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La ballade d’Hugo Pratt

Par Charles-Louis Detournay le 15 décembre 2009                      Lien  
En cette fin d'année, les créations de Pratt déambulent des murs de Bruxelles au désert des Scorpions, susurrant des airs venus du bout du monde afin de transporter autrement le lecteur dans les aventures de son marin favori. Tour d'horizon entre rééditions et reprise de ses aventures.

La ballade d'Hugo Pratt Depuis la mort du maître, il ne se passe pas une année sans que l’on continue à nous dispenser son œuvre. 2009 vit revivre Sandokan et naître l’intégrale de WWII Histoires de guerre , sans oublier le nouveau format des récits de Corto. Cette fin d’année apporte aussi quelques sorties intéressantes : le troisième tome de la révision de Sergent Kirk chez Futuropolis, l’intégrale des Scorpions du désert et la publication des Notes de voyage, comprenant les musiques de Corto Maltese.

Un ensemble de quatre fresques pour résumer l’esprit de Corto

Il y a quelques semaines, les autorités bruxelloises étaient de sortie pour inaugurer la supposée plus longue frise de bande dessinée au monde. Quel meilleur endroit qu’un port pouvait ainsi accueillir le marin le plus célèbre du neuvième art ? Quatre grandes frises magistrales permettent d’admirer le travail d’Hugo Pratt, la maîtrise de la société Art Mural responsable de la transposition de ces dessins est particulièrement brillante.

Freddy Thielemans, Bourgmestre de Bruxelles

Parmi les orateurs de l’inauguration, outre le Bourgmestre (maire) de Bruxelles, Freddy Thielemans et quelques-uns de ses échevins (adjoints), on a pu également entendre Pietro Gerosa, gestionnaire des droits des œuvres d’Hugo Pratt qui assura notamment le choix des dessins représentés :« Pratt aurait vraiment été fier de la place qui lui est accordée et de l’exécution remarquable de cette réalisation. Ce lieu qui lui est dédié est la pérennité dont tout auteur voudrait hériter pour ses personnages ! »

Il faut avouer que ces quatre frises baladent le ‘visiteur’ à travers les grandes aventures de Corto, tout en présentant des moments aussi divers que caractéristiques (de gauche à droite) :

-  Au sein des Ethiopiques, ce moment d’action est aussi symbolique des récits de Pratt, que les ‘Crack’ représentant les coups de feu de cette échauffourée. La succession des cases ensevelit le lecteur, tel son héros prisonnier des rochers.

-  En Sibérie, on retrouve un des moments les plus intenses des bandes de Corto, la dernière scène avec Changaï Li. Sans les bulles, on est attentif au moindre détail : un trait appuyé fait un regard, la ligne du menton trahit un combat intérieur. L’évocation de cet échange donne une idée de l’importance des récits de Pratt au sein de la bande dessinée.

-  Peut-on évoquer un marin sans montrer de bateau ? Au début de Samarkand, c’est l’arrimage, avec sa mer et les postures effilées du marin en action.

-  Enfin, on ne pouvait passer outre une des images les plus connues de Corto, ici reprise des Celtiques. Cette posture nonchalante est une invitation à la rêverie, si importante pour Corto Maltese … et Hugo Pratt !

Philippe Close, l’échevin responsable du tourisme, dont le dernier-né reçu d’ailleurs le prénom de Corto, s’ouvrit à propos des futurs projets au sein de la capitale belge : « Nous allons prochainement inaugurer la fresque Natacha, toujours le long du canal, car nous voulons réunir les habitants des deux rives, tout en constituant un parcours homogène le long des fresques. Nous avons bien entendu pas mal de projets en cours, mais c’est parfois compliqué de réunir l’aval de tous les interlocuteurs, les fonds, le lieu adéquat et le dessin. Ainsi, nous souhaitons développer prochainement une fresque de XIII avec un dessin original de Vance, une autre dédiée à Thorgal, ainsi que peut-être une seconde du Chat. On rêve toujours de certaines fresques, dont une serait dédiée à Jean Giraud/Moebius, mais il faut trouver le lieu approprié pour que le dessin puisse prendre vie ! »

La suite de Corto Maltese ?

L’occasion était trop belle pour en apprendre plus de la part de Pietro Gerosa, le gestionnaire des œuvres d’Hugo Pratt :

« Continuer à exploiter les aventures de Corto Maltese est bien entendu un aspect intéressant, car nous rejoignons la volonté d’Hugo Pratt qui aspirait à ce que ses personnages continuent à vivre leurs propres aventures. Même si le dessin d’Hugo Pratt est très spécifique, on a pu apprécier divers auteurs qui en seraient capables. Nous sommes ainsi tombés par hasard sur des dessins d’Enrico Marini qui s’essayait à dépeindre le héros. Cela semble fort intéressant, mais c’est par contre bien plus compliqué de trouver un scénario d’envergure qui s’intègre bien à l’ensemble de l’œuvre. Ce qui m’intéresse principalement, c’est d’évoquer les neuf années qui se déroulent entre la Jeunesse et la Ballade de la mer salée. Nous cherchons des pistes dans cette direction. »

Notre collaborateur, Florian Rubis, évoquant ce sujet parmi tant d’autres, émet quant à lui une autre hypothèse dans son livre qui vient de sortir, Hugo Pratt ou le sens de la fable (Éditions Belin), et sur lequel nous reviendrons prochainement.

D’un autre côté, interrogé par Olivier Wurlod, Marini répondait à cette question en ces termes : « Patrizia Zanotti m’a confié qu’Hugo Pratt était favorable à ce que d’autres auteurs continuent les aventures de son héros. Quand elle me l’a proposé, j’étais avant tout très flatté. Corto Maltese est un des héros le plus énigmatiques de la bande dessinée. Pour le moment je suis bien occupé avec le Scorpion et Les Aigles de Rome. Une vraie reprise sera difficile, mais j’aimerais volontiers un jour rendre hommage à ce monument de la BD en réalisant un album. Mon arrière-grand-père était un grand violoniste vénitien. Sur son violon dont j’ai hérité, il y a une petite gravure qui dit : « Amici per sempre C.M »… c’est très probable il ait croisé le chemin de Corto en 1921… »

Depuis l’année dernière, Corto profite aussi d’une nouvelle édition : « Nous voulions donner une chronologie à l’ensemble, » continue Pietro Gerosa, « et surtout un aspect moderne avec ce reportage photographique qui va aux sources de son imaginaire. C’était également un choix de retirer les aquarelles d’Hugo Pratt placées auparavant en introduction des récits, car elles ont trouvé leur propre maison, à travers les Périples imaginaires et autre recueils. Elles y mènent leur propre vie. »

Interrogé sur ses relations avec Cong SA, la maison gérant les droits d’Hugo Pratt, Simon Casterman est resté aussi enthousiaste que prudent : « Nous sommes ravis d’avoir publié WWII : Histoires de Guerre et Sandokan. C’est surtout agréable de s’apercevoir que lorsqu’on s’investit en temps et en énergie pour recomposer ainsi les très belles pages d’Hugo Pratt, le lecteur est au rendez-vous comme on a entre autres pu le voir dans la grande maquette de la “Ballade de la Mer salée”. Mais tout se fait en grande collaboration et discussion avec les ayant-droits. Nous désirons ainsi soigner les collections existantes modernes, tout en honorant les travaux plus anciens. »

Des rééditions d’anciennes bandes d’Hugo Pratt ?

Évoquant l’intérêt suscité par WWII : Histoires de guerre, nous avons demandé à Pietro Gerosa s’il envisageait de publier prochainement d’autres récits moins connus.

Pietro Gerosa

« L’autre idée pour exploiter le travail d’Hugo Pratt est de ressortir ce qu’il a pu faire au début de sa carrière, comme les deux recueils parus chez Glénat et regroupant une partie de ses travaux dans les années 50 et 60, ainsi que les “Ticonderoga”, “Billy James” et autres. Le souci, c’est de pouvoir présenter au lecteur un travail très soigné, en repartant si possible du matériel originel, ou le plus proche de ce qu’il en a été. Le problème majeur que nous rencontrons est lié à la grande quantité de “faux” d’Hugo Pratt qui circulent sur le marché ; il faut donc faire le tri de tout cela. Ainsi, pour “WWII : Histoires de Guerre” qui vient de sortir, nous nous étions d’abord basés sur les pages parues dans les journaux français et italiens, avant de remarquer que la censure avait nettoyé quelques explosions, cachant une tête ou un bras qui volait. Il a donc fallu repartir des magazines anglais, ce qui implique un long travail de recherche, mais c’est notre volonté de pouvoir offrir cette qualité aux lecteurs. »

« Dans le concept de reprise de personnages existants, je souhaiterais développer “Sven, l’homme des Caraïbes”. Ce récit peut sembler plat de prime abord, mais il comporte énormément de potentiel. Nous sommes donc dans une phase d’exploration pour pouvoir reprendre au mieux les personnages de Pratt, tout en cherchant le meilleur matériel possible afin de faire revivre ce qui a été laissé par le maître. »

Les Scorpions du désert

Dans le même format que le récent WWII : Histoires de guerre, Casterman nous gratifie d’une intégrale des épisodes des Scorpions réalisés par Hugo Pratt. Pour rappel, ces récits se déroulent en Afrique du Nord, évoquant un corps spécial rattaché à l’armée britannique. Cette évocation est sans doute la plus autobiographique des bandes dessinées d’Hugo Pratt, qui vécut l’engagement du début de cette Seconde Guerre mondiale. Deux récits sont déjà venus compléter son œuvre : Comme Une Rivière de Wazem, et Quatre cailloux dans le feu, de Camuncoli et Casali.

Cette intégrale noire et blanche se présente donc dans un format moyen, et comprend près de 450 pages. Les histoires du premier tome des Scorpions du désert ont été retravaillées : certaines cases sont agrandies ou coupées afin de pouvoir entrer dans cette nouvelle maquette, ce qui donne l’impression d’un trait plus épais, alors que ces premiers récits étaient justement caractérisés par la finesse du dessin. Certains traits ont d’ailleurs été rajoutés ou renforcés, ce qui rend l’ensemble plus sombre. La traduction a été revue, pour donner un style plus littéraire à l’ensemble, surtout dans les premières pages, tout en raccourcissant certaines bulles et en modifiant certains détails plus conformément à la réalité (grade, lieu, date, etc.). Il en est de même pour l’épisode suivant des Scorpions du désert : un Fortin en Dancalie.

La carte disparue, ici issue de l'intégrale noire et blanche. La demi-planche de décalage vient chambouler la présentation de cette nouvelle mouture : le seul bémol d'une édition somme toute respectueuse du lecteur et de l'auteur.

Par rapport aux premières éditions, cet aspect plus ténébreux s’intègre pourtant bien dans la globalité de l’intégrale, s’harmonisant mieux avec les autres récits rapportés : Conversation mondaine à Moulhoulé et Brise de Mer. En effet, le découpage plus large, et l’utilisation d’un gaufrier aussi caractéristique que reconnaissable, permet de reprendre directement les planches dans ce format légèrement inférieur, comme cela avait d’ailleurs pu être le cas pour certains des Corto Maltese édités en poche.

Au final, les puristes se réjouiront peut-être des nouvelles traductions, mais seront sans doute déçus des ‘coupes’ sur la première moitié des récits. Cette intégrale conviendra donc plus aux lecteurs qui ne connaissent ou ne possèdent pas encore ces très beaux épisodes de la Seconde Guerre mondiale. Ce livre de 35 € leur permettra ainsi de plonger dans l’imaginaire mêlé de réalisme de Pratt, sans qu’ils aient à se soucier de ces détails.

Concernant la suite potentielle des Scorpions, Pietro Gerosa nous confiait ceci : « Il a toujours été dit qu’on devait aller jusqu’à Dire Daoua. La question, c’est ce qu’on va mettre après ! Je souhaite garder le dessinateur actuel, Giuseppe Camuncoli, mais je voudrais que Koïnsky s’éloigne des Scorpions pour continuer à vivre ses propres aventures, mais bien entendu, toujours des histoires de guerre. »

La ballade se termine en musique

Depuis quelques années, Casterman nous propose un album de Pratt spécial pour les fêtes. Après la Ballade de la mer salée, puis en grand format, on change de direction pour proposer un coffret de trois CD intitulés Notes de voyage – les musiques de Corto Maltese. Cela peut sembler surprenant à première vue, mais comme le disait préalablement Florian Rubis : « Après les recettes de cuisine de Corto, on peut tout accepter ! »

Ce très beau coffret limité à 2500 exemplaires, contient avant tout un livre de plus de 150 pages, destiné à guider le lecteur tout au long des aventures de Corto Maltese, citant de grands écrivains, ou des passages des récits, le tout richement illustré d’aquarelles et de dessins. Grâce à ce fil rouge, on écoute les trois CD reprenant des musiques qui suivent le parcours chronologique de Corto Maltese : un chant de bienvenue traditionnel des Îles Marquises, un chœur brésilien, des compositions traditionnelles somaliennes et éthiopiennes, le blues de Wang-Wang, enregistré en 1920 à Camden, aux États-Unis, des raretés issues des traditions tadjiks, etc.

On appréciera le souffle restitué des gramophones, entraînant le lecteur dans cet accompagnement musical d’époque, ainsi que les extraits d’interviews d’Hugo Pratt en personne, commentant certains passages des aventures de son héros, et s’essayant même à la guitare et au chant ! Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un CD audio accompagne les aventures de Corto : on se rappelle de la version cartonnée couleur de Tango, proposant de très beaux morceaux de musique argentine.

En définitive, ce n’est pas plus mal que ce coffret soit limité, car il est surtout dédié aux fans absolus de Corto Maltese. Ceux-ci prendront sûrement beaucoup de plaisir à relire ses aventures, bercés par les chants traditionnels des quatre coins du monde, arpentés inlassablement par notre gentilhomme de fortune.

Si l’extraordinaire retour d’un récit perdu ne risque donc pas de se reproduire, on voit que les albums d’Hugo Pratt ont toujours la cote, et que ses amateurs devraient bénéficier dans le futur de nouvelles éditions rendant hommage à son travail, ainsi que de récits prolongeant les aventures de ses personnages. Si le format des intégrales des Scorpions du désert et de WWII : Histoires de guerre est bien accueilli par le public, il y a fort à parier que d’autres titres viendront enrichir cette nouvelle mouture.

On laissera l’esprit d’Hugo Pratt continuer sa ballade, en espérant qu’il puisse inspirer d’autres réalisations.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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1 Message :
  • La ballade d’Hugo Pratt
    15 décembre 2009 22:34, par Francois Pincemi

    Ourf ! Voila une actualité fort dense pour un auteur disparu il y a déjà quelques années. Mais c’était un auteur en SI Majeur, ce qui explique son importance qui n’est en aucun cas liée à l’actualité. C’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes, l’adage est connu !! Et plus le temps passe, plus les lecteurs expérimentés ont envie de redécouvrir leurs oeuvres favorites dans des versions luxueuses. Il faut aussi éduquer les jeunes générations : en dépit de leur attirance pour les genres modernes que sont les mangas,les blogs, les trolls niaiseux ensoleillés, et la BD sans substance à la mode de chez Bobo (pas celui de Deliège et Rosy, oui, je sais, ça fait mal par où ça passe, d’où le nom !°).

    Régalez vous donc, mes amis, c’est votre Oncle Francois qui vous y invite, bien chaleureusement ! Vous me remercierez du voyage, c’est moi qui vous le dit !

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