Devant l’écrasante croissance de la production de nouveautés (Vincent Montagne, PDG de Média-Participations, table sur 4000 nouveaux titres de BD cette année), l’angoisse monte. La marché sera-t-il capable d’absorber ce flux, comme il l’avait fait jusqu’à présent ? Jusqu’ici, la croissance des points de vente (les librairies spécialisées ont conquis la plupart des villes moyennes) et la conquête de nouveaux publics ont accompagné cette progression. Ainsi, les mangas, paradoxalement, ont plutôt élargi le public de la BD, ouvrant davantage sur le public féminin, récupérant un public enfantin plutôt consommateur de jeux vidéo et de télévision ; des « produits » comme Les Blondes ou Caméra Café, voire même Star Wars ont touché un public traditionnellement peu consommateur de BD. Les mangas ont conquis des linéaires en grande surface, les éditeurs « indépendants » ont gagné de l’espace dans les librairies traditionnelles. Mais la croissance se tasse et, bien que l‘on n’en voit pas le signe avant-coureur, on craint une correction du marché.
Des choix drastiques
C’est que le métier de libraire BD a bien changé en vingt ans. Les boîtes en carton sur les tréteaux ont fait place à de magnifiques espaces conçus à grands frais par des architectes d’intérieur. Les murs de simples rayonnages, ont cédé un peu de place à de luxueuses vitrines où trônent des personnages de BD en 3D. Les points de vente se peuplent de plus en plus de goodies en tous genres et n’hésitent pas à mélanger les BD avec des univers de fiction connexes issus de l’animation, du cinéma, du jeu vidéo ou du jeu de rôle. « Le paradoxe, nous dit Christian Renard, de la librairie Tropica BD à Charleroi, c’est que le consommateur achète plus, achète mieux, mais exige aussi davantage de service. Le cadre doit être agréable et la situation des librairies spécialisées a quitté les petites artères peu passantes pour venir s’installer dans des endroits infiniment plus fréquentés. Les loyers sont en conséquence... »
Donc, pour ce libraire, l’augmentation du chiffre de vente due à ces lourds investissements ne s’est pas forcément traduite par une croissance des profits. « Il y a vingt ans, poursuit-il, nous avions des difficultés pour maintenir toute l’année un flux constant de bonnes nouveautés. Il y avait des creux terribles. Maintenant, c’est le contraire. Il y en a trop (sauf en été, d‘ailleurs les éditeurs seraient inspirés de modifier cette mauvaise habitude), et le plus souvent, on ne peut pas dire que ce soit de la qualité médiocre. Les éditeurs ont appris leur métier : Ils savent de mieux en mieux vendre des produits de meilleure qualité. » Malgré cela, un choix doit se faire, il ne prend plus tout ce qui sort. « Je dois essayer de mettre en avant des livres que mes concurrents n’ont pas, ou qu’ils exploitent mal. C‘est très difficile. » D’autant plus que lorsque, comme c’est le cas en cette fin d’année, les nouveautés de Spirou, Titeuf ou Lucky Luke se multiplient, il est difficile de laisser la place aux séries moins notoires. Plus que jamais, le force du marketing, le buzz autour d’un livre devient déterminant. On peut presque dire que cette situation oblige les éditeurs à mieux mettre en scène leurs nouveautés.
La BD fait vendre !
Récemment, à Bruxelles, deux énormes librairies se sont ouvertes qui sont un bon exemple de la créativité des libraires face aux nouveaux défis qui s’offrent à eux.
La première The Nine City (Nine comme neuf, puisque la bande dessinée est le neuvième art) cumule sur plusieurs étages, ainsi que nous vous l’avions expliqué dans un précédent article, à la fois un « Musée de la BD en 3D », The Nine Museum de 1200 m² qui accueillera aussi des expositions temporaires dans une salle dédiée, ainsi que des événements, une très vaste librairie, The Nine Store, un restaurant et un bar The Nine Lounge Bar et... six chambres pour les auteurs en visite à Bruxelles et venant dédicacer à la librairie, The Nine Loft. Le tout occupe près de 3000 m², dont 650 m² pour la librairie ! Elle est conçue comme une « usine à dédicaces » : Il n’est pas une semaine où il n’y a pas d’auteurs qui ne viennent signer leurs ouvrages. Dans le long couloir qui mène au « Musée de la 3D », des affichettes mentionnent les heures et les jours de leur venue. Mieux : Une newsletter prévient le client inscrit des dédicaces à venir.
Le modèle économique de ce concept, outre la marge que rapportera la librairie et le restaurant, est que le très grand espace occupé par le musée pourra être loué pour des soirées organisées par des collectivités ou des entreprises.
« Nous sommes dans un « Media Corner » nous explique Eric Pierre, l’administrateur délégué de cette incroyable entreprise, Autour de nous, à proximité, il y a RTL, Canal Plus, la RTBF, la BRT, tous les médias belges sont là ! Il n’y a pas dans le quartier un endroit où il soit possible de faire un lancement dans d’aussi bonnes conditions. » Le tout étant valorisé par l’image de la BD, car la BD fait vendre, nos entrepreneurs l‘ont bien compris. L‘idée de louer un espace n‘est pas révolutionnaire : la plupart des musées le font et le Centre Belge de la BD prête lui aussi ses locaux à des entreprises. Mais leur espace est plus restreint, plus « cosy » et, du fait qu’il s’agit d’un monument Horta, il est peut-être un peu moins maniable. Il ne peut pas permettre, comme ici, l’organisation d’une fête avec une grosse « sono ».
Nourritures terrestres et nourritures spirituelles
Le concept qui consiste à mêler un resto avec une librairie de BD n’était pas original non plus. Le 23 mars dernier, un autre multiplexe bruxellois nommé Cook & Book ouvrait ses portes. Le lieu prend place dans l’ambitieux projet de Wolubilis, un espace pluriculturel et pluridisciplinaire de 10.000 m² comportant vingt ateliers destinés à des associations culturelles, un théâtre de 486 places comprenant trois foyers d’accueil et neuf emplacements commerciaux à vocation culturelle dans laquelle, parmi les neuf thèmes littéraires choisis, une vaste librairie BD voisine avec une autre consacrée au voyage, une autre aux beaux-arts, un disquaire et... un restaurant. La librairie est très belle avec ses rayonnages de bois qui montent jusqu’au plafond et auxquels on peut accéder par une échelle. Les principales séries sont classées dans des tiroirs mais le libraire, très compétent, peut vous guider. Une installation, sous l’énorme maquette de Star Wars, met en avant les albums de cette série. Un coin, dûment labellisé en japonais, est consacré aux mangas.
Sur les murs, les originaux du Sang des Porphyre le dernier album de Balac et Parnotte. A l’intérieur ou en terrasse quand il fait bon, on peut manger et l’un des aspects les plus comiques du lieu est de voir le vendeur taper sur sa caisse enregistreuse « deux salades, un Blake & Mortimer, un album de Bézian et deux cocas ». « Les interfaces informatiques sont les mêmes, nous explique l’un des associés, Nicolas Cuissart, cela ne pose aucun problème. ». On peut être choqué par le mélange des genres mais le public de ce quartier plutôt bourgeois qui jouxte le Woluwé Shopping Center s’y retrouve, venant en famille en ballade le dimanche, en conduisant la poussette.
Les directeurs commerciaux des éditeurs que nous avons rencontrés croient à ce genre de multistore. Ils constatent que les points de vente où les libraires ont lourdement investi dans la "part de rêve", progressent au détriment des petites librairies spécialisées classiques et... des grandes surfaces qui se limitent à ne plus vendre que « les 100 titres qui se vendent le mieux ». Décidément, on ne consommera plus jamais la BD comme avant.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Nine City
32 Bld Reyers
1030 Bruxelles - Schaerbeek
Metro : Diamant
Site internet : The Nine City
Cook & Book
1 Place du Temps Libre
1200 Bruxelles - Woluwé Saint Lambert
Métro : Roodebeek
Site internet : Wolubilis
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