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"La Complainte des landes perdues" : le pouvoir aux Sorcières

Par Charles-Louis Detournay le 17 janvier 2019                      Lien  
Trois ans après le premier tome, Dargaud publie le second tome de "La Complainte des landes perdues", dans son troisième cycle... Plus exactement le premier cycle dans l'ordre narratif de la série !... Pas compris ? Béatrice Tillier va tout vous expliquer !
"La Complainte des landes perdues" : le pouvoir aux Sorcières
Le second cycle dessiné par Philippe Delaby

Si vous n’avez pas encore découvert cette imposante série d’Heroic Fantasy imaginé par Jean Dufaux, sachez que vous n’aurez que l’embarras du choix ! Vous pouvez débuter la lecture de La Complainte des landes perdues tout d’abord dans le sens de sa création. En effet, Dufaux et Rosinski en ont posé les premières pierres il y a plus de vingt-cinq ans, avec deux diptyques qui forment un premier cycle complet. Il est globalement consacré à Sioban, une jeune princesse sans royaume qui excite bien des envies.

Dix ans après le lancement du premier cycle, Dufaux en a entamé un second avec son compère qui l’accompagnait sur Murena : Philippe Delaby. Cette nouvelle tétralogie se situe chronologiquement avant celui réalisé avec Rosinski, et se focalise sur un Ordre découvert dans celui-ci : Les Chevaliers du Pardon. On y retrouve l’un des personnages du cycle dessiné par Rosinski, à savoir l’un de ces Chevaliers, mais qui est alors encore novice. Le récit s’intéresse surtout aux Moriganes, des sorcières d’une grande puissance que les Chevaliers tentent de combattre.

Jean Dufaux & Philippe Delaby
(c) Nicolas Anspach

Puis, toujours plus ou moins dix ans après le lancement de ce « second » cycle, Jean Dufaux a décidé de réaliser un troisième et dernier arc narratif dans ce qu’il convient maintenant d’appeler une saga. Cette fois, c’est Béatrice Tillier, avec qui Jean Dufaux avait réalisé Le Bois des vierges qui a la lourde responsabilité de passer après Rosinski et Delaby. Avec la même volonté de détailler des éléments présentés précédemment, ce troisième cycle se situe avant le second (donc avant le premier) et se focalise sur les Sorcières.

L’avantage de cette construction à rebours, comme l’explique Béatrice Tillier, c’est que « Les lecteurs qui n’ont pas encore lu les deux précédents cycles peuvent entamer directement leur lecture avec les deux albums du Cycle des sorcières, car ils n’ont pas raté d’éléments précédents. »

Place aux couleurs

Pour situer un peu ce troisième cycle, et donc le début de cette Complainte des landes perdues, sachez que la cour du roi Brendam est divisée, car deux princes peuvent prétendre au trône. D’un côté, le colérique Elgar, dont la mère s’est rangée du côté des Sorcières pour assurer ses ambitions ; de l’autre, le doux Vivien, fruit des premières amours du roi avec une femme devenue demi-folle et enfermée depuis des années dans un donjon.

Au début du premier tome, Elgar décide d’assassiner Vivien pour assurer sa place sur le trône. Mais ce dernier est tiré des griffes de la mort par la douce Oriane, une jeune femme qui a hérité de son père certains talents magiques. Pendant que le jeune homme se remet de ses blessures, Oriane et lui tombent respectivement amoureux, cachés dans cette demeure tapie au cœur de la forêt, et protégée par une étrange stèle en pierre.

Pendant ce temps, le clan des Sorcières se déchire, chacune des parties désirant soutenir un prétendant plutôt que l’autre. La reine (et mère d’Elgar), sous le coup d’un puissant sortilège, s’enfonce toujours plus profondément aux sources du mal, au nom de l’amour pour son fils : elle envisage non seulement d’ensorceler Vivien, mais surtout de réveiller Tête noire, un puissant démon enfermé depuis des années. Mais le dangereux Tête noire se révèle être le père de la douce Oriane…

Dès la première page, les couleurs et les ambiances donnent le ton de l’album

Dès les premières pages de ce second tome, toutes les forces en présence présentées dans le premier opus se mettent en mouvement, puis s’emballent. Le temps des sordides manœuvres appartient au passé, chacun a décidé d’agir avec tous les moyens en sa possession pour s’assurer du futur du royaume ou de ceux qui lui sont chers. Nous assistons donc à un ballet infernal, où bien entendu les premières à entrer dans la danse sont les Sorcières.

Si le traitement graphique de Béatrice Tillier est toujours aussi précis et évocateur, ce sont avant tout ses couleurs qui commandent les émotions du récit. Dans le premier tome, chaque personnage évoluait dans sa propre gamme chromatique : bleu pour le héros Viven, vert pour les sorcières, rouge pour le prince maléfique Eldar, etc. Dans ce second tome, chacun de ces personnages maintient son propre code couleur vestimentaire, tout en évoluant maintenant dans des décors et des ambiances moins imprégnées de sa couleur thématique. Par-là, les auteurs indiquent que les personnages quittent leurs univers naturels pour tous partir en quête. Si le premier tome, déjà mouvementé, mettant en place les protagonistes, le second les confronte, tour-à-tour, et leur demande déjà de poser des choix, lorsqu’ils ne sont pas confrontés à des révélations.

Béatrice Tillier joue sur le chemin du Fitchel pour l’imposer dans la planche et guider le regard du lecteur.

« La couleur s’adapte en permanence, nous explique Béatrice Tillier, Que cela soit à l’atmosphère du récit, au personnage, à la saison où se déroule les faits racontés. L’objectif étant, au fur et à mesure des albums, que l’ambiance devienne de plus en plus sombre, dans des teintes noires, bleutées et froides. Pour deux raisons : tout d’abord une raison narrative, car les sorcières sortent de l’ombre. On remarque d’ailleurs que ce second tome comporte encore quelques scènes bucoliques, volontairement naïves, colorées et chatoyantes, à l’image du premier tome. La lumière ensuite cède doucement sa place, comme dans les séquences du château sous l’emprise de la sorcellerie, où tout devient beaucoup plus pesant.

La seconde raison est liée à la construction de la série. Le cycle sur lequel je travaille précède celui de Philippe Delaby, je sais donc depuis le début que je devais partir de la lumière, pour rejoindre sa première scène, dans son cycle, lorsqu’il débute avec une ambiance grise, lourde, sourde, brumeuse. Pour assurer ses ambiances-là, je dois marquer une transition tout au long de mes quatre albums. »

Ces codes de couleur et le jeu de symboles sont prépondérants pour guider le lecteur. À l’évocation des références utilisées par Jean Dufaux (les îles, le rôle de la pomme qui intervient à trois reprises dans le récit, etc), Béatrice Tillier pense au regard du lecteur, avec des signes différents dans chaque planche, comme elle l’explique dans la vidéo ci-dessous, ou avec l’exemple du parcours du Fitchell ci-contre. Ou encore le visage de Tête noire qui apparaît dans les cheveux d’Oriane, symbole de cette part d’elle dont elle devra se séparer pour retrouver son père...

« Ces références font partie du plaisir de la narration en bande dessinée, nous commente la dessinatrice. En jouant avec tous les éléments à ma disposition : la composition de la page, de l’ensemble des deux pages, et à l’intérieur même de la case. Il y a tellement de possibilités : que cela soit avec les lignes directrices, les objets qui se déplacent, etc. Ce n’est sans doute pas ce qui saute aux yeux du lecteur lorsqu’il regarde la planche pour la première fois, mais inconsciemment, il va se laisser emporter par l’ambiance et les mouvements glissés dans la place. »

De plus, même si Béatrice Tillier est très minutieuse dans les détails de ses planches, les thèmes chromatiques qu’elle emploie sont autant de garde-fous pour ne pas perdre le lecteur dans ses somptueux arrière-plans, et guider son regard vers les visages des personnages.

« Le jeu d’acteur des personnages est important, pour que le lecteur se sente imprégné par les mêmes sentiments. Si on veut faire passer un maximum d’informations, il faut que les personnages s’expriment et paraissent vivants. »

Béatrice Tillier aime jouer sur les éléments juxtaposés dans deux cases : ici, les cheveux d’Oriane qui font le lien avec le feu de l’âtre.

La genèse de la Fée Sanctus

Alors que le premier tome était dévolu aux complots, les tensions s’accentuent dans ce second tome jusqu’à aboutir à la guerre. Celle-ci atteint son climax dans cet album, avec de très belles planches qui font presque ressortir le choc des armes de l’affrontement.

Autre élément de la montée progressive du récit orchestrée de main de maître par Jean Dufaux : les liens qui se tissent progressivement avec les deux autres cycles déjà parus. Parmi d’autres, on note l’arrivée de la Fée Sanctus, l’un des personnages principaux du second cycle dessiné par Philippe Delaby, et qui va certainement tenir une place importante dans cette tétralogie. Les lecteurs de La Complainte des Landes perdues savent que ce personnage a changé d’apparence dans le cycle dessiné par Philippe Delaby, suite à une rédemption. L’arc dessiné par Béatrice Tillier traite de la première "vie" de ce personnage, en reprenant quelque peu son apparence originelle en tant que sorcière, très brièvement dévoilée par Delaby. Ce cycle devrait certainement détailler les étapes de cette rédemption évoquée dans les albums qui suivent : le plus dur reste à venir !

La Fée Sanctus se présente au héros Vivien... sauf qu’elle appartient encore aux Sorcières !
Béatrice Tillier
Photo : Charles-Louis Detournay.

« Philippe Delaby avait représenté à un moment la fée Sanctus sous son apparence de sorcière, dans une apparition très fantomatique et diaphane. Un aspect que j’ai souhaité conserver dans ce personnage mi-albinos, ce qui renforce ce sentiment de transparence et de magie. Bien entendu, Sanctus est accompagné du Fitchell, cette fameuse boule dont des pointes peuvent ressortir en fonction de son utilité du moment. Comme celui-ci est propre à chaque personnage, on peut imaginer que les symboles qui l’ornent s’adaptent également à la personne qui le contrôle.

Pour Sanctus, je suis reparti sur une symbolique ancienne, comme une carte du ciel basée sur d’antiques runes que j’ai retrouvées gravées sur des stèles, des menhirs ou des tombeaux, datant presque du paléolithique avec des sources vikings et celtiques. Bien sûr, la série reste fantastique, mais je pioche des éléments authentiques, que cela soit dans la symbolique ou des lieux. Ainsi, lorsque Jean Dufaux invente un lieu avec son nom, je me renseigne pour ne pas dénaturer des lieux existants qui seraient trop proches de ce qu’il a imaginé, ou placer des indices dans ces lieux comme si rien n’était laissé au hasard. On reste à mi-chemin entre l’imaginaire et la réalité, tout en respectant les codes du genre... »

Même s’il est peu présent, Tête noire domine cet album, dès la couverture.

Le mal est au cœur de l’amour

Outre l’amour, le mal et la magie (voire l’ensorcèlement), l’une des marques de fabrique de la Complainte des landes perdues réside dans ces mystérieux personnages sombres, comme pouvait l’être Betlam dans le cycle dessiné par Rosinski ou l’imposant Guinea Lord dans celui de Philippe Delaby. Cette fois, Jean Dufaux a imaginé un démon, d’autant plus mystérieux qu’il en raconte la légende dès le premier tome, via sa stèle qui trône devant l’un des principaux lieux du récit. Et ce n’est finalement qu’après une longue quête dans ce tome deux qu’on en voit la queue… ou plutôt les cornes !

Le second tome est également paru dans une version noire et blanche au mois de décembre.

« J’ai choisi le symbole de la minéralité pour Tête noire, continue Béatrice Tillier, Ce qui explique cette couverture tout en pierre dans les tons gris-bleus, en opposition à la couverture organique verte du premier tome où l’on retrouvait Oriane. À la différence du Guinea Lord du cycle dessiné par Delaby, Tête noire n’est qu’un outil créé par une sorcière, mais qui a échappé à tout contrôle. J’ai imaginé cet être, à la fois séduisant dans son humanité (comme peut l’être le diable) car Tête noire a accumulé pas mal de conquêtes féminines ; et à la fois monstrueux lorsqu’il se met au service du mal.

Il s’agit donc d’un personnage qui pourra se métamorphoser selon les scènes : séduisant dans sa forme humaine, mais dès qu’il se met en colère, les cornes se mettent à pousser et la musculature se développe. Les lecteurs qui ont d’ailleurs bien observé la stèle du tome 1 ont pu observer ces cornes, rabattues sur lui. Quoiqu’il en soit, Tête noire, véritable instrument au service des sorcières, prendra plus d’importance dans les deux prochains tomes. »

Les expositions

Pour les lecteurs qui auront été réellement envoûtés par le travail très minutieux et réfléchi de Béatrice Tillier, nous les invitons à passer aux galeries Huberty-Breyne. Les deux expositions consacrées à l’autrice permettent de se rendre compte de la taille des planches par rapport à l’impression et leur niveau de détail, que cela soit dans la composition, l’encrage ou la mise en couleurs.

À Paris, on peut découvrir les planches de ce dernier album qui vient de paraître (pas de planches noires et blanches bien entendu, car Béatrice Tillier met la couleur directement sur sa planche originale). Tandis que la galerie de Bruxelles expose les planches du premier tome du Cycle des Sorcières, ainsi qu’une sélection du travail réalisé sur le Bois des Vierges.

Une des planches du "Bois des Vierges" exposée à Bruxelles

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782505063995

De ce second tome du cycle des Sorcières de la Complainte des Landes perdues (par Tillier & Dufaux chez Dargaud), acheter :
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- l’édition limitée noir et blanc sur BD Fugue, FNAC, Amazon.

Lire notre chronique de cet album publié en édition noire et blanche il y a quelques semaines

Découvrez les précédentes interviews de Béatrice Tillier :
- A propos du premier tome de la Complainte des Landes Perdues : « J’ai voulu créer une filiation avec le cycle de "La Complainte des Landes perdues" dessiné par Delaby, tout en maintenant mon propre style. »
- Pour la fin du Bois des Vierges : « Dans la composition de ma planche, la couleur est indissociable du dessin »
- avec Jean Dufaux : « Au bout du conte, nous nous sommes trouvés »
- Concernant le lancement du Bois des Vierges : "Mon vœu d’illustrer un conte a été exaucé !"

Visiter le site de Béatrice Tillier

Du second cycle de la série, lire :
- les chroniques du tome 5 Moriganes et du tome 7
- l’interview de Philippe Delaby : « Avec La Complainte des landes perdues, nous explorons les tréfonds de l’âme humaine ! »

L’exposition Retrospective consacrée à Béatrice Tillier à Bruxelles, du 9 au 26 janvier 2019.
Galerie Huberty-Breyne
33, place du Châtelain – 1050 Bruxelles
TEL : +32/2.893.90.30
Mail : contact@hubertybreyne.com
Galerie ouverte du mardi au samedi de 11h à 18h

L’exposition consacrée à Béatrice Tillier et son nouvel album Inferno à Paris, du 19 au 16 février 2019.
Galerie Huberty-Breyne
91 rue Saint-Honoré
75001 Paris
+33/1.40.28.04.71
Mail : contact@hubertybreyne.com
Galerie ouverte du mardi au samedi de 11h à 18h

Le site de la Galerie Huberty & Breyne

Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

 
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1 Message :
  • "La Complainte des Landes Perdues" : le pouvoir aux Sorcières
    17 janvier 2019 19:01, par Philippe Wurm

    Quel travail éblouissant !
    Béatrice apporte une telle personnalité dans ses couleurs quelle nous transporte dans un univers parallèle immédiatement envoûtant. Il y a du Whistler dans ses cases mais comme le montre le très bon petit film fait sur son travail, elle mène une triple composition simultanée ; d’abord celle des cases puis celle de la planche (ou double planche) avec des axes directionnels et finalement à travers la couleur dans une recherche constante de fluidité narrative et d’unité globale.
    Je vois là un travail équivalent à ce qu’avait fait Jacobs dans le Rayon U dont Pierre Sterckx avait esquissé le discours dans son dernier ouvrage "la machine Jacobs". Il est heureux de voir une créatrice d’aujourd’hui poursuivre si brillamment cette tradition artistique.

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