"La Cantine de minuit" porte bien son nom : son propriétaire, dont nous ne saurons rien ou presque, ouvre son restaurant entre minuit et sept heures du matin ! Un rade pleinement nocturne donc, où une clientèle d’habitués se presse néanmoins. Des marginaux, certes, mais pas que, et beaucoup d’itinéraires atypiques qui viennent chercher là un havre où se poser.
Mais si l’on arrive comme à la dérive à La Cantine de minuit, il faut cependant faire preuve d’une certaine détermination, car la carte n’aide pas vraiment le client qui débarque. De la soupe miso au porc, voilà tout. Mais en contrepartie la possibilité de demander le plat de votre choix au chef qui vous le préparera si jamais il a les ingrédients à disposition.
L’occasion de voir les personnages, de petites gens, tous très attachants, commander, tour à tour, des plats différents emblématiques, d’une façon ou d’une autre, de qui ils sont, de leur histoire. Et La Cantine de minuit, la série, se transforme alors en un formidable croisement entre le manga culinaire et la tranche de vie. Car à la découverte des plats se mêle celle des visiteurs d’un soir ou des réguliers de la taverne, dans une sorte de valse des portraits croisés drôle, émouvante et prodigieusement humaine.
En dix pages à peine - le format de chaque chapitre - se trouve ainsi croquée, petit à petit une foule bigarrée et attendrissante. De Ryu le yakuza amateur de weiner taillées en poulpe à la ronde Mayumi désespérée par des régimes à répétition, en passant par Marylin la stripteaseuse dont les goûts culinaires varient en fonction des hommes dont elle est amoureuse, c’est toute une société, chaleureuse au possible, qui se déploie sous nos yeux, portée par le regard bienveillant et amusé de Yarô Abe.
Bien sûr, par son thème et sa structure, La Cantine de minuit ne manque pas d’évoquer un classique du manga ayant connu un succès particulier chez nous : Le Gourmet solitaire, dont on a pu connaître récemment une suite avec Les Rêveries d’un gourmet solitaire. Graphiquement, on est pourtant très loin du trait léché et enchanteur de Jirô Taniguchi.
Yarô Abe opte lui pour un dessin simple, rudimentaire, presque pauvre et en apparence bancal, mais qui apparaît au fil de la lecture en phase avec le propos et le personnel, sans chichis, humble et teinté d’humour. On comprend alors que ce se serait complètement se méprendre que de comparer les titres. Et que même si l’on s’y hasardait, sur le fond, il n’est pas certain que l’on puisse si aisément donner la préférence au classique de Jirô Taniguchi.
En effet, là où le Gourmet solitaire faisait de chaque repas une expérience intime, sensitive et esthétique poussée, quasi existentielle par certains aspects, La Cantine de minuit privilégie le collectif et met l’accent sur la rencontre entre les individus. À travers le partage et l’échange, c’est davantage une dimension sociétale qui se déploie, avec une justesse et une réussite évidentes.
Et comme si nous étions nous-mêmes conviés à table, on se prend d’affection pour ces personnages touchants. On se dit que l’on aimerait les croiser un jour au détour d’un repas, si l’on avait encore l’envie et la capacité, englués que nous sommes dans notre quotidien et notre petit confort, d’aller ainsi se confronter aux autres, et l’on se prend à rêver d’un lieu aussi convivial et simple que La Cantine de minuit. Et dans notre société actuelle, profondément atomisée, où l’individu et le repli sur soi, ou les siens, s’affichent comme les valeurs premières, le modèle proposé par Yarô Abe fait particulièrement du bien.
(par Aurélien Pigeat)
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