Nous appréhendons ici la trajectoire fictive d’Édouard Roux, combattant de 1914 et écorché vif de la nation suite à un éclat d’obus lui ayant arraché le nez et une partie de la lèvre. Devenu paria, il fait la rencontre de la sculptrice animalière Jeanne Sauvage. Elle arrive à redonner forme et vie à son visage et de cette rencontre naîtra un idylle dans le Paris des années 1920. L’artiste va lui faire découvrir le milieu de l’art de l’époque, entre Montparnasse et Montmartre. De son côté, le vétéran va l’emmener parcourir les paysages de son enfance sur le plateau du Vercors, en narrant un histoire formatrice et déterminante de sa généalogie : celle de la dernière reine, une ourse majestueuse et légendaire que l’homme aurait vu mourir enfant. Jeanne en a désormais la certitude : elle sculptera la dernière reine et créera ainsi son chef d’œuvre.
C’est un souffle littéraire particulier, d’une intensité folle, qui anime cet ouvrage. L’auteur se plaît à troubler son lecteur par des ellipses temporelles lointaines corrélées au motif de l’ours. Nous ne voyons par directement le lien avec la vie d’Édouard Roux, elle est évoquée en toile de fond avant de devenir la trame principale du livre. La réussite de cette histoire procède de la rigueur de son propos. Il parvient à retranscrire une époque, des tenues et des personnages caractéristiques qui brouillent les pistes et pourraient presque laisser penser que ce couple a réellement existé, sans parler de l’inversion audacieuse qu’il opère dans l’écriture du personnage de Jeanne qui détonne avec la plupart des figures féminines de cette période.
En plus de happer complètement son lecteur, le dessinateur déroule le fil de thématiques profondément actuelles. En décrivant la lutte perpétuelle entre l’ours et l’homme depuis l’apparition de ce dernier, il justifie, par l’intermédiaire de ces interstices temporels, un fait d’une évidence crue : l’ours était présent dans cette nature luxuriante il y a 300 000 ans, au contraire de l’homme, et pourtant, c’est tristement, mais évidemment l’ours qui a disparu. Le récit est noir, pessimiste dans une certaine mesure, mais profondément ancré dans son temps et symptomatique des craintes de son auteur, craintes qu’il décline en une parabole pertinente.
Durablement inscrite dans un territoire, ce travail est aussi le lieu d’un foisonnement graphique et créatif intense. Jean-Marc Rochette brosse ces paysages qu’il connaît par cœur avec des hachures acerbes qui déterminent ses compositions pour les rendre particulièrement dynamiques. Un soin particulier est apporté à la représentation des différents animaux de l’ouvrage et en particulier aux ours en question puisque le dessinateur, à la manière de la protagoniste principale de son récit a lui même sculpté l’ours afin de représenter les différentes particularités anatomiques et autres aspérités de l’animal et délivrer un rendu fidèle des ses expressions ou de sa motricité. L’auteur est avant tout un peintre, dans la puissance et le potentiel d’évocation de la plupart de ses images. « La Dernière Reine » est un ouvrage-clé qui synthétise la plupart des thématiques récurrentes de son œuvre et qui invite à reconsidérer notre rapport au monde animal et à la nature.
(par François RISSEL)
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La dernière Reine - de Jean-Marc Rochette - éditions Casterman - 240 pages - 30€
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