Techniquement, les auteurs de BD, ces grands solitaires enchaînés à leur table de travail, savent ce que le confinement veut dire. Le grand René Goscinny en faisait déjà le constat en 1967 : « Si, dans un quelconque endroit de villégiature, vous remarquez un monsieur, qui, au lieu d’être sur la plage comme tout le monde, travaille enfermé dans sa chambre d’hôtel, il y a des chances pour que ce soit un dessinateur qui a cédé aux objurgations de sa femme excédée : "Cette année, bandes dessinées ou pas, nous partons en vacances !" Il est là, le malheureux, et il soupire en entendant les cris joyeux qui montent de la plage. Il souffre, se lamente, et se demande pourquoi il a choisi d’exercer ce fichu métier. Et vous savez ce qu’il fait, notre pauvre dessinateur, pour se détendre un peu ? Il trace des petits dessins en marge de ses dessins ! » [1]
Confinements
Le confinement, certains l’ont vécu avec une certaine zénitude, comme Jean-Luc Fromental, éditeur chez Denoël Graphic, mais aussi scénariste de bande dessinée, dont un prochain Blake & Mortimer : « Pour l’auteur en moi, débarrassé des contraintes de l’éditeur, l’impact a été incroyablement positif, libérant une kyrielle de projets qui attendaient dans des circonvolutions cérébrales oubliées. […] J’ai énormément lu à titre personnel, de la fiction, de l’histoire, quelques journaux d’écrivains – les lettres du père Manchette, que je recommande à quiconque fait ce métier - et relativement peu de bande dessinée. J’ai pris des vacances, en somme… »
Cette période étrange a été un moment de profonde réflexion, alors que les voyages nous étaient interdits, un épisode que les scénaristes ont regardé avec intérêt et circonspection : « Des pandémies, il y en a eu, nous dit Jean Dufaux dans un entretien à paraître sur ActuaBD. Des victimes aussi. Bien plus encore que ce nous vivons à l‘heure actuelle. Mais jamais nous n’avons connu ce type de réaction face à une contagion, jamais cette protection maximale par le pouvoir en place. Y a-t-il eu manipulation par les états sur les populations ? Je me méfie des délires et des envolées paranoïaques à ce propos. Mais il est évident que nous nous dirigeons vers une société qui nous contrôlera - et nous observera - de mieux en mieux, avec des moyens de plus en plus affinés, sous quelque prétexte que ce soit, afin de réduire nos espaces de liberté et de codifier nos modes de pensée. Orwell a déjà dit tout cela en mieux. Pour autant, vu les lieux où je vis, je serais un bien triste individu de me raconter lors de ce confinement. Des gens en ont vraiment souffert, c’est eux qu’il faut écouter. »
Souffrances
Et justement, écoutons-les. Quelques auteurs de BD ont eu le Covid. Juan Giménez, le dessinateur de la Caste des Méta-Barons en est mort. Philippe Coudray racontait, en avril dernier sur ActuaBD.com, son expérience du Covid : « Nous étions trois à Paris le 15 janvier dans un restaurant asiatique, et une fois chacun rentrés chez nous, nous avons tous les trois été malades de la même manière avec des symptômes grippaux, bien qu’étant vaccinés contre la grippe. Contrairement à la grippe qui vient d’un coup, c’est venu progressivement. Pour moi, ça a duré une semaine, l’un des deux autres, après une semaine, a cru être guéri mais a replongé une semaine de plus. Personne d’entre nous trois n’a eu de complications. Pour ma part, j’ai senti mes jambes raides pendant deux ou trois semaines, mais maintenant tout va bien. »
Tout le monde n’est pas égal devant la maladie. Le scénariste Thomas Cadène, également victime du Coronavirus l’exprime très bien sur son compte Twitter (24 août 2020, @ThomasCadene) : « J’ai chopé mon ami Covid en mars dernier. J’ai dégusté ma race pendant 2 semaines et j’ai évité l’hospitalisation parce que j’ai été (chanceux que je suis) épargné niveau respiratoire (mais j’avais mal partout ailleurs, tout le temps). En tout je dirais que ça m’a aplati 1 mois. […] Quand je covidais en hurlant 20 h / 24 il n’y avait qu’un truc qui me "distrayait" (vaguement) c’était twitter. Parce que c’était le seul truc qui collait à ma capacité de concentration. Je ne pouvais pas lire un livre, regarder une série ou rien. J’étais occupé à geindre. […] (et à compter les minutes avant le prochain paracétamol qui me promettait l’équivalent de perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas : 1 h de répit.). »
Mais heureusement, il y a Twitter : « Bref, j’en viens à mon propos. Je lisais donc twitter en faisant "hiiiiiiiiiin hiiiiiiin" et dès que je bougeais "raaaaaaaahh"... et qu’est ce que je lisais sur twitter : le décompte des morts. Plusieurs fois par jour. Et puis quand c’était pas le décompte des morts c’était... […] LES HYPOTHÉTIQUES HYPOTHÈSES QU’ON SAIT PAS MAIS PEUT-ÊTRE. Pas les trucs de complotistes, non les trucs sur les sites d’infos. Des trucs qui me disaient que j’allais guérir ou mourir 8 fois par jour. […] Parfois c’étaient des trucs un peu flippants genre "au 8ème jour, même si ça va, soudain ça va aller mal et tu vas mourir". (on parle vraiment de ça, de mourir). Et toi, dans ton lit, avec ta fièvre et ton goût dégueulasse dans la bouche et tu hurles : À PARTIR DE QUAND ON COMPTE ? »
Écrasé par une lourde culpabilité vis-à-vis de sa famille en raison de ses éternuements, Thomas Cadène constate que « dans cette expérience, on est très seul. » Ces « montagnes russes émotionnelles épuisantes » constituant « une vraie douleur », à chaque instant ravivée par un « cirque de l’info en direct, mal digérée, mal traduite, anxiogène, concrètement inutile et globalement incompréhensible. »
Vivre avec l’incertitude
Cette « incertitude », Jorge Zentner, l’auteur du Silence de Malka, également affecté par le virus, en a tiré un principe de vie sur sa page Facebook, intitulée "L’Art d’exister" (1er août 2020) : « À ce stade du processus infectieux qui continue à se développer dans la population humaine de la planète Terre, personne ne peut ignorer que le virus qui provoque tant de troubles est avant tout un puissant révélateur de l’INCERTITUDE dans laquelle notre espèce a toujours existé et s’est épanouie. La pandémie est comme une avalanche de lumière qui rend inutiles tous nos efforts pour maintenir la toile d’araignée de l’illusion générant l’opacité. Tous nos plans, projets et attentes sont soudainement placés spontanément à leur place légitime : le domaine du conditionnel. Notre illusion de contrôle sur les événements montre ses pieds d’argile, une argile en plein processus de dégradation. Notre croyance naïve et en même temps écrasante dans le libre arbitre rend transparente son incohérence fondamentale...
Ainsi, que cela nous plaise ou non, la vie nous est présentée telle qu’elle a toujours été (avec ou sans guerre, avec ou sans pandémie) : enceinte de mystère, ouverte à l’inconnu, infiniment supérieure en pouvoirs et capacités à nos maigres moyens, une potentialité sans limites et - vue sous l’angle humain réduit - une source inépuisable d’INCERTITUDE.
Le virus est comme un Monsieur Loyal qui, la moustache cirée, coiffé d’un haut de forme, engoncé dans son costume à carreaux et ses hautes bottes noires et brillantes, arpente la piste de sable, mégaphone à la main, pour nous accueillir et présenter son show : « Mesdames et Messieurs... venez voir ! Bienvenue dans la réalité ! Bienvenue dans l’INCERTITUDE ! Le temps de croire aux belles histoires pour enfants est terminé ! Préparez-vous à participer au spectacle qui vous montrera les choses telles qu’elles sont : dans l’avenir comme par le passé, il n’y a de certitude que la fin ! » [2]
Philosophons, c’est déjà ça.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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