait en janvier 1993, il y a exactement vingt ans, dans un rapport sur la production éditoriale de l’année 1992 publié chez Dargaud. Il constatait toutefois déjà que la création ne se portait "pas si mal que cela, si vous voulez m’en croire, et nonobstant les chiffres toujours moroses..." [1]
C’était avant le "boom" des mangas, avant que L’Association ne soit décrite comme la grande aventure romantique éditoriale française du second millénaire, avant l’Internet, avant les blogs et la BD numérique, avant que l’on invente le vocable de "surproduction" pour pouvoir justifier les réductions de remise aux libraires ou d’à-valoir aux auteurs, avant que les écoles de BD ne mettent chaque année des dizaines de diplômés sans avenir sur le marché, avant que n’existe une Cité de la BD et que le FIBD ait affiché sa schizophrénie en couronnant la même année Willem et Toriyama à Angoulême...
La crise éternelle
Dans le même article, Groensteen détaillait les fusions et acquisitions de l’époque : "Les Humanoïdes ont placé leurs économies en Suisse. Dargaud est entré dans le giron de Média-Participations. Audie a épousé J’ai Lu [Groupe Flammarion. NDLR] et Dupuis a phagocyté Novedi.[...] Futuropolis est devenu la collection chic de Gallimard.[...] Jacques Martin semble s’être lancé le défi de créer une nouvelle série par semaine." [2]
Il constatait par ailleurs que la machine éditoriale ne se grippait pas pour autant : ""XIII, Largo Winch, Le Petit Spirou, Chroniques de la lune noire et Aquablue ont prouvé qu’on pouvait encore fabriquer des succès." [3]
On comprend, en lisant ces lignes, que les analystes autoproclamés du marché de la bande dessinée méritent qu’on les relise quelques années plus tard, le sourire en coin.
On le remarque dans ce texte et plus encore dans celui de Xavier Guilbert dans la Numérologie 2012 [4] publié avant l’été : la sémantique pessimiste a peu varié. Nous sommes toujours entre l’accent pathétique du prophète Philippulus dans Tintin et L’Étoile mystérieuse (qui, quant à lui, en 1941, avait quelques bonnes raisons de croire que "la fin du monde" était proche), et la démarche du croque-mort de Lucky Luke évaluant la taille du futur défunt de son vivant afin de lui attribuer une sépulture sur mesure.
Un vain brassage de chiffres
Je me précipite rarement sur ce genre d’ouvrage car j’en connais par avance la plupart des données et des analyses : ces dernières n’ont pas varié depuis plusieurs années. Et même si Xavier Guilbert a appris à remercier Gilles Ratier et l’ACBD pour "le travail qu’il effectue chaque année, et sans lequel la portée des analyses de ce document serait fortement réduite" ; même s’il s’appuie -et on peut saluer cette démarche- sur des sources plus ou moins solides, il les livre cependant sans une véritable méthodologie et sans aucun jugement critique, comparant les pommes de GfK et les poires d’Ipsos MediaCT à d’autres sources disparates.
Si les références offertes sont plus ou moins fiables, bien qu’agglomérées sans précaution (voir à ce sujet notre article sur "la glorieuse incertitude des chiffres" en suivant les liens attachés à la fin de cet article), ce sont surtout les analyses qui pèchent par leur insuffisance.
Ainsi l’auteur suppose-t-il que les intégrales de chez Dupuis ne recrutent pas de nouveaux lecteurs (p. 54), ces vieux machins s’adressant forcément, selon lui, à des vieux lecteurs. Or il est probable, au contraire, que bon nombre de lecteurs avertis de la nouvelle génération vont s’intéresser à ces rééditions documentées pour mieux découvrir des auteurs dont ils ont entendu parler par leurs parents, dans un article de presse ou sur Wikipedia, ou en visitant une exposition dans un des nombreux festivals de l’Hexagone.
Même si le produit est cher, je gage que les 30.000 acheteurs des Intégrales Gil Jourdan de Dupuis ou les quelques milliers de lecteurs du sublime Little Nemo de Delcourt sont des primo-acheteurs. La remise en place du Fonds Spirou chez Dupuis en 2013 prend en compte d’une tendance "nostalgique", un marché comme un autre qui fait qu’en musique, par exemple, le Waterloo d’Abba (1974) trouve encore de jeunes acheteurs de nos jours.
Analyses bancales
De la même façon, Guilbert pointe le déclin des grandes séries commerciales sans prendre en compte que ce que l’on appelle aujourd’hui "le grand public" peut avoir une curiosité élargie, pour le Jérusalem de Delisle, pour une réédition de Watchmen de Moore & Gibbons mise en lumière par le cinéma, ou encore pour Walking Dead, le choix étant bien plus abondant que naguère.
L’auteur avance même comme une certitude le déclin des grandes séries en raison d’une baisse de leurs mises en place en librairie de 25% (sur la base des chiffres déclaratifs des éditeurs à Gilles Ratier, bonjour la rigueur scientifique) entre 2005 et 2012, sans prendre en compte qu’avec les outils du scoring (indexation des commandes sur la base d’un suivi informatique en temps réel des ventes), les mises en place sont plus ajustées aujourd’hui qu’hier par les opérateurs, ce qui est un facteur d’assainissement du marché, ni même que la plupart des grandes séries commerciales (Lucky Luke, Blake & Mortimer, Tintin, Astérix, Largo Winch...) font l’objet d’exploitations parallèles, par exemple en kiosque ou en Vente par correspondance.
Ainsi, les éditions des Archives Tintin chez Atlas ont totalisé, de ce que nous en savons, plus d’un million et demi d’exemplaires vendus en VPC en deux ans et deux hors-séries du Point vendus à près de 300.000 exemplaires au titre (bonjour, le déclin), sans que, pour autant, ces chiffres ne se retrouvent dans les panels GfK ou Ipsos, sources bibliques de l’auteur.
Et quand bien même les séries mentionnées déclineraient-elles (elles ont entre 30 et 60 ans dans les pattes, rares sont les produits "industriels" qui ont cette longévité), ne sont-elles pas remplacées par des séries nouvelles comme "Les Légendaires" ou Lou, au même titre que les XIII et les Petit Spirou de jadis ?
De la même façon, parlant des comics, Guilbert considère que la vente de quatre millions de Simpsons en trois ans et de près de trois millions pour Walking Dead sur la même période sont, si l’on en croit l’extrait ci-dessus, des phénomènes "marginaux"...
Vieilles obsessions
Guilbert reste dans ses vieilles obsessions frappées d’un déterminisme affligeant et qui n’ont pas changé depuis qu’il nous a été donné de lire sa signature. Il les résume très bien dans la conclusion de son opuscule (je force bien entendu le trait, sinon ce ne serait pas drôle) :
La bande dessinée est un genre du passé. La preuve : son chiffre d’affaires se casse la gueule partout dans le monde et seuls les Japonais s’en sortiront car ils ont de la marge : leur chiffre d’affaires étant 15 fois supérieur à celui de la France ou des États-Unis. Les mangas finiront d’ailleurs par bouffer la Francob par les racines.
Le public de la BD vieillit. Dans un avenir proche, le 9e Art n’intéressera plus qu’une poignée de vieillards cacochymes peuplant les maisons de retraite. Les "jeunes" auront depuis longtemps switché sur les jeux vidéo et la VOD sur Internet, autrement plus funs. Les éditeurs -ces nazes-, les auteurs -ces pauvres chous- et les libraires -ces "manutentionnaires"- ne voient pas venir le phénomène, encore moins les lecteurs, ces cons, et les journalistes, ces vendus.
La bande dessinée populaire n’est pas du tout populaire. "De 7 à 77 ans", ah !, ah !, la grosse blague ! La bande dessinée "48CC" d’aventure et de divertissement (celle des grands éditeurs, en deux mots) va crever la gueule ouverte. La scène alternative va d’ailleurs lui faire rendre gorge à cette salope de BD populaire.
Et puis cerise sur le gâteau, il faut s’en rendre compte, on en parle, là, mais la bande dessinée n’existe pas. Ce n’est qu’un avatar identitaire "d’une communauté unie par la passion, à la fois du côté des lecteurs mais également du côté des éditeurs et des auteurs". Une sorte de communautarisme sentant le renfermé et la pratique onaniste, que d’aucuns appellent un "microcosme", à ne pas confondre avec les défenseurs d’une "autre bande dessinée" qui ne saurait se confondre avec les Schtroumpfs.
Et comme, toutes ces dernières années, la question de la nature de la crise "reste en suspens" (oh, la jolie formule !), à défaut d’avoir été démontrée (avec un chiffre d’affaire en croissance et une telle vitalité éditoriale, il faut bien avouer que c’était difficile), Guilbert va surfer sur cette dernière donnée et parler dès lors de crise... identitaire !
D’une pose prétendument économique, on glisse dans de la sociologie de bistrot avec force tableaux Excel en soutien. Brillant !
On en revient, pour meubler, aux thèses fabriquées par les commentateurs ces dernières années, empruntées sans référence et devenues depuis des lieux communs : Beau dessin contre style jeté, production commerciale traditionnelle contre création alternative, BD jeunesse contre BD adulte, "48cc" contre "romans graphiques", BD européenne et comics contre mangas, auteurs pauvres comme Job contre éditeurs riches comme Crésus, auteurs de BD contre ministre de la culture, blabla, blabla... La BD ne sait plus où aller, voilà pourquoi elle décline madame la marquise. Il faut dire que le prophète lui-même est confus.
Inutilement anxiogène
Que faire de ces considérations ? Pas grand chose. Le coût plutôt modeste de l’ouvrage peut en justifier l’acquisition car, bien entendu, l’intéressé soulignera que je n’ai rien compris au film et que, par perversité et mauvaise foi, j’ai déformé ses propos. Ses thèses inutilement anxiogènes peuvent même donner à réfléchir et, pour le lecteur néophyte, il y a certainement des informations à en retirer. Il risque cependant d’en revenir aussi dépressif que le libraire de Sergio Salma et de Libon dans Animal Lecteur, sans pour autant recueillir une vision fidèle de la situation de l’édition de la bande dessinée en France.
Car pour ce qu’il en est d’une véritable analyse du marché, soyons sérieux, nous sommes loin du compte. Cette Numérologie, dont le titre-même est une boutade, relève davantage d’une opinion que d’une approche objective, même si le travail est conséquent et la sincérité patente. Nous ne nous emploierons pas à entreprendre ici une réfutation systématique toutes ses erreurs de raisonnement, à quoi bon ? Nous invitons seulement le lecteur à la lire avec circonspection avec, à la commissure des lèvres, le nécessaire sourire narquois que mérite ce travail.
La bande dessinée est un marché et le propre de tout marché est de s’adapter à la demande. Aucun best-seller n’est éternel et comme le dit si bien un certain hymne national :"Nous entrerons dans la carrière - Quand nos aînés n’y seront plus - Nous y trouverons leur poussière- Et la trace de leurs vertus."
Ce qui ne nous empêchera pas dans vingt ans, en nous relisant, de pouffer de rire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Lire aussi :
Marché de la BD 2012 : De quels chiffres parle-t-on ? (1/3) (13/02/2013)
Marché de la BD 2012 : La glorieuse incertitude des chiffres (2/3) (15/02/2013)
Marché de la BD 2012 : les vraies raisons d’un marasme (27/12/2012)
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En médaillon : Un ancêtre de Lewis Trondheim, extrait du Retable de La Tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosch (Musée national de Lisbonne).
[1] Thierry Groensteen [Dir.], Toute la bande dessinée 1992, Dargaud, janvier 1993.
[2] Idem
[3] Ibidem
[4] Xavier Guilbert, Numérologie - Une analyse du marché de la bande dessinée en 2012, Éditions H, juin 2013.
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