Voilà deux ans maintenant que les Éditions Martin de Halleux ont lancé la collection 25 images. Pensée en hommage au 25 images de la Passion d’un homme de Frans Masereel, célèbre graveur sur bois belge du début du XXe siècle et dont l’œuvre est quasiment intégralement disponible chez l’éditeur, la collection s’était lancée avec la double publication d’albums signés Thomas Ott et Joe Pinelli. Voici ce qu’en disaient alors Jaime Bonkowski de Passos et Frédéric Hojlo : « Thomas Ott comme Joe Pinelli s’approprient avec un indéniable savoir-faire le modèle inventé par Frans Masereel il y a plus d’un siècle. Par ces "nouvelles graphiques", ils rappellent que la débauche de moyens ne garantit pas la qualité, et qu’au contraire la sobriété peut être une condition favorable à la création et à l’imagination. Voilà une collection qui commence sur d’intéressantes bases. »
C’est le jeune auteur Lucas Harari qui leur succède donc en signant le troisième volume de cette collection. Remarqué pour sa première bande dessinée L’Aimant, publié par les Éditions Sarbacane, il confirme trois ans plus tard, chez le même éditeur, avec un polar estival sauce ligne claire revisitée : La Dernière Rose de l’été. Des scénarios bien ficelés, un trait maîtrisé, et des palettes de couleurs dont le grain n’est pas sans rappeler la risographie, voilà pour la recette Harari.
Étonnant choix donc que celui de Martin de Halleux d’aller chercher cet artiste pour développer une histoire muette toute de noir et de blanc, quoiqu’également grisée - nous y reviendrons. Dans Nachave, Lucas Harari met en scène la vie d’un jeune homme, probablement lycéen, résidant dans un grand ensemble de banlieue périurbaine. Le shit, les potes, le poster de Zidane dans la chambre, et les parents anesthésiés devant l’écran de télévision recrachant en boucle les formulations anxiogènes des chaînes d’informations en continu. Les rues sont sales et l’atmosphère lourde.
Difficile alors de ne pas dresser un parallèle avec le film de Romain Gavras, Athena, récemment sorti sur Netflix, et qui défraie la chronique, notamment du fait de sa représentation des banlieues jugée par certains trop caricaturale. Avec Nachave, l’auteur évite l’écueil Athena en nous contant une histoire d’amour lycéenne en vingt-cinq planches seulement, sans délaisser pour autant l’intensité dramatique et les rebondissements qui caractérisaient ses précédentes bandes dessinées.
Comme toujours, le trait est précis et l’ambiance propice à l’immersion. Les représentations citadines, grâce à des jeux de lignes de fuite discrets, mais efficaces, guident le regard du lecteur et développent la narration. Les noirs réalisés au feutre sont profonds et se marient parfaitement aux grisés utilisés pour accentuer les reliefs et les zones d’ombre de la ville. Vous pouvez l’observer sur nos photos, les gris sont absents des originaux. Ils ont été réalisés à la main par l’artiste puis intégré numériquement à ses planches.
L’édition est, quant à elle, comme toujours soignée, le papier de qualité, et la brièveté de la lecture est très largement compensée par la qualité de l’objet que l’on se plaira à lire et regarder à nouveau, en prenant cette fois le temps de s’arrêter sur les détails de chaque planche.
L’accrochage dont le vernissage avait lieu ce mardi 4 octobre à la galerie Arts Factory est visible jusqu’au 29 octobre prochain. À noter qu’une seconde exposition-vente présentant les précédents travaux de Lucas Harari a également court à la galerie Barbier, située 10 rue Choron à Paris, jusqu’au 8 octobre prochain.
La seconde parution de cette rentrée, et quatrième itération pour la collection 25 images, s’intitule quant à elle La Réparation et accueille la première autrice en la personne de l’artiste canadienne Nina Bunjevac.
Elle débute sa carrière en 2012 avec le recueil de contes Heartless, publié chez l’éditeur canadien Conundrum Press, également éditeur anglophone de Michel Rabagliati, Jesse Jacobs ou encore Catherine Ocelot. Le titre est traduit par Ludivine Bouton-Kelly et publié l’année suivante aux Éditions Ici-Même. Ces dernières vont d’ailleurs poursuivre la publication de son œuvre avec Fatherland en 2014. C’est enfin avec la publication de Bezimena, en 2018, qu’a lieu la consécration de l’artiste. Pour cette plongée nauséabonde dans la psyché d’un prédateur sexuel, Nina Bunjevac se voit décerner les Prix Artemisia du dessin 2019 et Joe-Shuster de la meilleure autrice 2020.
La Réparation est ainsi sa quatrième bande dessinée à paraître sous nos latitudes. Le décor initial est simple : un bureau, une photo, une feuille blanche, un encrier et une plume. Le personnage s’en saisit, une goutte tombe et, de la même façon que l’effrayante sorcière du lac de Bezimena nous entraînait au fonds des eaux, un flot de souvenirs se déversent en vingt-cinq images et emporte le lecteur.
Vingt-cinq images : pas exactement, puisque que l’artiste canadienne s’autorise quelques découpages de planches en cases. Phénomène d’autant plus étonnant que tous les tableaux composant Bezimena occupaient l’entièreté des planches de l’album, le texte étant apposé sur la page lui faisant face. À ce sujet, Martin de Halleux nous confiait qu’il entendait laisser toute liberté aux auteurs et autrices, et ce malgré la contrainte formelle initiale. Ces micro-transgressions donnent par ailleurs vie à l’une des séquences les plus belles de La Réparation. Ne boudons pas notre plaisir.
Avec le pointillisme tout de noir et de blanc qui caractérise son style, Nina Bunjevac nous livre ainsi une expérience graphique mutique et puissante sur les pouvoirs cathartiques de l’écriture. Ce que la parole ne peut exprimer, la plume peut le transcrire et ce que la plume ne peut transcrire laisse à l’imaginaire de quoi se nourrir.
(par Thomas FIGUERES)
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Nachave - par Lucas Harari - Éditions Martin de Halleux - Collection 25 images - 196 x 272 mm - 32 pages - Sortie le 06 octobre 2022 - Prix : 19,90 euros.
La Réparation - par Nina Bunjevac - Éditions Martin de Halleux - Collection 25 images - 196 x 272 mm - 32 pages - Sortie le 6 octobre 2022 - Prix : 19,90 euros.
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