Pourtant tout n’est pas rose pour les deux amis qui se partagent dorénavant 50 millions de dollars par an, dont 10% servent à lutter contre toutes les poursuites qui les assaillent, comme on l’a déjà vu dans les chapitres précédents, sans parler des amis qui font grise mine.
Tout n’est pas rose et la médaille de l’effet Cowabunga auquel tout réussit semble avoir son revers. Mais il faut y faire face, même si la meilleure volonté du monde ne suffit pas toujours. Si l’argent amène le confort, il emmène aussi avec lui ennuis et grosse fatigue. Et des rapaces obstinés. Ça ressemble à une logique mathématique...
Rappelons à nos lecteurs qu’à ce moment, d’autres créateurs, souvent Underground et indépendants, ont été invités à faire profiter de leurs talents l’univers des TMNT. Cet afflux de créateurs invités et très bien rémunérés donne cependant un aspect décousu au titre de la série originale qui se perd dans un flot de petites histoires courtes et perturbe la continuité globale. Ce qui donne du grain à moudre supplémentaire aux détracteurs du Mirage Studios.
Cependant Kevin Eastman et Peter Laird sont conscients de la dérive éditoriale. Un effort est alors fait pour revenir à cette continuité. Ils profitent même que le maelstrom, conséquent à la gestion dantesque des droits de leur licence, se calme un peu pour retourner sur la série "Teenage Mutant Ninja Turtles", pour leur premier travail en commun depuis longtemps. Mais combien de temps cette souveraine accalmie va-t-elle durer ?
D’un public à l’autre
Ce retour aux affaires créatives des deux amis artistes nous amène à toucher du doigt la source d’un malentendu assez récurrent concernant ces fameuses tortues mutantes, en plus d’être particulièrement explicite sur le sujet.
Ainsi, en parallèle à la série TMNT originale, l’éditeur Archie Comics publie en 1988, en accord avec Mirage Studio et pour 72 numéros, une série de livres directement inspirés par la série d’animation de 1987, initiée par le fabricant de jouets californien Playmates Toys. Comme on l’a vu, c’est cette série animée pour la télévision qui a vraiment donné l’impulsion qui porta les Tortues Ninja au top des ventes de figurines et qui fit d’elle une franchise très courue par les industriels du monde entier. On rajoutera que c’est dans cette série de comics publiés par Archie que les tortues arborent pour la première fois -comme dans le dessin animé- des bandanas de couleurs différentes pour mieux les distinguer en plus de leurs armes respectives.
Ce dessin animé pour un jeune public a aussi volontairement exagéré les différences de personnalités entre les quatre héros mutants, en plus de les adoucir. Des changements que Laird et Eastman n’avaient accepté –de guerre lasse, comme souvent-que difficilement. Ils se montreront d’ailleurs souvent critiques concernant les libertés prises avec leurs personnages par les adaptations successives sur les différents supports narratifs. Ils reprennent d’ailleurs très vite en mains la série publiée par Archie en sollicitant les artistes de leur studio, fournissant toujours aussi du travail à des artistes indépendants et Underground. Ils abandonnent ainsi les adaptations de la série d’animation et dirigent le titre vers de façon distincte, avec de toutes nouvelles aventures originales, tout en restant très sages, évidemment .Public très jeune, cible de cette série dérivée oblige.
Car c’est là qu’il convient de mettre fin à une confusion : les Tortues Ninja ne sont pas un comics pour les enfants ! Le titre original est empreint d’une certaine noirceur voire d’une noirceur certaine, avec une violence sourde, dure, peu compatible avec des esprits juvéniles. Surtout avec le sombre Raphaël à l’esprit tourmenté (c’est le personnage qui connaîtra les plus rudes changements au fil des diverses adaptations à l’écran). Dans le comics original, les tortues n’hésitaient pas à tuer et à jurer, et l’un de leurs alliés était le justicier au masque de hockey Casey Jones, qui frappait durement, même les petits escrocs de bas étage, avec des battes de baseball et de hockey...
Il faut savoir qu’au tout départ les tortues avaient été formées au combat par le rat Splinter pour tuer l’infâme Shredder , dans une histoire de vengeance furieuse. L’univers des Tortues Ninja était urbain et sans tendresse, empreint du fameux "grim and gritty" (sombre et violent) cher à Frank Miller.
Mais, quand le fabricant de jouet Playmates Toys exprima son intérêt pour la production de figurines dérivées des Tortues Ninja en 1986, série animée à l’appui, les décideurs de l’entreprise ont pensé que, de manière sûre, la commission de surveillance audio-visuelle retoquerait cette série qui ne convenait pas au public des 4/10 ans, cible privilégiée de Playmates Toys.
Une partie importante de la stratégie marketing de Playmates comprenait cette série animée qui devait absolument passer la stricte censure des chaînes de télévision enfantines. Donc, pour être en accord avec l’esprit des plus jeunes, les histoires et personnages des Tortues Ninja devaient considérablement s’adoucir...
Mangeurs de pizzas
Parmi les changements majeurs apportés, on a vu les tortues devenir de bons héros biens rassurants et ronds, maintenant obsédés par les pizzas. Oui, c’est la série animée pour la télé qui a fait des Tortues Ninja de frénétiques dévoreuses de pizzas !
Le terrible Shredder, de son côté, est devenu un pur méchant de dessin animé, maladroit typique. Les membres du clan The Foot sont désormais des robots, afin que les parents ne se plaignent que les tortues sont trop violentes et constituent de mauvais exemples en cognant sur des humains ; et qu’elles puissent ainsi effectivement utiliser et justifier leurs armes...
Et au lieu de crier "Merde" et autres joyeusetés subversives, les tortues ont soudain lancé des slogans facilement négociables avec la censure comme : "Tortues Power !" ou encore le fameux "Cowabunga !"
Cette consistance purement enfantine, c’est cette série animée des années 1980 qui l’a donnée aux tortues mutantes, au grand dam de Laird et Eastman. Ce premier explique d’ailleurs : « En tant que propriétaires de la franchise, nous avions le dernier mot sur tous les changements apportés à la création. Cependant, aucun de nous deux n’était ravi par les concessions faites. » Eastman rajoute de son côté : « La vérité est qu’à la fin de la journée, même lorsque Peter et moi étions d’accord sur les changements apportés, on peut dire qu’ il y avait des choses que nous n’aimions vraiment pas ! Et aussi des choses que nous voulions, mises face à d’autres qu’ils ont faites et auxquelles nous n’avions pas dit oui... Mais au final nous nous sommes dit que nous aurions toujours nos comics en noir et blanc pour raconter le genre d’histoires que nous voulions raconter. »
Il faut comprendre que la lutte quasi quotidienne, menée point par point par les deux créateurs pour conserver intacte la vision qu’ils avaient de leurs personnages, face à des industriels sûrs de leur fait et opiniâtres, sans parler de tout les soucis juridiques et humains, avait conduit les deux amis directement au burn-out.
Épuisés, ils avaient fini par céder du terrain. C’est pourquoi dans le numéro 19 de Teenage Mutant Ninja Turtles, les créateurs avaient publié un éditorial à ce sujet, pour parler sereinement de cette situation aux lecteurs qui grondaient, afin de s’expliquer, tout en les rassurant...
À ce jour encore, Laird ne fait pas mystère de ce qui le rend malheureux dans les nombreux aspects des tortues changés dans la version "adoucie" : « Si j’avais (encore une fois, en parlant uniquement pour moi et pas pour Kevin) eu à prendre les décisions-clés dans la création de cette première série d’animation, elle aurait été très différente. Entre autres choses, il n’y aurait probablement pas eu une équipée de sbires crétins comme Bebop et Rocksteady. Shredder, lui, aurait été vraiment malveillant. Les Tortues n’auraient pas été si ridiculement obsédées par les pizzas... Et la série d’animation n’aurait pas été juste une énervante suite de blagues enchaînées toutes les cinq secondes... »
Mais déjà, petite consolation, le premier film live des années 1990 avait choisi de se rapprocher de la tension originelle de la série pour se rapprocher des fans de base plus âgés. En réaction, Playmate Toys avait refusé de fabriquer une gamme de jouets en rapport avec ce premier film, estimant qu’il était trop violent et sombre. À la sortie des 2e et 3e films, plus édulcorés (les personnages n’avaient pas le droit de se servir de leurs armes), l’entreprise californienne avait accepté de ressortir une nouvelle gamme. Conséquence directe ? Les entrées en salle ont fortement chuté pour les deux suites et le 4e film mis en chantier en 1994, où devait apparaître une cinquième tortue mutante -business oblige toujours- n’a jamais vu le jour...
Déclin et décadence
Ceci précisé, reprenons le fil des séries publiées avec les Tortues Ninja pour ceux qui se découvriraient un intérêt nouveau pour ce comic book en léger déficit d’image chez nous à cause d’un portrait parfois faussé, comme on vient de le voir, mais qui possède des qualités de fraîcheur et de spontanéité que seul un comics indépendant peut offrir.
De 1993 à 1995 paraît la seconde série des Tortues Ninjas. Laird et Eastman se sont malheureusement à nouveau moins investis dans les treize comics qui sortent dans cette période, souvent à leur corps défendant, parce que, coincés par des avocats dans des réunions administratives longues de dix heures. C’est peut être pour ça que le comics, pourtant lancé en fanfare et tout en couleurs, connait un arrêt prématuré.
Il faut dire que, globalement, l’empire des TMNT s’effrite doucement. Les tortues Ninja qui avaient profité à plein du boom spéculatif des comics dans les années 1980 sont prises dans la tourmente de l’effet de déflation qui arrive.
L’effet Cowabunga semble marquer le pas. Parallèle imagé à cette glissade : une inondation ravage les bureaux et l’imprimerie du Mirage Studios. Les procès fumeux et les vilaines grimaces du milieu des comics vont-ils se modérer aussi ?
Auparavant le dessinateur Erik Larsen avait quitté Marvel Comics pour fonder le label Image Comics avec des compagnons artistes, dissidents zélés, mais néanmoins nouvelles stars des comics.
Larsen veut profiter maintenant de son succès personnel également tonitruant pour relancer le titre"Teenage Mutant Ninja Turtles" sous son label, dans son noir et blanc originel, en suivant logiquement la continuité des histoires parues jusqu’ici , pour ce qui sera le volume 3 de la série, de 1996 à 1999. Écrite par Gary Carlson et dessinée par Frank Fosco, la série, plus portée sur l’action pure, est vite contestée par les fans désorientés, notamment à cause de directions narratives pour le moins radicales qu’elle propose.
De plus, le label Image Comics accable la série de ses retards légendaires, ce qui n’arrange pas les rapports avec les lecteurs inconditionnels. La série s’arrête, faute de ventes suffisantes, après 23 numéros, mini-séries comprises .
Décidément...
(par Pascal AGGABI)
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Lire La Fantastique Histoire des Tortues Ninja sur ActuaBD :
Partie 1 : "Si Bruce Lee était un animal..."
Partie 2 : "cowabungaaaaaaaaaaaaaa"
Partie 3 : De l’édition artisanale à la grosse entreprise
Partie 4 : Le revers de la médaille du succès
Partie 5 : L’ascension
Partie 6 : Licences et merchandising
Partie 7 : Le commencement du déclin
Partie 8 : Déclin et renaissance de quatre chéloniens mutants
En médaillon : Peinture numérique d’Eric Braddock. © Mirage Comics
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