Il n’est pas facile pour un média comme le nôtre de rendre un point de vue objectif de la situation de L’Association. Car Jean-Christophe Menu, son éditeur, « pinkliste » les journalistes [1]. Le Lider Maximo de l’édition indépendante s’adresse généralement au ventre mou de l’information, en particulier à ceux qui connaissent mal la BD ou qui, d’une manière générale, lui sont à la botte. Pas étonnant qu’il les méprise. Pour les autres, c’est au choix : vitupérations et insultes ou silence et langue de bois.
Or, en ce moment, nous avons quelques raisons de parler de lui. L’Association est en grève, alors que la bande dessinée alternative essuie l’une des plus graves crises de sa jeune histoire.
Certains salariés ont accepté de nous parler, malgré notre « mauvaise réputation » soigneusement entretenue par quelques thuriféraires bigots.
Nous avons pu notamment récolter de l’info sur le site d’un « comité de soutien » dont les salariés précisent bien qu’il n’est en aucun cas leur émanation. Un site qui milite néanmoins « pour ceux qui souhaitent soutenir les salariés de l’Association en grève et offrir un avenir démocratique et collectif à une structure précieuse pour la bande dessinée de création. »
Cette liste de soutien comptait début février 2011 plus de 1300 signataires.
Une Success Story
Fondée en mai 1990 par David B., Mattt Konture, Patrice Killoffer, Jean-Christophe Menu, Mokeït , Lewis Trondheim et Stanislas, L’Association est, comme son nom l’indique une association de Loi 1901 [2].
Dans le marasme de la fin des années 1980 et du début des années 1990, une situation liée essentiellement à la succession des grands groupes d’édition (Le Lombard avait changé de main en 1984, Dargaud en 1988, entamant un processus de concentration qui aboutit à l’absorption de Dupuis en 2004) et à la crise de croissance des nouveaux challengers (Humanoïdes Associés, Fluide Glacial, Glénat, Soleil, Delcourt…), ces jeunes auteurs avaient trouvé, pour se publier, la voie de l’autoédition.
Le secret de leur réussite ? D’abord avoir pu créer, grâce à un nombre suffisant et stable d’adhérents, les conditions économiques de la publication d’œuvres sortant des sentiers battus – le plus souvent des travaux expérimentaux aux marges de l’illustration, mettant l’auteur au centre de la démarche éditoriale.
L’autre raison de leur succès est que L’Association a réussi à incarner, au moment où le marché en avait besoin, une forme éditoriale lancée par Will Eisner et dont le succès était devenu une norme mondiale grâce au Maus d’Art Spiegelman : Le Graphic Novel.
Enfin, elle concrétisait les espoirs d’une génération de graphistes, de plus en plus nombreux, sortis des écoles d’art et/ou de bande dessinée qui aspiraient à une création transdisciplinaire (bande dessinée, illustration, peinture, graphisme, animation...) que les maisons traditionnelles de bande dessinée ne pouvaient pas, à l’époque, prendre en compte.
Au groupe des fondateurs se joignirent un certain nombre d’auteurs qui allaient par la suite connaître un retentissant succès : Joann Sfar, Emmanuel Guibert ou Marjane Satrapi.
Lider Maximo
À la manœuvre, Jean-Christophe Menu s’affirma comme l’individualité la plus à même de prendre en charge la structure, d’en devenir le principal éditeur. « Le blond à rayures », comme le surnomment aujourd’hui ses employés, est un excellent maquettiste et une grande gueule, l’un des rares à pouvoir prendre la pose du théoricien hâbleur.
Entre 1992 et 2000, L’Association enchaîna une suite d’ouvrages marquants d’où émergent les personnalités remarquables de David B, Lewis Trondheim, Joann Sfar, ou Emmanuel Guibert. Ces auteurs essaimèrent bientôt chez d’autres éditeurs, constituant la colonne vertébrale de la collection Poisson Pilote chez Dargaud, alimentant la collection Aire Libre chez Dupuis, structurant en partie le catalogue Delcourt, ou encore de nouveaux éditeurs labellisés « jeunesse » comme Bréal, influençant l’aventure éditoriale de Capsule cosmique chez Milan.
Leur succès rayonne sur le label associatif qui apparaît comme le creuset de la « nouvelle bande dessinée française. »
L’Association n’est ni le meilleur éditeur d’autobiographie (Ego Comme X l’incarne bien mieux avec le remarquable Journal de Fabrice Neaud), ni le lieu le plus intéressant de l’avant-garde (Frémok ou Atrabile s’y illustrent avec davantage de radicalité), ni même celui qui produit les plus beaux livres (Frémok ou Cornélius peuvent également prétendre au titre), mais ses individualités font la différence : Sfar, Satrapi, Trondheim, Guibert,… séduisent les médias. C’est l’embellie pour le label associatif.
Le tournant des années 2000
2000 marque un tournant important pour L’Association qui crée avec d’autres éditeurs ( Ego comme X, Rackham… [3] ) tout en restant néanmoins le principal moteur, son propre outil de diffusion-distribution, le Comptoir des Indépendants. La direction est confiée à Latino Imparato, transfuge de chez Vertige Graphic, par ailleurs propriétaire des éditions Rackham créées par Alain David. Ce diffuseur se donne comme mission de porter l’oriflamme de « l’autre bande dessinée. »
Début janvier 2000, le Festival d’Angoulême consacrait à Menu et ses ouailles une scintillante rétrospective à l’occasion de leur 10e anniversaire, juste consécration d’une génération d’auteurs qui squattait le podium des récompenses angoumoisines ces dernières années. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, cette année voit la publication de ce qui deviendra son best-seller absolu : Persepolis de Marjane Satrapi.
Pendant cinq ans, l’astre de L’Association sera au zénith et les médias leur feront la fête. Les ventes de Persepolis passent le cap du million en 2006, et d’autres titres prestigieux atteignent des records de vente : L’Ascension du Haut-Mal de David B, Pascin de Joann Sfar, La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert ,… d’autres se contentant de marquer l’imagination des amateurs : Comix 2000, 676 apparitions de Killoffer, Quimby the Mouse de Chris Ware et quelques rééditions de Jean-Claude Forest, Touïs et Frydman, ou Gébé...
Cloportes et Cie
En 2005 cependant, le vent tourne. Ivre de ce succès, Jean-Christophe Menu s’intronise souverain-pontife de la nouvelle bande dessinée et publie le pamphlet Plate-bandes, où il s’attribue l’essentiel des vertus de sa structure éditoriale et lui désigne une flopée d’ennemis, dont le label Futuropolis récemment relancé par Soleil dans le cadre d’une joint-venture avec Gallimard, certains critiques (dont votre serviteur qui s’en montre ravi) étant traités de « cloporte » voire de « porc »…
L’Association quitte dès lors la rubrique « succès » pour rejoindre la fange de la polémique. Les grands auteurs de la maison parmi lesquels presque la totalité des fondateurs comme David B et Trondheim ou un créateur-phare comme Joann Sfar, prennent la tangente et n’apportent plus de nouveauté au catalogue. Lequel, géré de manière autocratique par Jean-Christophe Menu, s’enfonce de plus en plus dans une audace de papier mâché, le succès de Persepolis cachant la forêt des ventes insuffisantes.
Les cadeaux faits aux adhérents cessent à partir de 2006 mettant un terme à une stratégie intelligente qui consistait à s’adosser à un « club de lecteurs » tandis que fin 2011, ainsi que nous l’avons raconté, Le Comptoir des Indépendants, dans lequel, on s’en souvient, L’Association avait pris part ferme purement et tout simplement ses portes.
Grève à Angoulême
On connaît la dernière péripétie : À la suite d’un processus de licenciement, une grève des sept employés de l’éditeur s’est traduite par une politique du stand vide au dernier Festival d’Angoulême… Un comité de soutien, « Longue vie à l’Association », fédérant des dons pour payer avocat et frais de procédure, s’est même constitué pour tenter de faire valoir leurs droits.
C’est que l’organisation de L’Association semblait déjà partir à vau-l’eau depuis de nombreux mois. Selon nos informations, aucune assemblée générale n’aurait eu lieu depuis cinq ans. La présidente de l’association, Patricia Perdrizet, longtemps absente aux yeux du personnel, n’aurait réapparu que récemment. Depuis deux ans, le management serait confié à un bureau de conseil extérieur à la société. Quant à la trésorière officielle, Laetitia Zuccarelli, elle ne serait que de paille, selon son propre aveu recueilli vendredi dernier, n’ayant vu, selon son témoignage, « aucun compte » de l’entreprise. Jean-Christophe Menu n’aurait pas même à la date d’aujourd’hui, si l’on en croit le témoignage de ses employés, un statut de gérant de la société.
« Il faut rappeler que le bureau actuel n’a jamais été désigné dans les règles, qu’il s’agit jusqu’ici d’un bureau de prête-noms » dit un communiqué des salariés.
Rocambolesque
C’est sans doute devant les risques encourus par cette situation –tant d’un point de vue commercial que pénal- que les responsables de L’Association ont tenté de se réunir dans des conditions rocambolesques si l’on en croit un communiqué des salariés adressé aux adhérents et aux auteurs :
« Il faut néanmoins revenir sur les événements de ce week-end, et plus précisément sur le samedi 22 janvier. Une vingtaine de personnes, soit tous les salariés, quelques auteurs, adhérents et la trésorière de L’Association, ont dû intervenir pour interrompre une assemblée générale extraordinaire tenue secrètement, en toute illégalité. Y étaient présents JC Menu, la présidente et la secrétaire du bureau, quatre personnes présentées comme membres d’honneur de L’Association et l’avocat du bureau. »
Leur intention est précise, modifier les statuts de l’Association dans un sens qui leur serait favorable : « Après diverses tergiversations teintées de mépris, les personnes en présence nous ont finalement avoué à demi-mot tenir une assemblée générale extraordinaire, vraisemblablement planifiée du jour au lendemain (juste avant la réunion que les salariés organisaient à 15h le jour même, afin d’exposer la situation aux auteurs qui le souhaitaient), afin d’y modifier les statuts de L’Association, et ce, sans convoquer un seul adhérent (ce qui est contraire à l’article 13 des statuts ci-joints), mais avec une poignée de prétendus membres d’honneur, dont certains d’entre eux ne figurent pas sur la liste en notre possession. »
Un témoin
Un adhérent témoin, Pascal Pierrey, nous décrit cette scène qui fait suite à une incroyable cavalcade pour rejoindre le lieu de la réunion changé en dernière minute et placée chez un avocat à l’autre bout de Paris [4] : « L’atmosphère est tendue. Patricia [Perdrizet.NDLR] est crispée dans une posture rigoriste, assez effrayante pour moi qui ne l’avais encore jamais rencontrée. Menu est affalé, visage renfrogné, mains crispées. Robial est souriant, mais semble ailleurs. Le dialogue va être facile… Joann Sfar demande si nous sommes en présence d’une AG et précise, qu’en tel cas, ses décisions ne seront pas valides puisque tous les membres n’ont pas été convoqués par lettre recommandée. Patricia fait quelques remarques laissant penser que tous les membres n’auraient pas la même légitimité puisqu’elle a vu passer dernièrement de nombreuses demandes d’adhésion qu’elle estime suspectes car sans doute partisanes des salariés de l’Association. Ambiance… »
Après une confusion sans nom sur le statut et la présence de chacun, les salariés décrivent la situation : « Tour à tour, ils expliquent les difficultés d’être encadré par quelqu’un qui ne prend plus plaisir à travailler, qui est rarement présent et dont les décisions ne sont pas comprises car pas ou peu expliquées. La gestion de la « crise » par le bureau est unanimement critiquée. Deux mois après l’annonce des licenciements, les justifications chiffrées qui doivent clairement les justifier se font toujours attendre... La date de l’AG également... Des solutions alternatives aux licenciements ont pourtant été proposées par les salariés mais laissées sans réponse. Les salariés expliquent qu’ils n’ont que très peu de réaction de la part du bureau ou de Menu depuis qu’ils se sont mis en grève. »
L’ancien éditeur de Futuropolis, Étienne Robial tente de calmer le jeu et conjure les employés de ne pas offrir au public « un stand de l’Association avec des tables vides et des panneaux « employés en grève » au festival d’Angoulême ». La présidente annonce un « gel des licenciements », Menu sort de sa torpeur pour exprimer sa peur que l’Association meure et s’en retourne réfléchir à sa thèse. Finalement la convocation d’une Assemblée Générale est décidée courant février.
Après un reproche fait à David B par la présidente qui l’accuse d’avoir démissionné mais de vouloir continuer à peser sur la gestion de l’Association, Sfar prend sa défense : lui comme Trondheim ont laissé leurs ouvrages dans cette structure, c’est qu’ils y tiennent.
Pierrey raconte : « Il [Pacôme Thiellement, écrivain, journaliste et réalisateur, contributeur à L’Éprouvette] se lève, s’écarte de la table, tourne en rond devant la fenêtre, pivote enfin vers Menu. « Tu dois leur parler, Jean-Christophe. Mais parle, parle donc ! » Les écoutilles restent bien fermées. Rapidement, l’AG tourne court pour nous, tout a été dit, rien n’a été expliqué. Nous devons partir, l’assemblée où seront présents les auteurs doit bientôt commencer... »
Voilà où nous en sommes.
Dictatures...
Sur son blog, Joann Sfar n’hésite pas : « Ben Ali, Gbagbo, Menu, sale temps pour les dictatures ! »
Et de conclure : « Comme beaucoup d’auteurs, je regarde de très près ce qui se passe en ce moment à l’Association et je rêve que cette structure survive aux tempêtes présentes, se dote (à nouveau) d’un directoire plus démocratique, et sauve les emplois, les livres, et réapprenne à se parler ailleurs que dans des cabinets d’avocats ou chez des liquidateurs d’entreprises. Ne croyez pas les corbeaux qui vont vous répéter que l’Association a une économie moribonde, c’est faux. Si elle réussit à surmonter les volontés suicidaires et autocratiques de sa direction, je suis persuadé que l’Association a de beaux jours devant elle. »
Fin du premier acte de la tragédie.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Le terme "pinklister", antonyme de "blacklister, est de JC Menu lui-même dans Plate-bandes : c’est ainsi qu’il désigne l’acte de faire le tri entre les journalistes qui lui sont favorables et ceux qui lui sont défavorables.
[2] A.S.B.L en Belgique. Un "groupe sans gain" disent les médecins.
[3] Cornélius n’a pas participé à la création du Comptoir des Indépendants. Jean-Louis Gauthey était même défavorable à cette initiative. Cornélius a fini cependant par le rejoindre trois ans après sa création à la suite de difficultés avec Anthracite, son diffuseur de l’époque. Il l’avait toutefois quitté récemment pour rejoindre la diffusion-distribution Harmonia Mundi.
[4] Ce témoignage nous a été attesté comme fidèle aux faits par plusieurs témoins.
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