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LGBT - La bande dessinée proclame le droit à l’indifférence

Par Charles-Louis Detournay le 7 novembre 2013                      Lien  
Coïncidence du calendrier : des albums traitant de l'homosexualité étaient en pleine réalisation avant et pendant la période des grandes manifestations contre le mariage pour tous. Comment les auteurs ont-ils vécu cette période et qu'en ressort-il dans leurs albums ?

Impossible d’être passé à côté tant les mobilisations firent grand bruit en France comme à l’étranger : le pays des Droits de l’Homme s’est déchiré pendant six mois sur le "mariage pour tous", c’est à dire pour les couples homosexuels, et notamment sur la procréation médicalement assistée et le droit à l’adoption pour ces mêmes couples.

La bande dessinée joue souvent le rôle de miroir de son époque, avec un certain décalage, avant ou après ces changements de société, ce qui permet parfois de nuancer le propos, de ne plus être uniquement dans l’émotion. Mais avant d’aborder les albums qui seront générés suite à ces événements, intéressons-nous tout d’abord à certains d’entre eux, entamés avant cette période mais réalisés lors de ces prises de conscience.

La Lesbienne invisible : humour et sincérité

LGBT - La bande dessinée proclame le droit à l'indifférenceVoilà un album qui démystifie l’homosexualité féminine ! Si vous avez toujours voulu savoir ce qu’il en était sans oser poser de questions, ce guide quasi autobiographique vous dévoilera les différentes étapes vécues par son auteure-interprète Océanerosemarie. Il faut dire que la jeune femme n’a pas sa langue dans sa poche : elle est effectivement chanteuse (elle a sorti trois albums), a écrit et joué ce one-woman show dont cet album est l’adaptation et a publié plusieurs livres traitant de l’homosexualité. Chroniqueuse pour Europe 1 puis pour France Inter, elle termine actuellement la suite de l’écriture de La Lesbienne invisible pour le cinéma.

En près de cent pages, on suit avec rires et intérêt le parcours de cette jeune femme dont personne ne semble croire à l’homosexualité. En évitant bien des clichés, l’ensemble préserve fraîcheur et authenticité, tout en profitant d’une bonne dose d’humour, car certaines situations ont bien entendu été amplifiées pour en relever l’intérêt. Même s’il s’agit sans doute de la première adaptation d’un spectacle pour la bande dessinée, cet aspect n’est que finalement peu abordé dans le livre, et ne l’handicape pas du tout. La lecture est très fluide, portée par le ton du show qui se prêtait particulièrement à une adaptation.

La Lesbienne invisible de Sandrine Revel et Océanerosemarie

Partagée depuis vingt ans entre la bande dessinée et l’illustration jeunesse, Sandrine Revel, qui en assure le dessin, réalise ici un très bel album, plein de joie et de couleurs. "Lorsque j’ai vu pour la première fois le spectacle d’Océanerosemarie, explique la dessinatrice, Je me suis entièrement retrouvée dans ce qu’elle exprimait, sans avoir jamais imaginé aller aussi loin moi-même. Bien entendu, on y trouve de l’humour sans tomber dans la caricature, mais on est surtout gagné par la tendresse et la sincérité, sur cette thématique rarement abordée, l’homosexualité féminine, et c’est pour cela que j’ai voulu l’adapter en bande dessinée. Si son héroïne est avant tout Océane, j’y ai également mis une partie de moi, tout en imaginant des intervenants complémentaires, ou en caractérisant physiquement des personnages du show."

Auteure et interprète du spectacle, Océanerosemarie nous explique le titre de La Lesbienne invisible : "Le commun pense détecter une lesbienne du premier coup d’œil, mais en réalité, il n’en décèle qu’une petite partie, les autres passent dans l’ombre. Puis, toutes les lesbiennes relativement connues n’assument pas publiquement leur homosexualité, ce qui implique que c’est une tare, voire que nous sommes coupables. J’ai donc fait le spectacle et ce qui en découle pour que cette attitude soit inutile dans quelques années, lorsque l’homosexualité sera considérée comme banale, mais nous n’en sommes pas encore là..."

La Lesbienne invisible de Sandrine Revel et Océanerosemarie

"J’ai écrit le spectacle il y a quatre ans et demi, continue-t-elle, sans me rendre compte qu’on vivait dans un pays si réactionnaire, mais je ressentais le besoin d’en parler, et avec humour ! Les quelques récits de lesbiennes qui existaient étaient soit des histoires de psychopathes qui découpaient leur meilleure amie, soit des dépressives, des mal-baisées qui meurent à la fin du récit. Pour ma part, j’ai mélangé les témoignages de proches avec mon propre vécu, tout en soulignant le trait afin que cela respire la joie et la bonne humeur."

Si les deux femmes ont entamé leur collaboration bien avant les manifestations, elles nous témoignent leur ressenti : "Nous avons ouvert les yeux, témoigne Sandrine Revel, Traiter de l’homosexualité dans des téléfilms à 20h30 ne suffit pas à imaginer que ce statut est acquis. L’atmosphère dans laquelle j’ai dessiné m’a finalement encore plus motivée à mettre le meilleur de moi dans cet album. Je me considérais moi-même comme une lesbienne invisible, mais je me suis rendu compte qu’au contraire, il fallait absolument être visible pour faire entendre notre voix !"

La Lesbienne invisible de Sandrine Revel et Océanerosemarie

"Cette période a été très violente : j’avais l’impression de me faire insulter tous les matins, explique Océanerosemarie. Je sais qu’il ne s’agit que d’une minorité de la population, mais ils ont été tellement médiatisés que cela donnait l’impression que la France entière était réactionnaire, voire facho, alors qu’Hollande venait d’être élu. Ces manifestations ont révélé une homophobie non assumée. Certains de mes amis gays ont vu leur propre famille se décomplexer et aller aux manifestations à l’encontre des textes de loi. Pouvez-vous imaginer que vos parents aillent manifester contre vos droits : quelle baffe ! Il y a un regain d’homophobie et de violence physique au point que des gestes acquis comme tenir la main de son ami(e) en rue n’était plus tolérés. Les médias ont leur part de responsabilité, car ils ont sur-traité cette minorité. Normalement, j’assume le rôle de “lesbienne de service” pour parler sur les plateaux de télé, mais il m’a fallu trois mois avant que je sois invitée chez Ardisson face à Marine Le Pen car, auparavant, cela n’intéressait pas les médias de mettre en avant notre point de vue. Ils préféraient titrer sur les personnes agressives : plus vendeur."

Sandrine Revel & Océanerosemarie
Photo : CL Detournay

La Ligne droite : les pensées d’un adolescent tourmenté par sa sexualité

La Ligne droite de Marie Caillou et HubertSi les auteures ci-dessus ont voulu miser sur l’humour, le scénariste Hubert & la dessinatrice Marie Caillou ont mis en avant l’authenticité et l’émotion avec ce livre très sensible qu’est La Ligne droite. On se place dans les pas d’un adolescent standard. Comme tous les ados, il est différent mais veut intégrer le groupe. Pourtant, l’éveil de sa sexualité l’isole encore plus des autres. Le fait d’être attiré par les garçons le stigmatise et, malgré une grande intelligence et une profonde sensibilité, il ne parvient pas vraiment à s’extirper de la spirale négative qui l’entraîne vers de bien sombres pensées.

Hubert, scénariste de Beauté, Miss Pas Touche, Le Legs de l’Alchimiste, entre autres, nous explique comment il a conçu ce récit touchant : "La Ligne droite est une fiction autobiographique. J’ai vécu 15 ans de dépression, hanté de pensées suicidaires. Un jeune de mon âge a effectivement sauté du pont côtoyant mon école, et je me suis dit que c’était injuste car on avait tellement de choses en commun qu’on aurait pu les partager, sans se laisser porter par le désespoir ou le fait de rester enfermé en soi. Je voulais donc un récit simple, tendu du début à la fin par une seule émotion. Et le format oblong du livre colle autant à cette narration qu’au dessin de Marie Caillou. Je sais que la conclusion de La Ligne droite provoque des interprétations très diverses. J’ai voulu que le lecteur puisse s’approprier le destin de ce personnage. Puis je ne voulais pas finir de manière tranchée, car ce n’est pas un livre sur le suicide, mais sur le désespoir."

La Ligne droite de Marie Caillou et Hubert

Hubert, un scénariste épanoui
Photo : CL Detournay

Après La Chair de l’Araignée dans lequel les deux auteurs avaient livré un album intéressant, mais relativement hermétique en miroir du thème abordé, La Ligne droite compose habilement entre le style de dessin, le format du livre et la portée du sujet. Une belle réalisation qui touche le lecteur autant qu’elle l’interpelle.

Les Gens normaux : un témoignage du commun

Le même Hubert avait décidé de répondre à l’invitation de BD Boum de Blois, en assurant la coordination d’un recueil de dix témoignages de gays et lesbiennes, retranscrits en images par un panel large de dessinateurs : Freddy Martin, Merwan, Simon Hureau, Freddy Nadolny Poustochkine, Zanzim, Virginie Augustin, Natacha Sicaud, Audrey Spiry, Jeromeuh, Alexis Dormal et Cyril Pedrosa.

"Le but du livre était surtout de casser les préjugés, explique le scénariste, de proposer aux lecteurs de les dépasser et de se questionner sur leurs propres normes. En tant que lesbiennes, gays et autres, nous nous trouvons aux avant-postes, on reçoit ses préjugés de face dès l’adolescence, tandis que la majorité les subit, souvent sans même les voir. Nous voulions donc proposer de vivre nos propres expériences comme des essais du poids de ces normes, souvent inconscientes mais bien présentes. Il faut que notre société puisse évoluer."

Les Gens normaux - Hubert & Dormal - Casterman / bd Boum

Bien entendu, le contexte des derniers mois a plongé les acteurs de ce recueil dans une ambiance particulière. "Initialement, nous pensions que ce livre sortirait “dans le désert”, continue Hubert, Ce qu’on trouvait relativement positif car cela se remarquerait. Puis, alors que nous y travaillions, s’est déroulée cette montée d’hystérie et de manipulation et, effectivement, pas mal d’auteurs étaient assez énervés de la langue de bois qui était pratiquée, et nous voulions faire entendre un autre écho. Je dois avouer que moi-même, submergé par l’avalanche des débats bourrés d’amalgames oiseux, je me suis dit que le livre pourrait se perdre à sa sortie, tellement le terrain aura été pourri par cette stupidité répandue. Et, finalement, le public reçoit maintenant ce recueil assez positivement, car après la succession de clichés, les lecteurs découvrent la vraie vie des gens qui était restée fort éloignée des débats."

Si l’on dépasse le cadre troublant de ces quotidiens évoqués subtilement par les différents acteurs du recueil, nous voulions tout de même nous rendre compte de l’impact qu’ont pu avoir ces manifestations sur le point de vue des auteurs. "Nous avons donc voulu tenir bon au cœur de la tempête, objecte Hubert, Et le seul changement suite à cet intégrisme et à la violence des insultes reçues quotidiennement par médias interposés, a été le second témoignage de Marc, un catholique homo pratiquant obligé de se réfugier derrière un pseudonyme car il travaille dans l’éducation catholique. Huit mois après son premier témoignage qui décrivait sobrement ses questionnements intérieurs entre sa foi et sa sexualité, il a décrit ses sentiments en assistant aux courants religieux qui manifestaient contre le droit d’autres hommes. Ces discours ont détruit des personnes, et nous voulions le rapporter."

Virginie Augustin : la vie par témoignage interposé

Les Gens normaux - Couverture de PedrosaEn miroir de leur temps, certains auteurs homosexuels ont gentiment décliné nos demandes d’interviews. La montée de violence des derniers mois leur a sans doute montré que la relative intégration des homosexuels dans nos sociétés étaient souvent une façade polie qui cachait une sourde rancœur. Pourtant, Virginie Augustin, dessinatrice d’Alim le Tanneur avec Lupano, du Voyage aux Ombres avec Arleston, et notamment de Whaligoë avec Yann a accepté de nous livrer ses sentiments sur le contexte particulier de la réalisation de ce recueil. Nous n’avons pas voulu en changer un mot :

"Hubert m’a proposé le projet l’année dernière, j’ai une confiance absolue dans le talent de cet homme et une grande envie de travailler avec lui. C’était, d’emblée, une bonne occasion de tenter l’expérience. J’ai trouvé aussi, bien sûr, son approche « documentariste » intelligente et originale, absolument nécessaire pour traiter du « Témoignage ». Il m’a ensuite donné la liste des autres participants (dessinateurs et intervenants) et j’ai été hyper fière d’être de la partie."

"Mais l’histoire qui m’a été confiée est aussi mon histoire. Je suis lesbienne, en couple depuis dix ans et mère « sociale » de l’enfant que ma compagne a porté grâce à la PMA (Procréation Médicalement Assistée)."

"Si j’en ai souvent eu l’envie, je n’ai jamais su comment raconter cette aventure. C’était une occasion en or, idéale, de la mettre enfin, un peu, en image. Je me suis totalement retrouvée dans l’histoire d’Astrid et Nolwenn. À quelques différences près, nos problématiques étaient les mêmes, nous nous sommes posées les mêmes questions, nous avons rencontré les mêmes soutiens et nous avons les mêmes attentes."

"J’en ai déduit que cette histoire, si elle décalquait déjà deux familles, devaient trouver écho auprès de nombreuses autres familles homoparentales et qu’il était important de dire que jusque-là, à ma connaissance, tout allait bien."

Les Gens normaux - Hubert & Augustin - Casterman / bd Boum

"Graphiquement, je n’ai pas cherché loin. J’ai fait précédemment une histoire de filles dans un autre collectif (Première fois) et j’ai sensiblement repris de là. Astrid dans « Les Gens normaux » et Aline dans « Première fois » sont visuellement très proches. Ce devait être en noir et blanc mais vu mes pattes de mouches et la densité de certaines cases, j’ai ajouté du gris pour essayer d’être plus lisible (et pour conserver le « visuel » du Rainbow flag à la fin de l’histoire !)."

"Travaillant parallèlement sur le T2 de Whaligoë, j’ai tardé à me lancer et j’ai commencé ma participation en pleine Manif pour Tous. J’ai vu, atterrée, la réaction, l’incompréhension et le rejet de tous ces cons (il faudrait écrire gens, je sais). Quelques mois auparavant, je pensais qu’après le PACS, les sondages l’affirmaient, cette discrimination quant au mariage n’avait plus lieu d’être. Dans mon entourage, amis, famille mais aussi au sein de la communauté (école, vie associative, etc.), notre situation était simple et apparemment acceptée. Le retour de bâton a été incompréhensible et choquant. Comme d’autres, je l’ai pris de plein fouet et j’ai été soulagée que mon fils soit assez petit pour ne pas subir ce déferlement de bêtise (j’espère sincèrement que lorsqu’il sera assez grand pour comprendre pleinement sa particularité, elle ne sera plus tant stigmatisée)."

"J’ai appelé Hubert en lui disant que le livre devait sortir là, maintenant, qu’il fallait faire quelque chose (j’étais bien placée, j’avais pas commencé à travailler !). C’était blessant, glaçant, on a manifesté en famille d’abord puis j’y suis allé seule vu la radicalisation des opposants. J’ai enfin attaqué les planches avec la rage, convaincue que la PMA dont nous avons pu bénéficier à l’étranger ne serait pas acceptée en France, pays des Droits de l’Homme, donneur de leçons au concert des Nations, suite à la réprobation sourde d’un 60e de la population !"

"Il est probable que le sujet ne revienne plus au devant de la scène, et c’est à la fois un soulagement, on va pouvoir souffler et revenir à une indifférence reposante mais aussi une lamentable et habituelle dénégation."

"Le travail de fond n’est donc pas terminé et ce livre, sa justesse, son intelligence, participeront je l’espère, à cette lente éducation de la tolérance."

Les Gens normaux - Hubert & Augustin - Casterman / bd Boum

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photo des auteurs : : © CL Detournay

 
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3 Messages :
  • Ce que j’ai pu constater aux Etats-Unis, qui ont quelques années d’avance, ce n’est pas la banalisation de l’homosexualité, mais la banalisation de l’homosexualité à l’intérieur de ghettos, dans certaines villes, ce qui est complètement différent.
    Croire que l’homosexualité rentrera définitivement dans les moeurs est sans doute aussi naïf que de croire que l’Occident continuera de dominer indéfiniment le reste du monde.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 7 novembre 2013 à  11:09 :

      Quel éminent point de vue de spécialiste !
      J’ai vu un parking aux Etats-Unis, une fois. Les Etats-Unis ont quelques années d’avance car c’est bien connu, Doc Brown y a construit sa fameuse Delorean ! Qu’on ne s’y trompe pas : ces parkings (qui ont quelques années d’avance, eux aussi) sont de véritables ghettos à voitures. Croire que l’automobile entrera définitivement dans les usages est sans doute aussi naïf que de croire que le Psg continuera de dominer indéfiniment le championnat.

      Répondre à ce message

  • C’est paradoxal de se réunir en collectif pour demander l’indifférence. Faire de l’entrisme et se fondre dans la masse serait plus adapté.

    Répondre à ce message

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