Romans Graphiques

"La Grâce" d’Emmi Valve (Éditions çà et là) : dessiner la dépression, mal invisible

Par Frédéric HOJLO le 10 avril 2021                      Lien  
Depuis une vingtaine d'année, l'autobiographie est un genre qui a fait florès en bande dessinée. Parvenir à se distinguer, avec une voix et un dessin singuliers, n'est par conséquent pas chose aisée. L'autrice finlandaise Emmi Valve y parvient, en sublimant sa lourde dépression chronique dans un récit d'une force rare.

Comment représenter - écrire, dessiner, peindre, chanter... - ce qu’il y a de plus complexe et enfoui au fond de soi ? Toutes celles et tous ceux qui ont essayé de le faire avec sincérité, avec leur vérité intime, ont dû se poser la question. Quant à trouver une réponse définitive... Nul n’y est tenu. Au contraire, les plus honnêtes sont probablement ceux qui admettent chercher encore et toujours.

"La Grâce" d'Emmi Valve (Éditions çà et là) : dessiner la dépression, mal invisible
La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021

Emmi Valve, si l’on se fie à La Grâce, fait partie de ces artistes. Sa bande dessinée, qui vient d’être éditée par Çà et Là mais est sortie en Finlande il y a quatre ans, montre autant par ses réussites que par ses imperfections que la dessinatrice se livre aussi bien à une quête introspective qu’à une exploration artistique, les deux étant intimement liées et sans cesse remises en question.

La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021

L’autrice finlandaise est touchée depuis le plus jeune âge - ses premiers symptômes remontent, d’après ses souvenirs, à ses trois ans - par une lourde dépression chronique dite « existentielle ». Lui faisant perdre tout goût à la vie, cette dépression dont les facteurs sont essentiellement endogènes s’accompagne de nombreuses souffrances dont les plus violentes ne sont pas forcément les plus visibles.

Paralysie du sommeil, crises d’angoisse se manifestant par des symptômes variés, y compris des hallucinations visuelles et auditives, autodénigrement et culpabilité irraisonnée, perte d’élan vital... La description de ses états, qu’ils soient brefs ou permanents, indépendants ou cumulatifs, permettrait aisément à un psychiatre de poser un diagnostique sur le mal-être de la jeune femme. Encore faut-il parvenir à exprimer, un minimum, ces difficultés aussi lourdes qu’intérieures. L’absence ou la quasi absence de raisons exogènes à ce type de dépression retarde fréquemment le constat du mal, et donc les soins nécessaires.

La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021
La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021

Le chemin aura été long pour Emmi Valve, et il n’est probablement pas encore terminé. Il lui aura fallu beaucoup de temps, d’essais et d’échecs pour d’abord comprendre ce qui lui arrivait et qu’elle a longtemps considéré comme normal puis indicible, ensuite pour lutter, avec plus ou moins de réussite, contre ses symptômes et contre leur source, enfin pour parvenir à trouver un équilibre et à vivre avec sa maladie. C’est ce qu’elle raconte et dessine, avec force, dans La Grâce.

La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021

Le procédé narratif est classique pour une autobiographie. Comme un retour sur soi, La Grâce est construit comme un long flash-back, articulé en quelques chapitres introduits par des dessins tirés des carnets de la dessinatrice. Elle présente elle-même, en s’adressant de façon assez directe au lecteur, son histoire, posant d’emblée son regard d’adulte sur ses années d’enfance, d’adolescence et de jeunesse. Elle assume ainsi une démarche tant rétrospective qu’introspective et ne feint jamais la naïveté, n’épargnant ni son entourage, ni ses thérapeutes, et encore moins sa propre personne.

La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021

Son récit se fait alors parallèlement descriptif et analytique. Elle cherche à montrer de la façon la plus précise possible ce qu’elle a ressenti toutes ces années, mais aussi à comprendre ses réactions et ses évolutions. Le rôle de l’alcool, le regard des autres, la sexualité, les phobies, le goût pour l’art... Tous les versants de sa vie intime sont évoqués, qu’il s’agisse de présenter les conséquences de la dépression ou les mécanismes à l’œuvre dans la maladie.

L’écriture simple et directe contraste avec un dessin très expressif, voire expressionniste à certains moments. Certes les mots sont importants, notamment parce qu’ils sont le moyen pour l’autrice d’une transmission claire de sentiments longtemps tus ou niés, mais ce sont surtout ses traits et ses couleurs qui permettent au lecteur d’appréhender, au moins un peu, ce qu’elle a vécu.

Ses lignes un peu hésitantes et très mouvantes correspondent à sa personnalité, à sa fragilité et à sa quête d’elle-même. Les perspectives peuvent être malmenées et les visages déformés, renvoyant à sa perception de la réalité déformée par la maladie. Pourtant, son encrage plutôt marqué, parfois puissant même, montre une certaine détermination. Un écho de la volonté qui lui a permis de ne pas sombrer définitivement ?

L’emploi des couleurs est particulièrement impressionnant - en ce sens que ce sont les couleurs qui le plus souvent font naître les impressions et les émotions dans La Grâce. Passant fréquemment du chaud au froid, la dessinatrice transcrit des ambiances comme des états intérieurs. Le choix de l’aquarelle permet des variations infimes et infinies, soulignant la complexité du mal qui la ronge, la diversité de ses pensées et de ses affects, et même la liquéfaction de son être.

L’élément liquide et les couleurs sont d’ailleurs structurants dans La Grâce. Ils forment l’architecture invisible du livre - du récit comme de son esthétique. Le corps qui se dissout, l’aquarelle qui se dilue, l’eau qui nettoie et permet la résilience, sinon la renaissance... Ils donnent, et c’est en apparence paradoxal, une solidité et une unité à un récit qui aurait pu être une simple somme d’anecdotes personnelles.

Récit autobiographique classique de prime abord, La Grâce se distingue par l’empathie qu’il provoque. Profondément sincère, parfois dur, il ne sacrifie pas pour autant la réflexion, notamment sur le rôle que l’art peut jouer dans un processus de soin.

La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021
La Grâce © Emmi Valve / Éditions çà & là 2021

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782369902904

La Grâce - par Emmi Valve - Éditions çà et là - édition originale : Armo, Asema Kustannus, Finlande, 2017 - traduction du finnois par Kirsi Kinnunen & Hind Bendaace - lettrage par Emmi Valve - intégration des lettrages par Hélène Duhamel & Céline Merrien - 15 x 21 cm - 304 pages couleurs - couverture souple - parution le 19 mars 2021.

Consulter le site de l’autrice & lire un extrait de l’ouvrage.

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2 Messages :
  • Merci pour votre belle chronique, qui me donne envie de me procurer cet album. Personnellement ce n’était pas gagné, vu le thème, et surtout, l’image de couverture !

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    • Répondu par Frédéric HOJLO le 11 avril 2021 à  16:45 :

      Merci pour votre commentaire.
      Le thème est dur, oui, mais traité sans pathos. Le ton n’est pas triste et encore moins plombant. Il y a même un peu d’humour et beaucoup de courage de la part de la dessinatrice.
      Quant à la couverture, elle reproduit un dessin du livre, en l’agrandissant. Cette représentation revient plusieurs fois : l’autrice montre ainsi les brûlures qu’elle ressent après un contact avec autrui, brûlures nées de son imagination mais dont la douleur est réelle.

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