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La bande dessinée francophone survivra-t-elle à la crise du Covid-19 ? Le point de vue des éditeurs (2/4)

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 17 août 2020                      Lien  
Dans le premier volet de cette enquête, nous avions survolé globalement la situation du secteur de l’édition face à la crise sanitaire du Covid-19. Aujourd’hui, nous nous intéressons aux acteurs, et en premier lieu aux éditeurs. Quel a été l’impact de la crise sur leur activité ? Ont-ils été soutenus ? Voient-ils arriver la rentrée avec appréhension ou avec espoir ? État des lieux.

L’impact de la crise sur une entreprise dépend, on s’en doute, de divers paramètres : de la taille de son activité, du nombre de ses employés, de sa trésorerie, de son accès au marché que ce soit « physique », par le truchement habituel des circuits de diffusion et de distribution, soit par la voie de l’e-commerce dont on a expliqué dans notre précédent article, qu’il sortait plutôt renforcé de cet épisode, soit encore par la vente directe dans les festivals…

Parmi ces éditeurs, il a bien sûr les « gros » dont la trésorerie et une bonne répartition des frais de structure, régulièrement soutenues par l’État (grâce au chômage partiel, par exemple), permet d’amortir le choc : Média-Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana…), Gallimard/Madrigall (Casterman, Futuropolis, Gallimard BD, Denoël Graphic…), Hachette (Albert-René, Hachette Comics, Marabulles, Robinson…), Glénat, Delcourt,… Il y a les « moins gros » comme le groupe Steinkis, Actes Sud, Bamboo, Petit à Petit… qui essaient de passer entre les gouttes de l’averse. C’est souvent eux qui souffrent le plus. Et puis les indépendants, parfois des microstructures comme Akileos, Caurette, La Cerise, Des Ronds dans l’O ou les éditions Varou, frêles esquifs qui surnagent tant qu’ils peuvent.

La bande dessinée francophone survivra-t-elle à la crise du Covid-19 ? Le point de vue des éditeurs (2/4)
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Économie de survie

La plupart de ces structures ont reporté des titres, à la marge, jusqu’à 15% environ des projets de publication, car la présence sur le marché reste nécessaire si on ne veut pas que sa place soit prise par quelqu’un d’autre. Les toutes-petites structures, en revanche, ont préféré souvent repousser leurs publications à 2021 car ils s’attendent à une déferlante de nouveautés « triées sur le volet » de la part des gros éditeurs pour la fin 2020

Les aides ont surtout profité aux grosses maisons, armées de comptables et de juristes, qui ont pu mettre leur personnel au chômage partiel. Les 1500€ d’aide sur la perte de chiffres d’affaire et le report ponctuel des charges ont pu quelquefois donner une bouffée d’oxygène aux petites structures, mais elle ne permettra pas de respirer suffisamment longtemps. En revanche, le « robinet bancaire », s’est ouvert pour certains : « Nous avons obtenu un prêt bancaire garanti par l’état, nous dit un éditeur encore ébahi. Une grande première car, jusqu’alors, aucune banque ne voulait nous accompagner, du fait du système de retours des ouvrages (un truc inconcevable pour un banquier). » Mais ce sont des dettes qui s’accumulent quand même… Le chômage partiel a été généralisé, de même que le télétravail.

Les aides du Centre National du Livre (CNL) dont beaucoup de petites structures dépendent, ont plutôt suscité de l’indignation. L’exigence était que 40% du chiffre d’affaires soit réalisé en librairie, ce qui est absurde pour une microstructure dont les ventes dépendent des festivals et de l’Internet. Résultat : recalé ! « Peu importe pour eux que les charges se soient développées en fin d’année 2019 et que les rentrées prévues au premier semestre ne soient pas au rendez-vous en raison de cette crise sanitaire, ce qui nous met dans une situation compliquée pour payer les imprimeurs notamment. Les calculs de référence pour attribuer les aides sont basées sur les mois de mars, avril et mai 2019 sans tenir compte de la nature de l’activité !  » Le problème, c’est que, même en cas d’erreur factuelle, il est impossible de représenter un dossier. Le Père Ubu est à l’œuvre ! Curieuse façon d’aider les petits… Il est temps que la vénérable vieille dame parisienne retoilette un peu sa pratique d’un autre âge !

Gauthier Van Meerbeeck - Le Lombard
Photo : Renaud Joubert - Le Lombard

Chute du Chiffre d’Affaire

Comment les éditeurs abordent-ils cette fin d’année ? Les situations sont très contrastées. « Il y a eu évidemment une chute drastique du chiffre d’affaires pendant la période du confinement (-80%), nous dit Gauthier Van Meerbeeck, directeur des éditions du Lombard. Mais la reprise a été très forte. À fin juin, nous avions récupéré tout le chiffre perdu. À fin juillet, nous sommes en avance sur le budget. Nous abordons la fin d’année avec confiance. J’ai presque honte de le dire, mais les résultats de 2020 s’annoncent très bons malgré tout… »

« Avec deux mois d’absence quasi-totale de ventes sur le fonds et le report des nouveautés d’avril et de mai, nous sommes en recul de 10% par rapport à l’année dernière, constate de son côté Sébastien Gnaedig directeur éditorial de Futuropolis. Nous sommes cependant confiants car nous avons devant nous de gros enjeux qui s’annoncent bien à la rentrée (La Patrie des frères Werner de Collin & Goethals, leur nouveau livre après le succès du Voyage de Marcel Grob ; il y a aussi les retours de Baru et Gipi) mais aussi, parce que la reprise a été bonne avec des ventes soutenues sur certains titres du premier semestre d’avant le confinement (Payer la terre de Joe Sacco et La Chute de Jared Muralt) ou après (Nous étions les ennemis de Takei & Becker) . »

Sebastien Gnaedig - Futuropolis
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

« La conséquence directe de cette crise a été un chiffre d’affaires nul en mars et avril, analyse Emmanuel Bouteille , l’éditeur d’Akileos. Un mois de mai très moyen, mais un bon mois de juin et un très bon mois de juillet. Ce qui nous donne de la confiance pour l’avenir. En revanche, les offices sont encore plus serrés que d’habitude. Les libraires indépendants ont très bien repris. Les GSS [grandes surfaces. NDLR] ont freiné des quatre fers sur le réapprovisionnement. »

Thierry Groensteen - Ed. L’An 2
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

« J’ai craint que cette crise ne vienne casser la dynamique que connaissait l’album Révolution, Fauve d’or à Angoulême, nous dit Thierry Groensteen, éditeur de L’An 2 / Actes Sud. Mais les ventes de ce titre semblent être reparties normalement depuis la fin du confinement. Pour le reste, j’ai pris la décision de repousser à fin août un titre initialement prévu en juin. J’aborde la fin de l’année dans un état d’expectative, l’évolution de la situation sanitaire étant très incertaine. »

Un choc violent pour les petites structures

La position est moins sereine chez les éditeurs de plus petite taille : « L’impact a été violent avec deux mois et demi sans ventes en librairies, ce qui va entrainer une baisse du C.A lors du prochain bilan, nous dit Olivier Petit de Petit à Petit. Néanmoins, l’équipe reste plus que motivée et nos partenaires financiers nous soutiennent. Je préfère envisager la fin d’année avec confiance en boostant les sorties le plus possible. »

Les éditeurs dont le chiffre d’affaires dépendait grandement des Festivals (il y a près de 300 de ces manifestations en France chaque année) ont la double peine : absence en librairie et absence dans ces événements-clés.

« Les ventes en librairie ont été nulles en mars et avril, forcément, et très faibles à la reprise en mai, détaille Julien Fouquet-Dupouy, le seul salarié des Éditions de la Cerise. Mais ça, c’est général. Notre principale perte vient du fait que nous allons sur de nombreux festivals et que cette année nous allons en perdre plusieurs importants pour notre chiffre d’affaire, dont BD Pyrénées à Billère (agglomération de Pau), Lyon BD et Quai des Bulles. Ça fait très mal. »

Marie Moinard - Des Ronds dans l’O.
Photo : Cédric Munsch - ActuaBD SAS

Même son de cloche chez Des Ronds dans l’O qui célèbre son 15e anniversaire cette année : « L’impact sur notre activité a été plutôt négatif comme pour tout le monde à priori, raconte Marie Moinard. Nous allions mettre en place divers événements au cours du premier semestre pour fêter nos 15 ans, des rencontres en librairie, des salons où nous avions prévu des goodies spéciaux pour l’événement. Tout a été stoppé net et c’est impossible à rattraper. C’est triste et, financièrement pour nous, cet arrêt brutal de nos projets, nous a mis à mal. La perte du CA sur les mois de mars, avril, mai et juin a été importante. Nous sommes une maison dite "petite", ça veut dire que les rentrées prévues ne peuvent pas être réduites sinon nous sommes en danger donc, oui, on aborde la fin de l’année avec appréhension ce qui semble logique. »

« Nous sommes une toute petite structure, nous dit Raphaël Tanguy des éditions Varou, nous vendons principalement nos BD lors de de séances de dédicaces. Du coup, depuis le mois de mars, quasiment aucune vente. Il y a très peu de manifestations maintenues dans les prochains mois, ce qui n’est guère encourageant pour nous. »

L’e-commerce, une échappatoire ?

« Arrêt total des ventes de mi-mars à mi-avril, mais reprise lente sur notre site Internet en ligne à partir de mi-avril, quasiment pas de ventes en librairie depuis, constate Jean-Christophe Caurette qui a particulièrement investi sur ce segment.

Jean-Christophe Caurette - Editions Caurette
Photo DR - Ed. Caurette

« Notre activité était partagée entre plusieurs sources de revenus, nous dit-on du côté de la Belgique : Libraires, festivals BD et boutique en ligne. Forcément les festivals disparaissent, et pour les libraires nous avons connu trois mois sans vente. En revanche, les ventes sur la boutique en ligne ont explosé (et je ne tiens pas à dire dans quelle proportion…) »

Il est clair que les éditeurs qui dépendent entièrement de la librairie ont particulièrement souffert : « De plus en plus, il est essentiel d’avoir son propre circuit de vente directe éditeur-lecteur et chercher un équilibre financier sans dépendre d’une chaine avec distributeurs-diffuseurs-libraires. (tout en faisant un maximum pour continuer à servir les libraires) » nous dit un éditeur qui tient à rester anonyme.

Philosophe, Jean-Luc Fromental de Denoël Graphic prend du champ et reste serein : « Étant d’un naturel optimiste, je me dis que le livre a été, lors des crises majeures de l’humanité, l’une des plus solides valeurs-refuges (dans l’élan créatif de la Révolution russe, par exemple, ou l’avènement d’une littérature noire lors de la Crise de 1929).

La lecture étant par essence une pratique individuelle, elle s’accorde bien à la mise à l’écart des autres en temps de pandémie et de confinement ; ses moyens de production n’étant pas ceux du théâtre ou du cinéma, elle est plus résiliente à des conditions extrêmes ; et elle permet, dans l’isolement, de maintenir un lien fort avec d’autres sensibilités, d’autres façons de voir. Bien sûr, il faut que les librairies puissent rester ouvertes, que les machins online puissent continuer à livrer. La brève ruée sur les librairies constatée dans les premières semaines du déconfinement est un signe encourageant.

J’aborde donc la fin d’année avec un mélange très équilibré de confiance et d’appréhension. Confiance dans le fait que nos professions en ont vu d’autres, dans le fait qu’une vague malthusienne, si elle survenait, pourrait d’avérer positive pour le champ producteur, en dépit des dégâts humains qu’elle ne manquerait pas d’occasionner. Confiance dans la pérennité du besoin de l’humanité de continuer à se raconter des histoires, à se regarder dans les miroirs de la fiction.

Jean-Luc Fromental - Editions Denoël Graphic
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

C’est surtout l’incertitude de la situation actuelle qui suscite mon appréhension : comment nos économies pourraient-elles encaisser une deuxième vague de confinement ? Comment l’espèce de climat assez fraternel et consensuel qui a accompagné la saison 1 pourrait-il survivre à un retour du virus, alors qu’on voit partout des signes de rébellion (relevant souvent de la débilité humaine), de dissension, de complotisme, d’aigreur et de violence ?

C’est comme pour un boxeur, un uppercut au menton qui vous met au tapis, on s’en relève. Mais comment réagira-t-on au suivant ? Je suis aussi assez vieux pour ne me faire aucune illusion sur les bons sentiments du Capital. J’ai vu comment, lors de ce qui apparait aujourd’hui comme une vague algarade (la Première Guerre du Golfe de Bush père), nos milieux culturels : édition, pub, ciné, etc, en avaient profité pour sortir le taille-haie et faire le net dans leurs jardins. Donc, je pense que si la première vague a fait des dégâts (dont l’ampleur reste à découvrir), nous n’avons encore rien vu en cas de deuxième. »

Saint Jean Chrysostome, surnommé « la Bouche d’or » n’aurait pu être plus éloquent !

Voir en ligne : LIRE LE PREMIER VOLET DE L’ENQUÊTE

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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4 Messages :
  • Comme d’habitude, c’est les gras du bide (Média-Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana…), Gallimard/Madrigall (Casterman, Futuropolis, Gallimard BD, Denoël Graphic…), Hachette (Albert-René, Hachette Comics, Marabulles, Robinson…), Glénat, Delcourt) qui s’en sortent le mieux, voire qui font des bénéfices. Les mêmes qui rechignent à payer les cotisations sociales mais qui tapent dans la caisse de pôle emploi tout en sabrant le champagne.
    A espérer que les autres puissent passer cette période qui devient de + en + pénible, la vente par internet semble une solution, de plus 40 % en moins sur le prix serait le bienvenue. 40 % c’est ce que prend le chialeur de marchand de papier appeler le libraire qui reste un commerçant et comme tout commerçant, chiale, même quand tout va bien.
    quant au "Voyage de Marcel Grob" mouais bof !
    La machine promo spot, interwiews etc etc via une radio de service public nous vantant un produit formidable. Pas deux fois.
    On vit une époque formidable.

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    • Répondu par JLF le 22 août 2020 à  15:12 :

      Très bien, la posture révolutionnaire. Ce serait sans doute plus clair si ce n’était pas sous couvert d’anonymat et si on savait (comme on disait de mon temps) "d’où vous parlez". Parce que ce "qui tapent dans la caisse de pôle emploi tout en sabrant le champagne", c’est mignon, ça va avec tout et surtout ça passe si vous avez dix-neuf ans et demi et la rebellion naïve. Mais si vous êtes, comme on pourrait le soupçonner aussi, un professionnel rendu teigneux par la situation, traiter les libraires de "chialeur de marchand de papier", n’est peut-être pas la meilleure idée au monde.

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  • "retours des ouvrages (un truc inconcevable pour un banquier)."

    Inconcevable parce que les éditeurs utilisent les librairies comme des banques, et que l’économie de l’édition étant basée sur la politique des retours, c’est la cavalerie avec les finances, forcément.

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  • Je ne sais pas pour le reste de la France, mais il y a un excellent article sur les librairies et les vendeurs de BD de Nantes qui nous expliquent qu’ils ont déjà rattraper leur retard sur 2019. Sachant que non les éditeurs, eux n’ont pas fait zéro pendant le confinement, ( E Commerce, Espace Culturel ouvert en partie...). Je sens bien la, l’occasion se plaindre, alors que les finances étaient déjà compliquées avant le confinement.

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