Le but premier de notre article était de familiariser le lecteur avec cette histoire dessinée mythique, Les Tortues Ninja, une série célèbre mais néanmoins méconnue, afin de lui donner envie de la lire, ou de la relire, car bon nombre de lecteurs patentés en ont une image fausse.
En plus de faire un petit tour dans le monde des comics indépendants et d’évoquer les quelques techniques qui ont fait le bonheur de ce médium, et qui ont disparu depuis, essayons aussi de toucher du doigt un contexte, des méthodes commerciales qui sont ceux de cette époque... Non sans humeur, cependant, car Les Tortues Ninja sont une aventure créative et surtout humaine qui permet d’appréhender, d’une manière un peu plus large que d’habitude, un moment de l’histoire-même des comics.
Au commencement était l’histoire...
Après notre récit contant le déroulement du contexte de la création de la série et du rapide succès qui s’ensuivit (lire nos deux premiers articles sur le sujet), une petite présentation des personnages s’impose qui nous entraîne subitement dans les méandres et les tourments ménagés par la création d’un petit comics en noir et blanc indépendant appelé, on le rappelle, à devenir une franchise dont les bénéfices cumulés se comptent aujourd’hui en milliards de dollars.
On s’en tiendra cependant, dans cette énonciation, à quelques protagonistes récurrents qui officient dans les différentes adaptations qu’ont connues "les tortues à la demi-carapace", comme les appellent affectueusement les fans, à travers le temps et les supports narratifs. En effet, les différents univers des Tortues Ninja permettent d’inclure un très grand nombre de personnages, entre les comics, les dessins animés, les séries TV avec acteurs, jeux vidéo et les films notamment. Un authentique dédale en soi.
Mais pour l’aspect purement créatif du travail en commun en revanche, Peter Laird nous explique le premier : "Pour produire une comics de Teenage Mutant Ninja Turtles - et cela se vérifiait pour presque tous les comics TMNT que Kevin et moi avons fait ensemble -, il fallait d’abord parler de l’intrigue. L’un de nous pouvait avoir une idée de base pour une histoire et, une fois que nous l’avions partagée, nous commencions à essayer de travailler sur tous les détails afin qu’elle se tienne dans son ensemble. Quand nous étions arrivés au moment de tenir une histoire solide et crédible, Kevin faisait un découpage de chaque page du livre, page que nous regardions ensuite pour en discuter. Si j’avais des problèmes ou des suggestions à faire au sujet de la mise en page, je commentais à ce moment et signifiais ce qui avait besoin d’être changé. Une fois que nous étions d’accord sur les mises en page, on commençait à les dessiner à taille réelle au crayon sur du papier à dessin "Graphix Duo-Shade ".
Révélateur chimique
À ce stade de l’explication, un petite éclairage technique s’impose. Laird précise : "Le Graphix Duo-Shade est un papier spécialement traité qui réagit à l’application au pinceau de certains produits chimiques qui font office de révélateur, pour produire l’effet d’ombrage souhaité. J’avais utilisé le papier Duo-Shade dans ma carrière d’illustrateur probablement trois ou quatre ans avant de commencer à travailler sur TMNT " continue-t-il. "J’avais encore quelques morceaux de ce papier spécial qui traînaient, et je les ai montrés à Kevin, qui en est devenu très excité et qui pensait que ce serait une excellente façon de faire les planches. C’était assez cher, je crois que ce papier coûtait huit dollars par feuille en 1983. Comme nous n’avions pas beaucoup d’argent, nous avions fait le plus possible avec chaque feuille, serrant trois pages de comics sur chacune, avec un peu plus de place à gauche pour faire des illustrations ponctuelles. Cette économie est la raison pour laquelle les limites des pages originales de TMNT de cette époque sont très étroites."
Pour en revenir à l’aspect purement créatif du duo pendant leurs vertes années d’insouciance, Peter Laird raconte : "Quand Kevin faisait les découpages, il écrivait souvent des notes de dialogues très succinctes. Quand nous avions atteint le stade du crayonné final, je prenais ces notes et, avec tout ce dont je me souvenais de nos discussions sur l’intrigue, je finalisais ces dialogues et les récitatifs. Puis, à un stade précoce du crayonné, Kevin faisait le lettrage, les ballons et tous les effets sonores. Une des choses que nous nous sommes toujours efforcées de faire à ce stade, comme pour l’encrage et le placement des tons gris, c’était de nous repasser les pages de l’avant à l’arrière afin que nous puissions toujours avoir une chance de contribuer à l’élaboration de chaque planche. Nous avons essayé de nous tenir à un panachage équilibré des tâches, et c’était une des raisons pour laquelle les premiers livres avaient un style cohérent. Il y avait bien quelques pages sur lesquelles l’un de nous faisait tout : crayonné, encrage ou tons gris, mais c’était rare. Nous essayions toujours d’obtenir le résultat optimal de nos compétences respectives ; il y avait certaines choses que je pouvais dessiner mieux que Kevin, et vice et versa, de sorte que nous déléguions à l’autre le travail quand le cas se présentait."
Mais déjà, une envie d’espace vital se fait jour entre les compères : "Les années ont passé et notre partenariat a commencé à montrer des signes de fatigue, nous étions moins intéressés par le fait de travailler ensemble de cette manière. Je pense que c’était à l’époque où nous avons fait le numéro 10 que nous avons réalisé qu’il serait peut-être sage de prendre une pause, et nous avons donc commencé à travailler sur chaque numéro individuellement. Je pense que le premier à sortir ainsi était le numéro 12, je l’ai fait entièrement moi-même (sauf pour le lettrage qui, je pense, a été fait par Steve Lavigne). Kevin et moi n’avons ensuite travaillé ensemble que sur des numéros bien ultérieurs..."
Une galerie de personnages hors du commun
La méthode étant précisée, il est temps maintenant de passer aux personnages de la série. Les Tortues Ninja, nous l’avons dit, sont un quatuor composé de protagonistes d’une quinzaine d’années à la personnalité bien tranchée qui les identifie autant que leurs armes respectives : l’aîné et chef de la bande, l’intello pacifique geek avant l’heure, l’immature sympa, enfin la tête brûlée difficilement contrôlable.
Un schéma basique aux possibilités amples permettant toutes les interactions possibles et qui a largement fait ses preuves depuis Homère...
Nos héros sont flanqués d’un mentor qui leur enseigne savoir-faire et sagesse : Splinter, un curieux rat japonais devenu humanoïde par la grâce du mutagène qui a aussi transformé les tortues. C’est leur père adoptif et maître d’armes, attentif à leur évolution mentale et physique. Un Yoda en puissance : "Je pense que nous avons choisi un rat parce que quand nous avons commencé à travailler sur l’histoire pour le premier numéro de TMNT, nous savions que beaucoup d’événements se passeraient dans les caniveaux, les égouts et les ruelles crasseuses de la ville" dira Kevin Eastman, "Et nous avons pensé que, logiquement, l’habitant naturel de ces lieux était l’humble rat. "
Mais il n’y a pas de vrais héros sans un adversaire à leur mesure. Ce sera Shredder, de son vrai nom : Oruku Saki, grand rival d’Hamato Yoshi, le maître japonais du rat splinter. C’est l’ennemi ultime des Tortues mutantes et de leur rat de père adoptif. Shredder a souvent changé d’apparence ou même de race au cours des comics, séries animées et films. Son but reste cependant inchangé : détruire les tortues. Chef charismatique de « The Foot », un clan ninja Némésis des tortues mutantes, il se bat généralement plus souvent avec son armure couverte de piquants acérés qu’avec ses pouvoirs. Il a bien failli s’appeler “The Grater” (la râpe) mais heureusement, Laird a suggéré Shredder...
April O’Neil est une assistante scientifique férue d’informatique et le premier être humain que les tortues ont rencontré. Elle s’est rapidement attachée à eux et fait tout ce qu’elle peut pour les aider, comme les héberger. Les deux créateurs des Tortues se sont vite mis d’accord dès le numéro 2 sur le fait que leurs personnages à carapaces devaient vivre des aventures au-delà des égouts. Ils ont donc créé April pour qu’elle serve d’intermédiaire avec le monde de la surface. Elle a été à l’origine dessinée comme une femme blanche dans les trois premiers numéros de TMNT, puis elle devint noire. Elle est définitivement devenue blanche depuis le dessin animé de la fin des années 1980, comme son patron noir, lui aussi, au départ, et dans tous les autres médias ensuite, pour éviter les amalgames ségrégationnistes. Son emploi, voire son âge, changent également d’un univers narratif à l’autre, mais elle est usuellement présentée soit dans le rôle de reporter, soit dans celui de scientifique. Les Tortues font sa connaissance en la sauvant des ennemis qu’elle se fait à en raison de sa vilaine curiosité. Son scientifique de patron, Baxter Stockman, sérieusement givré, voulait notamment utiliser ses robots dératiseurs à des fins criminelles...
Les Tortues en leurs différentes métamorphoses
Présentation des personnages achevée. Concentrons-nous à présent, sans trop nous perdre au passage, sur le seul domaine de l’industrie du comic book, sur lequel nos Tortues ont eu un impact inattendu. Ainsi, plusieurs séries de comics ont été publiés avec les célèbres Tortues dans leurs diverses incarnations et continuités et différentes maisons d’édition s’y sont collées, manga y compris, même si la série appartenait toujours de plein droit au Mirage studios Comics. Elles ont même eu droit à une version en roman graphique publiée par First Graphic Novel !
La série TMNT a tracé sa route sur une période de 26 ans de 1984 à 2010. En 2009, Peter Laird a vendu la franchise à Viacom Inc., conglomérat géant américain de médias de masse dont la chaîne jeunesse Nickelodeon est, pour les Tortues, la figure de proue puisqu’elle a notamment mis en chantier le film live très lucratif récemment sorti. Par conséquent, Mirage Studios Comics a dû arrêter la publication de ses comics pour la confier à des sous-éditeurs. Nous y reviendrons.
En France, différents labels se sont proposés d’adapter au fil du temps ces histoires dans divers formats qui piochaient dans les différentes continuités issues de la licence : les éditions de Tournon (plus particulièrement en kiosque), Les chevaliers d’écaille, Comics USA, les éditions Wetta, les éditions Soleil enfin.
Mirage Studios avait publié, entre 1984 et 1993, 62 comics de la première série originale, suite directe du mythique premier numéro. C’est le volume 1. Laird et Eastman sont en grande partie aux commandes. Mais comme le phénomène Teenage Mutant Ninja Turtles a pour le moins débordé se son lit initial vers d’autres médias, Eastman et Laird se sont très vite retrouvés à administrer un mastodonte de merchandising international, ce qui a passablement empêché les deux créateurs de s’investir complètement dans l’écriture et l’illustration de leur bande dessinée bimestrielle, les journées ne faisant que vingt quatre heures.
La croissance rapide et inattendue de l’entreprise n’a pas toujours été facile à gérer pour les deux amis devenus hommes d’affaires, qui passaient 90 pour cent de leur temps à gérer leur franchise et à superviser le développement de leur programme de licences pour le monde entier : "Nous avons essayé de travailler dans des horaires réguliers pour dessiner ensemble comme nous le faisions auparavant, racontera Eastman plus tard, ce qui est rapidement devenu impossible. Il fallait maintenant travailler sur un programme d’octroi de licences, sur des scripts pour des concerts, des films, travailler sur tous les aspects de ce genre d’affaires, ignorant tout de ce monde au départ ! Le monde des licences est une planète à part entière, le monde des dessins animés en est une autre, et ce qui peut et ne peut pas être fait dedans, change d’une planète à l’autre. Idem pour les films, les droits d’auteur dans le monde entier et la gestion de la marque, le tout en collaboration avec des agents dans des pays où nous n’étions jamais allés et, dans certains cas, dont nous n’avions même jamais entendu parler ! Nous avons engagé beaucoup de frais d’avocats, et avons vite été dépassés..."
Leur chance est leur malheur mais leur malheur est aussi une chance : "Nous étions cependant pertinemment conscient du fait que des gars comme notre idole Jack Kirby n’avaient rien perçu en droits dérivés sur leurs créations, tandis que des sociétés comme Marvel et DC Comics avaient engrangé des millions et des millions, se console Kevin. Mais à notre grand dam, nous ne faisions plus beaucoup de dessin !"
Mirage Studios embaucha un directeur commercial, un directeur de production et... un bataillon d’avocats ! En 1990, quatre sociétés distinctes avaient été formées pour gérer toutes les activités liées à la licence TMNT. Ces quatre sociétés étaient : Mirage Studios Inc., Mirage Publishing Inc., Mirage Licensing Inc., et Mirage Management Inc.
Toutes ces entreprises ont leur siège social dans les bureaux du Mirage Studios. Le chef de la direction est Gary Richardson. Du coup, le fameux studio qu’ils avaient aménagé à Northampton, un loft rénové logé en partie dans une ancienne usine de couverts à Florence, Massachusetts, est passé de deux à sept bureaux. Pour garder un calendrier régulier de sortie des comics, cinq autres artistes ont été embauchés au fil du temps pour exercer des fonctions spécialisées : les dessinateurs Jim Lawson et Eric Talbot, l’encreur Ryan Brown, le lettreur Steve Lavigne (ami de lycée d’Eastman), le coloriste et artiste de couvertures Michael Dooney et le scénariste Stephen Murphy.
À suivre...
(par Pascal AGGABI)
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Lire La Fantastique Histoire des Tortues Ninja sur ActuaBD :
Partie 1 : "Si Bruce Lee était un animal..."
Partie 2 : "cowabungaaaaaaaaaaaaaa"
Partie 3 : De l’édition artisanale à la grosse entreprise
Partie 4 : Le revers de la médaille du succès
Partie 5 : L’ascension
Partie 6 : Licences et merchandising
Partie 7 : Le commencement du déclin
Partie 8 : Déclin et renaissance de quatre chéloniens mutants