"Cowabunga !" On connaît tous la fameuse potion magique typiquement gauloise, mais il existe aussi ce cri de guerre qui déchire le ciel, poussé par des tortues masquées adeptes du ninjutsu, qui a tout de la formule magique.
Nous sommes en novembre 1983 dans la ville de Dover, dans le New Hampshire : Kevin Eastman et Peter Laird, jeunes créateurs (pour l’un en tout cas) pleins de sève, sont en quête d’un avenir : ils recherchent, à côté de jobs alimentaires qui occupent bien leurs journées (à l’époque où ils ont créé leurs tortues mutantes, Eastman et Laird travaillaient respectivement comme cuisinier dans un restaurant : "les meilleurs emplois sont ceux où je pouvais aussi manger" précisera Kevin, et illustrateur/graphiste indépendant) un projet porteur de comics, histoire de se faire une place au soleil.
Jusqu’ici Eastman et Laird avaient bien publié quelques dessins ci et là, surtout Laird d’ailleurs, dans des journaux locaux, au prix de 10 US$ le dessin, à côté d’illustrations lénifiantes du genre "fruits et légumes" ou "cartes de vœux", mais ils restaient furieusement anonymes...
Poussons les présentations un peu plus loin : Laird a toujours été passionné par le dessin. À l’école secondaire, il découvre le travail du "King" Jack Kirby, celui de Barry Winsor Smith, l’une de ses filiations graphiques et Russ Manning : c’est le choc ! L’illustration devient dorénavant sa véritable passion. Il sort diplômé de l’Université du Massachusetts avec un Bachelor of Fine Art (BFA) en gravure, il veut alors devenir artiste de comics et illustrateur indépendant.
Eastman de son côté, pur autodidacte, même s’il a passé six mois dans une école d’art, a commencé à dessiner dès qu’il a pu tenir un crayon. Sa découverte des comics a aussitôt donné un sens à sa manie de griffonner comme un fou. Quand il a découvert et étudié le travail des Jack Kirby, Russ Heath, Richard Corben, Vaughn Bode et John Severin, il a commencé à perfectionner son art.
Séduit par un crayonné de Kirby
La première rencontre de ces deux aspirants artistes de comics s’était faite en 1981 à Northampton dans le Massachusetts, ville près de laquelle Eastman s’était rendu pour les beaux yeux d’une serveuse saisonnière croisée dans le restaurant sur le bord de mer où il cuisinait des homards. Là, dans le petit milieu du comics/fanzinat indépendant, les deux garçons se reconnaissent comme une évidence et deviennent immédiatement amis bien que Eastman ait 19 ans et que Laird soit près de huit ans son aîné.
Un petit journal local gratuit nommé "Scat" qui publiait quelques artistes du cru qui faisaient dans l’Underground, auquel Kevin avait présenté son portfolio, lui avait donné l’adresse de Laird : "Il dessine le même genre de trucs bizarres que vous, inspirées de Kirby, genre petites pépées, putain d’arsenal démesuré, drôles de créatures et tout ce genre de choses..." lui dit-on.
Rendez-vous pris, Eastman se rend dans le petit appartement de Peter où il découvre soudain un amas de "50 000 comics, des jouets et autres,... ainsi qu’une page de crayonnés inédits de" The Losers" que Jack Kirby avait faits !!" "C’était le premier original de Kirby que je voyais !" dira Kevin devenu depuis un fervent collectionneur d’originaux, musée à l’appui. "Je crois que je m’en suis fais pipi dessus !" ajoute-t-il, toujours très imagé comme garçon... "Ce jour-là, nous nous sommes dit que nous devrions vraiment essayer de travailler ensemble, à quatre mains. Rentrer chez soi chaque soir pour crayonner quelque chose dont nous aurions convenu ensemble et, le lendemain, passer à l’encre le travail de l’autre."
C’est que les deux compères ont en commun d’adorer les comics -entre autres, le Hulk de Jack Kirby- comme les univers fantastiques. Les deux artistes vivent malheureusement loin l’un de l’autre : Kevin est retourné cuisiner des homards sur la côte dans ses emplois saisonniers. Mais ils échangent beaucoup par courrier... Parfois aussi ils se rendent quelques petites visites et s’aperçoivent qu’ils ont finalement les mêmes aspirations et les mêmes rêves, en plus d’un style de dessin très similaire.
À un moment, Laird et sa future femme Jeannine Atkins qu’il vient de rencontrer, déménagent pour Dover où elle a obtenu un poste d’enseignante à l’université du New Hampshire. Mais, contretemps soudain, le colocataire avec qui ils partageaient leur résidence doit malencontreusement s’en aller. Cette contrariété, finalement heureuse , permet à Kevin Eastman d’emménager à sa place, et ainsi aider son ami à payer le loyer... en plus de pouvoir dessiner côte à côte !
Duels de croquis
C’est ainsi que ce jour de novembre, après une longue journée de travail, chacun retenu par son emploi respectif royalement rémunéré au salaire minimum, les deux amis se retrouvent. En cette soirée, l’état d’esprit est à la grosse blague entre les deux amis aspirants artistes des comics qui ont du mal à se faire une place en raison d’un style peu conventionnel pour l’époque et jugé un tantinet faiblard, en tout cas pour séduire un grand public plein de certitudes sur ce qu’il convient de bien faire...
Comme à leur habitude un œil sur la télé où défilent les images de séries comme "L’Agence tout risque" , "TJ Hooker " ou des divertissements lourdingues, Laird et Eastman travaillent sur le dernier chapitre de leur première œuvre commune le "Fugitoïde ", une série mâtinée de SF.
Ils avaient l’habitude, durant ces moments de "réflexion créative", de se défier dans des "duels de croquis". Mais, ce soir-là, les programmes TV sont bien trop affligeants pour les deux complices, on est proche de l’overdose. Ils se laissent alors aller à la divagation... Eastman, parmi les quelques personnages qu’il propose à son pote, a dessiné, saisi d’une inspiration soudaine (il est fan de Bruce Lee et d’arts martiaux), une tortue humanoïde à l’allure de ninja armée de nunchakus attachés à chaque bras !
Laird, qui a pratiqué l’aïkido et le karaté durant ses études à l’Université du Massachusetts, est séduit par cette idée, au fond contradictoire, d’une tortue, en principe lente et pataude, qui gagnerait soudain la vélocité d’un maître en arts martiaux. Il faut dire que l’idée de départ des plaisantins était : "Si Bruce Lee était un animal, lequel serait le plus stupide pour le représenter ? Qu’est-ce qui aurait le moins de sens ?’’ se remémoreront-ils plus tard.
"Avec le recul, je crois que nous aurions pu penser à des limaces ou des koalas" précisera Eastman, "mais la maison de ma grand-mère dans le Maine était près d’un étang où j’allais avec mes trois sœurs. Il y avait dans l’eau de grandes tortues serpentines en face desquelles nous mettions des bâtons pour voir si elles les mordraient... Le choix inconscient de la tortue doit venir de là !"
Il n’empêche, Laird saisit à son tour son crayon et dessine une autre version de cette tortue guerrière. Éclats de rire ! Les deux compères complices se font "tope-là", l’idée est adoptée ! Rapidement il est décidé de rajouter trois autres membres pour faire une équipe : Tortues masquées aussi, différenciés par le maniement d’armes spécifiques à chacun.
Eastman reprend alors frénétiquement son crayon et dessine les personnages de complément. Sur le haut de page il écrit "Tortue Ninja". Laird, le rire aux lèvres, encre ces crayonnés et rajoute soigneusement , dans un esprit de surenchère joyeux, sa contribution au titre : "Teenage Mutant Ninja turtles", TMNT pour les intimes son nées. Cowabunga.
(par Pascal AGGABI)
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Lire La Fantastique Histoire des Tortues Ninja sur ActuaBD :
Partie 1 : "Si Bruce Lee était un animal..."
Partie 2 : "cowabungaaaaaaaaaaaaaa"
Partie 3 : De l’édition artisanale à la grosse entreprise
Partie 4 : Le revers de la médaille du succès
Partie 5 : L’ascension
Partie 6 : Licences et merchandising
Partie 7 : Le commencement du déclin
Partie 8 : Déclin et renaissance de quatre chéloniens mutants
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