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La bande dessinée en Centrafrique, depuis l’indépendance [3/3] : Le mystère de la prolifique famille Kassaï

Par Christophe CASSIAU-HAURIE le 26 avril 2023                      Lien  
Depuis 15 ans, la BD centrafricaine repose essentiellement sur les épaules des quatre frères Kassaï. Troisième et dernière partie d'une enquête en trois volets sur un domaine de la bande dessinée parfaitement inconnu, non dénuée de qualité et dans tous les cas, lieu de mémoire de la culture africaine.

Didier Kassaï (né le 20 avril 1974) est –on l’a vu -l’auteur de BD le plus connu du pays. Après un début de carrière en 1997 au sein du quotidien Le Perroquet, il suit une série de stages dans la BD, d’abord en Afrique (Bangui, Libreville, Yaoundé et Kinshasa), puis à Bruxelles.

En 2000, il participe à l’exposition À l’ombre du baobab, qui est présentée au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (France). Il s’ensuit en 2004 une histoire d’une dizaine de pages, Les Exclus, éditée par TNT dans Le Journal de la rue (Montréal), sur un scénario de Clotaire M’bao Ben Seba.

Il participe également aux 7 numéros de la revue BD Sanza bédé édités entre 2004 et 2006. En 2005, il dessine des albums pédagogiques de BD pour la jeunesse dans le cadre du projet Educa 2000, pour lequel il crée avec Olivier Bombasaro, le personnage du petit pygmée Gipépé pour l’éditeur Les classiques ivoiriens.

En 2006, il gagne avec Azinda et l’horreur d’un mariage forcé, le prix décerné par l’ONG italienne Africa e Mediterraneo. La même année, il reçoit le Premier Prix du concours Vues d’Afrique avec Bangui la coquette, décerné à l’occasion du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.

Didier Kassaï a participé à plusieurs albums collectifs : Vies volées (Afrobulles – 2008), Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique (L’Afrique dessinée – 2008), Africa comics 2003 et Africa comics 2005-2006 (Italie), La bande dessinée conte l’Afrique (Dalimen Éditions – Algérie) publié à l’occasion du PANAF 2009 (Festival Panafricain d’Alger) et Shegué (2003 - Cameroun, jamais diffusé).

Kassaï a dessiné plusieurs fois pour la revue Planète enfants et a également illustré deux albums de jeunesse, Kwame Nkrumah, il rêvait d’unifier les Africains, (Cauris – 2010, texte de Kidi Bebey) et Méchante nuit (Planètes rêvées – 2013, texte de Adrienne Yabouza).

Didier a publié au sein de la collection L’harmattan BD (fondé et dirigé par l’auteur de ces lignes), L’odyssée de Mongou en 2014 - adaptation d’un roman de l’écrivain Pierre-Sammy Mackfoy - qui a d’ailleurs fait l’objet d’une réédition au début de l’année 2021.

Œuvre de Pierre-Sammy Mackfoy, le roman L’odyssée de Mongou (1978 chez Hatier, rééd. 2006 chez Sépia) est une des œuvres les plus marquantes de la littérature centrafricaine. Deux ouvrages viendront prolonger ou précéder cet ouvrage jusqu’à constituer une série sur l’histoire des relations entre la France et la Centrafrique durant l’époque coloniale mais aussi sur l’histoire de la Centrafrique indépendante : Les illusions de Mongou (2002 - Sépia) et Mongou, fils de Bandia (1972 - Armand Colin).

Elle raconte l’histoire des premiers contacts entre Européens, en particulier missionnaires, et habitants du centre de l’Afrique jusqu’à la participation de certains d’entre eux en tant que soldats à la Première Guerre mondiale. Tout commence avec l’arrivée d’un explorateur français, un certain Danjou, dans le village de l’ethnie bandia de Limanguiagna. L’univers des Bandias, qui s’arrêtait aux collines et à la ligne de forêts qui limitaient leur village, s’en trouve bouleversé. La venue de cet étranger correspond à l’éveil d’une conscience nouvelle, une ouverture sur l’extérieur. Mongou, l’intrépide chef bandia, inspiré par l’esprit de ses glorieux ancêtres, vivra des aventures qui l’entraîneront en France, au moment de la Première Guerre mondiale.

L’idée d’adapter cet ouvrage en bande dessinée est née en 2007 lorsque Vincent Carrière, à l’époque médiathécaire à l’Alliance française de Bangui, propose ce projet à Didier Kassaï. Celui-ci accepte et, avec l’aide de Carrière au scénario, sort son album en 2008 aux éditions Les rapides, petite structure éditoriale créée par l’Alliance pour pallier l’absence d’éditeurs en Centrafrique. Avec un prix élevé pour le pays (12 000 F CFA, soit 18 €), les ventes seront faibles, malgré la qualité de l’ouvrage.

La bande dessinée en Centrafrique, depuis l'indépendance [3/3] : Le mystère de la prolifique famille Kassaï
L’odyssée de Mongou - Couverture originale de la première édition (Bangui - 2007, AF de Bangui)

En mars 2014, il devient le premier dessinateur sub-saharien à publier un reportage graphique sur le site de la Revue dessinée. La terreur en Centrafrique paraît en ligne en quatre épisodes (http://www.larevuedessinee.fr/La-terreur-en-Centrafrique) et sera repris en partie dans les deux tomes de Tempête sur Bangui (2015 puis 2018) parus avec succès aux éditions La Boîte à bulles.

Reportage sur Bangui - page introductive, 2014, La revue dessinée (site)

Ce même éditeur sortira en même temps, un autre titre de Kassaï sur son pays, Maison sans fenêtres (scén. Marc Ellison). Ce reportage BD mariant photos et dessins sur les enfants des rues de Bangui est sorti en 2021 en version anglaise.
Didier travaille sur deux projets à sortir en 2023.

Il prépare pour les éditions du Signe (Strasbourg) un album scénarisé par René Ladouceur, sur la vie de René Maran, sur un financement de la Direction Livre et Lecture de la Collectivité Territoriale de Guyane. Cette sortie arrive après que l’auteur ait commencé à adapter le roman de Maran, Batouala, projet qui sera finalement abandonné.

Un autre projet est le deuxième tome de Mijn Kamaraad, chez l’éditeur flamand Oogachtend (Belgique), quelques années après un premier tome dessiné par Jeroen Janssen et scénarisé par Hilde Baele. Ce roman graphique évoque les souvenirs d’un jardinier rwandais, Jérôme Sabasoni, guide du Che Guevara durant sa période congolaise.

Une fratrie

Parallèlement, trois autres de ses frères ont exercé le métier de dessinateur.
Frédéric Kassaï, né le 4 février 1968 à Sibut, se lance dans l’apprentissage de la BD dans les années 1980, inspiré – comme une grande partie de la jeunesse du continent de cette époque - par les bandes dessinées italiennes qu’étaient Akim, Blek le roc ou Miki le ranger.

Autodidacte, il obtient en 1992 le meilleur prix de BD lors d’un concours organisé à Bambari par le Centre culturel Français de Bangui. L’année suivante, il partage, avec son frère Didier, la première place d’un concours de BD organisé dans le cadre de la semaine culturelle au Lycée de Sibut.

A partir de 1995, il commence à publier des caricatures dans le journal Le-songo à Bangui.

L’année suivante, il remplace son frère Didier à la Baptiste Mid-Mission de Sibut et commence à illustrer des manuels religieux. Puis en 2000, il est recruté aux fonds routiers comme agent de herse au poste de péage de Sibut, métier qu’il exerce actuellement. Il n’a jamais fait paraître d’albums de BD et passe son temps libre à exercer son activité de peintre-imprimeur pour des commandes d’ONG.

Francky Kassaï, le plus jeune (il est né le 16 octobre 1994) est illustrateur. Il travaille beaucoup sur des supports de sensibilisation pour des ONG (Boite à images, BD…). Il a également édité un roman chez Edilivre, La descente vers l’enfer, ouvrage où il rend compte de la tragédie que vit son pays, à savoir les exactions de la rébellion (la séléka) et la contre-insurrection qui en découlera, via le mouvement des anti-balaka.

Ce petit extrait de la 4e de couverture l’illustre bien : « Ces mouvements insurrectionnels, nommés « anti-Balaka », ont vu leurs rangs grossir au fil des jours avec des jeunes villageois exaspérés qui décident de mener la vie difficile à la Séléka et à ses complices musulmans… Ainsi s’enchaînent des violences et des représailles entre musulmans et chrétiens, à travers leurs milices respectives : Séléka d’une part, et les anti-Balaka de l’autre. Des attaques qui ressemblent, selon les observateurs de la société civile, à un début de génocide. » Francky réalise également des tableaux d’aquarelle, des scènes de vie en RCA.

Il devrait sortir son premier album chez L’harmattan BD en début d’année 2023, le projet s’intitule Je vois la vie en rose et traitera de la problématique des enfants de la rue.

Florent Kassaï (né le 29 août 1979 à Ouanda-Djalle, dans le nord du pays) a eu une première expérience dans le domaine du 9e art avec le magazine de BD, Koukourou (4 numéros parus entre juin 2010 et octobre 2012), revue dont il a assuré la direction et dans laquelle, il a fait paraître ses premiers dessins, avec Yvon Gandro, Benold Martino, Bienvenu Kouka (né en 1984, aujourd’hui peintre) , Thierry Ndergo et Prince Ngaibino.

Professeur d’histoire-géographie, il est muté en 2014 dans le Nord-est du pays où il assiste à l’arrivée des rebelles et l’instabilité meurtrière que cela entraîne. Il décide, comme son frère, de témoigner par la BD des drames que connaît la population.
Situé à un autre moment et dans une autre région que Tempête sur Bangui, Moi, anti-balaka constitue donc un document exceptionnel sur une situation tragique peu visible de l’extérieur, à savoir le commencement des massacres qu’a constitué l’arrivée des rebelles dans le nord de la Centrafrique, région très enclavée et pour lequel, il existe très peu de témoignages (et, en tous les cas, aucun sous forme de BD).

Moi, antibalaka, L’harmattan BD, 2021.

Son prochain album, Destination, le Tchad, qui aborde le sujet du devenir des populations musulmanes de Bangui sortira en juin 2023 chez L’harmattan BD.

Destination le Tchad (couverture provisoire)

Ce talent familial en matière de BD, ce « virus » transmis par une forme de capillarité fraternelle, s’explique, selon Didier, par l’influence familiale : « Notre maman dessinait. C’est d’elle qu’on a attrapé le virus du dessin. Ce n’était pas du dessin professionnel, mais elle dessinait vraiment très bien. Elle tenait un cahier de dessins (des modèles utilisés pour décorer des tissus, des draps...). Je lui piquais de temps en temps pour pouvoir m’en inspirer » [1]

Si le style graphique de Florent est proche de celui de son frère et même si la forme de narration n’est pas exactement la même (Moi, anti balaka, se situe dans le domaine de la fiction, même s’il repose sur du vécu) c’est surtout leur intention qui reste identique : témoigner, témoigner, et encore témoigner pour les autres, pour soi et pour l’histoire.

En guise de conclusion

La situation de la bande dessinée en Centrafrique constitue un condensé des difficultés auxquelles a longtemps été confronté le 9e art sur l’ensemble du continent. L’enclavement des bédéistes centrafricains est patent, en dehors de leurs frontières, seuls les deux frères Kassaï ont connu un certain succès.

Les raisons sont diverses. Le marché de la BD n’existe pas en RCA où il y a peu ou pas de maisons d’édition et de librairies locales et où le prix des bandes dessinées est trop élevé pour le pouvoir d’achat. D’ailleurs, la majeure partie des BD éditées au cours des années écoulées l’a été grâce à des financements extérieurs : le PNUD (Wandara BD et Nouvelle vie), le Fonds canadien d’Initiative locale (Eco-pionnier de Mbomou), l’Union européenne (Kossi et Mbala parle PDRN), le FNUAP (Sida, danger imminent), etc…

Il en résulte que la BD n’est perçue que comme un simple média d’accès aux populations locales et non comme un art à part entière. Souvent donnée, rarement vendue (y compris Balao et Tatara), la bande dessinée centrafricaine est totalement sous perfusion et ne constitue pas une industrie culturelle.

De fait, peu de bédéistes vivent de leur travail et ont une activité liée à leur passion. L’une des solutions tiendrait au recours à la presse locale qui permettrait de donner une première vie à la bande dessinée et d’installer dans l’imaginaire collectif des séries et des personnages comme ce fut le cas dans le passé. Cependant, le pays se débat dans de telles difficultés qu’il est difficile d’envisager à court ou moyen terme un développement local du marché du livre.

La BD locale risque donc de se réduire encore longtemps à quelques figures – talentueuses mais isolées, initiatives solitaires.

(par Christophe CASSIAU-HAURIE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782343239767

- [Lire la première partie de l’anquête-https://www.actuabd.com/La-bande-dessinee-en-Centrafrique-depuis-l-independance-1-3-les-debuts]
- Lire la deuxième partie de l’enquête

[1Entretien avec l’auteur de cet article.

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