Georges Bess n’est pas un débutant lorsqu’il rencontre Jodorowsky en 1987. En dessinateur aguerri, il accepte immédiatement de porter en bande dessinée un projet de film avorté que le scénariste avait écrit auparavant, principalement parce que le sujet porte sur le Tibet, une contrée à laquelle le dessinateur voue une grande admiration.
Il en résulte l’un des plus beaux récits de Jodo, au symbolisme est omniprésent, et dans lequel la destinée des Tibétains est très bien décrite, le peuple vivant entre ses traditions ancestrales et l’invasion chinoise qui s’annonce.
Sur la base de ce succès, les deux hommes continuent leur collaboration avec Anibal 5 et Juan Solo, avant que le dessinateur n’accomplisse un vieux rêve : écrire ses propres textes. Il s’ensuit un récit poétique : Escondida dans lequel Bess déploie toute la puissance de son noir et blanc.
Puis viennent sa collaboration à Aphrodite et le superbe diptyque Leela et Krishna, toujours animée par sa passion pour l’Inde. Et encore deux récits pour la collection Écritures de Casterman dans lesquels il se met en scène pour évoquer la création artistique : Bobi et Chroniques aléatoires.
En 2005, il entame sans doute sa plus belle création en solo, avec la série Péma Ling. Partageant presque le même prénom que la sœur du Lama blanc, cette héroïne permet à Bess de renouer avec les contrées himalayennes dans un western asiatique flamboyant. Les parallèles avec Le Lama blanc étaient nombreux : une enfance rude, au cours de laquelle l’orpheline apprend à se battre, initiation à la prière, vengeance à l’encontre des meurtriers de sa famille, etc.
Évoquant alors sa collaboration avec le scénariste chilien, Georges ne mâchait pas ses mots lorsqu’il répondit à nos questions en 2006 : "J’ai arrêté ma collaboration avec Jodorowsky pour me mettre en danger. J’aime l’inconnu et je ne voulais pas refaire les mêmes choses avec lui. Il m’aurait été impensable de faire un second cycle au Lama Blanc, par exemple. [...] On prête aux scénaristes un talent qu’ils n’ont pas forcément. Lorsque j’ai commencé à collaborer avec Jodorowsky, je pensais qu’il était l’un des scénaristes les plus talentueux d’Europe. Or, au fil du temps, je suis devenu véritablement le co-auteur des histoires que nous signions ensemble. J’ai co-écrit 80% des textes qui se retrouvent dans nos séries. Jodorowsky me donnait un synopsis. Je me chargeais de donner de la « matière » à l’histoire et de réaliser le découpage. Il travaille de la sorte avec tous ses dessinateurs. Alors franchement, autant inventer mes propres histoires."
Après Péma Ling chez Dupuis, Bess renouait avec l’Inde dans Le Vampire de Benarès publié chez Glénat. Après une intéressante entrée en matière, le récit sombrait rapidement dans un mysticisme ténébreux qu’on ne lui connaissait pas. On peut comprendre qu’il ait pris du plaisir à créer tous ces monstres, mais sans réel pendant positif, ce voyage aux enfers semblait vide de sens, plus proche d’un film d’horreur que des réflexions auxquelles l’auteur avait habitué son lectorat.
Est-ce la conséquence de ces demi-échecs qui ont poussé Bess à recontacter Jodorowsky ? Quoiqu’il en soit, après avoir écrit "fin du premier cycle" en guise de conclusion au sixième tome du Lama blanc, et contrairement à ce qui avait été annoncé, Bess et Jodo ont repris le travail commun pour entamer le deuxième cycle. La série s’intitule maintenant La Légende du Lama blanc, sans doute parce que les Humanos détiennent toujours les droits du premier cycle. Ils viennent d’ailleurs de rééditer une nouvelle intégrale pour fêter les quarante ans de leur label.
Le récit reprend en 1950, là où il s’était arrêté à la fin du cycle précédent. La République populaire de Chine envahit le Tibet, et ce sont des milliers de soldats rouges qui piétinent les neiges éternelles et immaculées de l’Himalaya, assassinant, violant et torturant à tour de bras.
Les temples tombent en ruine les uns après les autres. C’est dans ce qu’il reste de leur monastère que les anciens compagnons du Lama blanc décident de déjouer le destin funeste qui menace leur pays. Ils partent en quête de leur ancien guide spirituel : Gabriel Marpa. Retiré dans le Temple d’or, il est l’homme qui est parvenu à transcender l’existence, devenant, à force de méditation, l’égal d’un Dieu. Il est peut-être l’unique espoir de tout un peuple au bord de l’abîme : celui qui sera capable d’éteindre ce feu sous la neige...
Les lecteurs qui ont vibré aux premières aventures du Lama blanc seront ravis des liens créés avec le précédent cycle : on y retrouve les personnages principaux et secondaires, mais Jodo parvient également à faire tourner la Roue du temps en imaginant deux nouveaux dépositaires de l’héritage tibétain. Le scénariste retrouve le chemin de l’évolution par l’initiation qu’il affectionne tant, partant d’une situation complexe pour ne pas dire horrible (enfants de viol, éduqués par des yétis, etc.) pour arriver certainement au statut de saints.
Toutefois, le bilan de cette lecture est en demi-teinte, car si on excuse parfois la lenteur du début de ce cycle, on s’inquiète de voir des survivants nazis chercher avidement les portes d’Agartha. Jodo laisse sous-entendre que ces brutes pourraient représenter le sombre futur craint par le Lama blanc... Le scénariste prolixe ne nous avait pas habitué à de tels clichés qui laissent perplexe.
Même constat pour le travail pour Georges Bess : que ses planches soient en noir ou blanc ou en couleurs, le dessinateur avait toujours l’art pour équilibrer ses blancs, pour mettre la passion nécessaire dans les détails. Les cases ouvertes sur fond blanc qu’il utilise pour ce nouvel album modifient radicalement la donne. De plus, alors qu’il nous avait souvent habitué à des planches à bords perdus, les cases faisant corps avec l’esprit mystique de l’épopée, les planches de ce nouveau cycle sont étrangement sobres. Loin de la mystique de Péma Ling ou des débordements du Vampire de Bénarès, Georges Bess semble avoir momentanément perdu le feu sacré, se contentant d’illustrer benoîtement le récit de Jodo. Il est également possible que la nouvelle technique de mise en couleurs de Bess lui demande un temps d’adaptation avant de revenir avec un résultat à la hauteur de son talent...
Quoiqu’il en soit, même si l’on renoue avec une des grandes bandes dessinées des Humanos, il faut attendre les prochains tomes pavant de conclure si le résultat est à la hauteur de nos espérances. Les fans de la première heure sont heureux de retrouver les personnages qui les enchantèrent naguère, tandis que les néophytes commenceront leur lecture par l’intégrale du premier cycle : une incroyable saga qui a conservé toute sa magie.
(par Charles-Louis Detournay)
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