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La BD franco-belge en ordre de bataille

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 3 mars 2006                      Lien  
Face à la mondialisation, la BD franco-belge se remet en question. Inventée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la norme de la BD des années cinquante, l'album de 48 pages, cartonné et en couleurs, semble battre en retraite. Futuropolis, la filiale de Soleil et Gallimard, se lance dans l'expérimentation de nouveaux standards, tant du point de vue créatif que de celui du format ou du prix.

L’affaire est entendue. Les éditeurs franco-belges ont compris le message : l’album de bande dessinée classique a vécu. Ce sont les mangas qui ont permis cette prise de conscience : avec leurs cycles qui se développent en plusieurs dizaines de volumes, leur régularité de parution et surtout leurs prix de vente extrêmement modestes, les mangas ont séduit les nouvelles générations, parfois au détriment des classiques dominants du marché. Le recul de la BD franco-belge n’est pas encore dans les chiffres ; la progression de la BD asiatique ne s’est pas encore faite -heureusement - au détriment des autres secteurs, mais il n’est pas douteux que sur les moins de quinze ans, les ravages sont appréciables. Dans tous les cas, si les éditeurs ne partent pas à la conquête de leur public avec des produits innovants, le déclin interviendra à coup sûr.

Un format dicté par les contraintes de l’impression

La BD franco-belge en ordre de bataille
Spirou (1938)
Avant-guerre, les journaux de BD sont en grand format

Qu’on ne croie pas que le modèle historique dominant de la BD franco-belge soit venu tout droit du cabinet d’un éditeur : il s’est plutôt imposé à lui. Avant-guerre, les BD avaient un grand format, à peu près 28 x 42 centimètres, celui des journaux comme Mickey, Robinson, Hurrah ou... Spirou. Avec la guerre, à cause de la rareté du papier, le Journal de Spirou, puis son concurrent Tintin, sont revenus au format A4 et ils y sont restés ! Les nouvelles machines offset de l’après-guerre avaient normé ce format, ainsi que la longueur des récits : 48 pages, correspondant à 3 cahiers de 16 pages, soit 3 feuilles plano recto verso d’une presse offset standard, le contenu d’un album [1].

La fonction « cadeau »

Quand au cartonnage, à l’imitation de ceux des livres pour enfant, une littérature à laquelle la bande dessinée est restée longtemps assimilée (souvenez-vous de Bécassine, Zig et Puce ou Tintin), il s’est imposé dans les années 70, non seulement en raison de la facilité de son conditionnement favorable à la grande distribution, mais aussi en raison de la structure du comportement des acheteurs de livres : la BD est le cadeau sympa par excellence. On s’en doutait, mais c’est vrai : une grande part des achats de la BD sont destinés à un autre destinataire que l’acheteur. Celui-ci s’attache donc à ce que l’objet ne soit pas trop cheap et a tendance à refuser systématiquement les albums brochés. C’est la raison pour laquelle, dans les années 60 et 70, de nombreuses séries sont passées du format souple bon marché (Yoko Tsuno, Buck Danny, Lucky Luke, Astérix...) au cartonné de 48 pages. C’est cette même « fonction-cadeau » qui favorise aujourd’hui la profusion des « intégrales » : « ...pour ne pas sembler trop pingre, quoi de mieux qu’une intégrale ? », écrivait à juste titre Laurent Boileau récemment dans ces pages avant de conclure que l’intégrale s’était vraiment installée dans nos habitudes de consommation.

La norme, une valeur identitaire

Goldorak (1978 en France)
Les VF étaient dessinées par des Français !

À la fin des années 1990, les trois principaux marchés mondiaux de la bande dessinée avaient chacun leur norme : Les États-Unis produisaient les comic-books, des petits fascicules de 24 à 32 pages hérités des dime novels, les fameux pulps, cousins germains de nos romans à cinq sous. Tout en couleurs, ils s’impriment en une seule fois sur une feuille offset 50 x 70 recto verso. Diffusée sur un papier de qualité moyenne et vendue très bon marché, cette norme s’impose avec un genre facilement identifiable, le super-héros. Le Japon, quant à lui, proposait une BD soit de format « comics », soit de format de poche de 192 à 320 pages environ, mais le plus souvent imprimée en noir et blanc, sur un papier de qualité médiocre. Quant aux européens, leur norme « haut de gamme » faisait l’envie des créateurs du reste du monde car elle induisait un statut pour l’artiste plus valorisant que celui de ses compétiteurs. Chacun de ces trois marchés a développé autour de ces normes une identité forte, et jusque là profitable, sur son marché domestique.

La mondialisation impose de nouvelles normes

Le Pacte avec Dieu
Le livre clé du "Graphic Novel"

La mondialisation brouille cette typologie. On peut dire, en forçant à peine le trait, que si les mangas sont en train de devenir la norme de référence au point de vue mondial, c’est parce qu’elle est d’évidence la plus économique. Là encore, ce ne sont pas les éditeurs qui décident. La BD franco-belge, comme la BD américaine, sont positionnés sur des standards de production coûteux. Or, la consommation des jeunes de 8 à 14 ans (le cœur de cible des jeunes lecteurs de BD) se trouvant atomisée entre différents centres d’intérêt (télévision, musique, jeux vidéo...), a tendance à s’orienter vers les produits les plus économiques et les plus en phase avec leurs centres d’intérêt [2]. Dans nos contrées, seuls les mangas répondaient à ces exigences. Il n’est donc pas étonnant qu’ils triomphent.

Les "graphic-novels", creuset de la bande dessinée indépendante

Lorsqu’en 1975, Will Eisner est invité au Festival d’Angoulême [3], il en revient avec la conviction que la BD américaine peut prospérer en dehors du genre super-héros, un genre pour lequel il n’a pas une estime démesurée. Les historiens attribuent à Eisner, à défaut de sa création qui est déjà largement en germe dans la production de l’underground américain dont Spiegelman est issu, la popularisation du terme « Graphic-Novel », un vocable qu’il cristallise en 1978 avec l’album Un Contrat avec Dieu et qui devint un concept marketing très profitable à partir de 1992 grâce au prix Pulitzer accordé à Maus d’Art Spiegelman. L’énorme succès de Maus (plus d’un million d’exemplaires vendus), une BD en noir et blanc de format roman, a ouvert la voie de la BD en librairie générale et a permis d’y installer une norme sur laquelle a prospéré l’édition dite « indépendante » américaine avec en figure de proue des éditeurs comme Fantagraphics et, à sa suite en France, les Vertige Graphic, Rackham et autres L’Association. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les meilleurs représentants de la nouvelle génération des auteurs américains se retrouvent chez ces éditeurs.

Maus de Spiegelman
Grâce à lui, le Graphic Novel triomphe.

Cette normalisation des standards entre la France et les États-Unis permet d’ailleurs aux auteurs francophones comme Marjane Satrapi, David B, Dupuy & Berberian ou Joann Sfar d’être publiés aux États-Unis dans le même temps que les Scott McCloud, Joe Sacco, Paul Pope ou Daniel Clowes le sont ici.

Cela en attendant une édition de norme internationale qui rendrait la production expérimentale rentable pour les auteurs, grâce à un réseau d’éditeurs et de créateurs indépendants, suivant un schéma qui est très bien décrit par Frédéric Boilet (lire son interview dans ces pages) et qu’il a expérimenté avec le collectif Japon, à savoir une édition à petit tirage publiée simultanément dans sept à huit pays.

Comment les BD en livre de poche ont préparé la vague des mangas

Mais ce triomphe n’est pas seulement dû à des raisons commerciales et techniques : la qualité des créations et le talent des artistes japonais sont eux aussi des facteurs incontournables de cette réussite.

Pogo de Walt Kelly (1964) chez Dupuis
dans la collection Gag de Poche. La traduction est de Yvan Delporte. Un must !

Car le format de poche, il faut le rappeler, les Européens l’expérimentent depuis longtemps. En France, il y eut d’abord les Gags de Poche chez Dupuis (1964, imprimés en noir et blanc), les 16 x 22 de chez Dargaud (en couleurs) à la fin des années soixante-dix, enfin les collections de poches de J’Ai Lu, du Livre de Poche (Hachette) et Pocket dans les années 1980. Il faut aussi mentionner les BD brochées à prix cassés lancées par Dupuis ou par Soleil (à format réduit) dans les Relais H qui sont une autre expérimentation destinée à recruter des nouveaux lecteurs. Mais ces essais sont sans lendemain, par manque de cohérence éditoriale, et parce que ces produits n’étaient finalement que des dérivés des créations principales, lesquelles s’en trouvaient de facto dévalorisées.

Bob Morane en 16/22
Une tentative de BD en "poche" chez Dargaud

A contrario, il faut mentionner une réussite en rupture avec la norme dominante, les éditions Fluide Glacial (Audie), une maison d’édition constituée autour d’un noyau d’auteurs et que l’on peut donc qualifier d’ « indépendante », qui a élaboré pendant plus de vingt ans un modèle profitable de collection en noir et blanc appuyée sur l’édition d’une revue. Il n’est pas anodin que Audie ait été racheté par J’Ai Lu, la société qui exploitait la réédition de son catalogue en poche. La version poche des Idées Noires de Franquin faisaient alors des scores semblables à ceux des mangas d’aujourd’hui. On comprend dès lors que ce rapprochement était gagnant pour les deux parties. Mais malgré tout, cette exploitation en poche a tourné court, faute de la fourniture d’une quantité suffisante de matériel en noir et blanc de qualité. Après le catalogue de Fluide, J’ai Lu a dû se rabattre sur les mangas. Ils ne le regrettent pas : grâce à eux, ils sont encore un acteur significatif de ce secteur aujourd’hui.

Une nouvelle façon de faire de la bande dessinée

Tardi 30x40 (1974)

C’est pourquoi nous accueillons avec intérêt et sympathie la nouvelle collection 32 chez Futuropolis. Car ici, c’est une nouvelle norme qui nous est proposée : des histoires qui se développent sur 288, 384, 480 voire 576 pages : « Il y a des histoires dont le temps est un personnage essentiel », dit le dossier de presse ; ces longs récits sont découpés en albums brochés de 32 pages à un prix de 4,90 € ; une large palette de talents collabore à ce projet : de Jean-David Morvan à Sylvain Ricard, de Fred Pontarolo à David B ; cette publication de grand format sera compilée dans un deuxième temps dans des « intégrales » de format classique franco-belge plus réduit.

On pense forcément à la série 30x40 lancée par Robial. Mais cette série-ci, au contraire de la précédente qui reprenait le plus souvent du matériel existant en noir et blanc et qui se focalisait seulement sur le format et la maquette, a un véritable projet éditorial. L’entreprise est si ambitieuse (certaines séries auront 18 numéros !) que l’on retient son souffle.

Guerres Civiles
de Morvan, Ricard & Gaultier. (c) Futuropolis

On peut aisément penser que ces « pavés de lecture » trouveront des débouchés plus facilement à l’étranger, dans des formats proches des attentes des marchés respectifs, la densité des graphismes en permettant la réduction.

Mais il y a plus important encore : la liberté étant laissée à la création, c’est un nouveau champ d’expérimentation qui s’offre aux auteurs, une occasion supplémentaire pour renouveler, voire révéler une génération de créateurs européens adaptée aux normes mondiales.

Il est amusant de constater que les premières séries proposées mettent la guerre au centre de leurs préoccupations. Certes, l’ambiance internationale est aux accents guerriers et cet environnement est certainement anxiogène pour nos auteurs. Mais il est caractéristique que ce thème soit si apparent au moment où, devant la déferlante des mangas, Moebius annonce qu’ « Il va falloir se battre, allumer des contre-feux, faire sentir que nous avons nous aussi le droit d’exister. »

Cette nouvelle collection lancée par Futuropolis ne fait pas autre chose.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN :

Quatre titres démarrent la collection à partir du 13 avril 2006 :
-  Guerres civiles de Gaultier-Morvan & Ricard

-  Après La Guerre de Martin, Brunschwig et Leroux

-  Le Monde de Lucie de Martinez & Kris

-  L’Idole dans la Bombe de Jouvray et Presle.

[1Rappelons que Tintin qui a défini son standard sur le modèle de Bécassine ou de Gédéon avant que les 48 pages ne s’imposent, avait en général 62 planches, soit un cahier de plus que ses suiveurs.

[2Ici, il faut pointer le rôle de la télévision dans ce tropisme de consommation. Là encore, les Japonais qui produisent en coulée continue des films d’animation pour la télévision, artistiquement pauvres mais bon marché en terme de production, à ses débuts du moins, ont fait le bon choix industriel. Mais c’est une autre histoire...

[3Il en sera le deuxième Grand Prix.

 
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1 Message :
  • > La BD franco-belge en ordre de bataille
    6 mars 2006 22:59, par Gabriel U.

    Merci pour cette intéressante mise en perspective historique.

    Pour l’actualité et le développement de nouveaux formats, j’aurais aussi cité Coconino Press / Vertige Graphic, qui a déjà sorti dans sa collection Ignatz (et avant Futuropolis nouvellée formule) plusieurs albums de 32 pages commençant des histoires sans limitation de pagination, signées de pointures comme David B, Igort, Mattotti et d’une nouvelle garde internationale comprenant Gipi ou Kevin Huizenga. En plus, il s’agit d’une entreprise transnationale qui semble faite pour répondre au rêve de Boilet tel que vous le décrivez (albums publiés simultanément en plusieurs langues par des éditeurs associés).

    C’est à mon avis une des expériences éditoriales les plus excitantes du moment (en plus la facture des livres est vraiment élégante et soignée, ce qui malheureusement n’est pas toujours le cas des nouveaux Futuropolis , mais laissons leur le temps d’essuyer les plâtres).

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