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La chute du Reich vue par "Les Reportages de Lefranc"

Par Charles-Louis Detournay le 9 mai 2015                      Lien  
Pour terminer ce tour d'horizon de la commémoration du 8 mai 1945 en bande dessinée, rendons-nous au Musée de la Résistance : les auteurs, éditeurs et historiens reviennent sur les quatre "Reportages de Lefranc" retraçant la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui mettent en valeur certains de ses aspects méconnus.

Quel chemin depuis l’Oncle Paul ! La bande dessinée s’est emparée de l’Histoire comme jamais : par la fiction, par le reportage, débusquant les points de vue les plus inconnus. Mais la fibre didactique reste intacte. Jacques Martin fut l’un de ses pionniers avec une collection, Les Voyages d’Orion, prenant le prétexte de la contextualisation de l’époque d’un personnage pour offrir un véritable outil didactique, quand ce n’est pas un guide de visite d’un monument connu. Cette méthode fut déclinée par la suite dans des dizaines d’albums répartis en fonction de ses héros qui traversent des époques diverses, de l’Antiquité au Moyen-Âge, du Grand Siècle à l’époque moderne.

La chute du Reich vue par "Les Reportages de Lefranc"De son vivant encore, l’auteur d’Alix avait voulu que Les Reportages de Lefranc s’intéressent au Mur de l’Atlantique. Et pour illustrer ce sujet, il fit appel en 2008 à un nouveau talent pour rejoindre son équipe : Olivier Weinberg, un illustrateur qui se partageait entre l’illustration et le dessin animé (il a entre autres collaboré à Ernest & Célestine). Le dessinateur nous explique la genèse de ce premier ouvrage qu’il consacre à la Seconde Guerre mondiale :

"Sur le thème du Mur de l’Atlantique, l’éditeur et Jacques Martin m’ont laissé libre dans ma mise en scène et mes dessins. Je devais néanmoins me fondre dans la maquette des précédents Reportages de Lefranc, avec ses grandes doubles-pages. J’ai réalisé seul l’écriture de ce premier tome, avec un ami journaliste qui a corrigé l’ensemble et avec l’appui de l’historienne Isabelle Bournier. Vu l’accueil de ce premier album traitant du conflit, l’éditeur a souhaité prolonger avec trois autres titres qui couvriraient les commémorations du Débarquement, de la Bataille des Ardennes et de la chute du Reich. Avec l’accélération du planning, Isabelle Bournier s’est chargée seule de la partie rédactionnelle. Sur base des sujets que nous avions déterminés, Isabelle rédigeait donc les textes à dimension pour entrer dans la maquette du livre. Parfois, la lecture des textes m’apportait des idées de personnages complémentaires que j’intégrais dans les dessins..."

Isabelle Bournier est historienne de formation et dirige les Affaires Culturelles et le Département pédagogique au Mémorial de Caen. En parallèle, elle publie des ouvrages de vulgarisation de l’Histoire dans des albums documentaires pour la jeunesse aux éditions Casterman. Elle a donc collaboré au Mur de l’Atlantique avant de rejoindre l’équipe des Reportages de Lefranc pour le Débarquement, La Bataille des Ardennes et La Chute du Reich qui viennent de sortir en librairie. Son écriture est fluide et embrasse globalement l’événement. Elle revient sans vergogne sur des éléments qui se sont déroulés deux années auparavant, pour mieux mettre en lumière la logique des faits. La conception de la maquette structurée en intertitres et encadrés assure une compréhension lisible de l’ensemble.

"Ce mode de fonctionnement est très intéressant, nous explique l’historienne, car la réalisation des illustrations est simultanée, et donc complémentaire, à l’écriture des textes. J’avais déjà une certaine expérience de ce type de collaboration pour avoir travaillé avec Tardi et Ferrandez sur des livres destinés à la jeunesse et qui utilisaient des cases issues des albums. Dans le cas des "Reportages de Lefranc", ce sont des dessins synoptiques réalisés spécifiquement pour les albums, ce qui apporte une magnifique mise en situation. Pour autant, le propos n’est pas de s’adresser à des spécialistes ; nous ne pouvons pas débuter avec le seul récit du Débarquement au 6 juin1944, je tiens à remettre les événements dans leur contexte ! Je multiplie les angles pour évoquer également les points de vues économique, civil, politique... voire artistique !"

Isabelle Bournier et Jimmy Van Den Hautte.
Derrière eux, les deux versions d’un même dessin : le crayonné approfondu de Plateau à gauche, la version finalisée de Weinberg à droite.
Photo : CL Detournay

Si Olivier Weinberg bénéficiait d’une partie de la recherche documentaire réalisée sur le Mur de l’Atlantique avant de dessiner Le Débarquement, le fait de devoir coller aux commémorations des 70 ans de ces événements historiques lui imposait un planning impossible à tenir : "Comme je n’avais que huit mois de délai entre le Débarquement et la Bataille des Ardennes, et que je continuais à travailler aussi pour le dessin animé, j’ai demandé à l’éditeur si je pouvais bénéficier d’un peu d’aide sur ce troisième tome afin de réaliser les crayonnés. C’est ainsi qu’Yves Plateau est arrivé en renfort !"

Yves Plateau est un auteur-clé dans la réalisation des "Voyages" de Jacques Martin de ces dix dernières années : "Après quelques travaux de couleurs pour Cossu, explique Plateau, j’ai rencontré à Angoulême Jimmy Van den Haute, l’éditeur de la collection Martin. Après avoir vu mes dessins, il m’a proposé d’intégrer l’équipe de Jacques Martin. J’ai rencontré le maître en personne qui m’a demandé de débuter la collection des "Voyages de Jhen". J’ai débuté avec Les Baux de Provence, suivi d’une demi-douzaine d’autres albums. J’ai travaillé seul pour la plupart de ces titres, ce qui est très enrichissant : recherche de documentation, visite des sites, réalisation des dessins et des textes, etc. Sans être historien de formation, je dois donc lire beaucoup de livres et distinguer les bons des mauvais afin de dresser une vue d’ensemble."

"Pour cette série des "Reportages de Lefranc", la démarche a été différente, continue Yves Plateau, car les dates des commémorations étaient trop rapprochées. Un challenge impossible à réaliser pour un seul dessinateur ! Je suis donc intervenu sur le troisième tome et j’ai continué sur le quatrième afin de tenir les délais. Comme il s’agit d’une période historique que j’apprécie particulièrement et sur laquelle j’ai déjà travaillé pour d’autres éditeurs, je m’y suis attelé avec entrain. De plus, j’ai apprécié l’éclairage apporté sur le Front de l’Est, qui a soutenu seul tout l’effort de guerre en Europe pendant trois années. C’est d’ailleurs grâce aux Russes que la guerre a pris fin dans les circonstances que l’on connaît. En accord avec l’équipe, j’ai donc mis l’accent sur les Soviétiques, en orientant le point de vue de l’Armée rouge par rapport aux Allemands."

"La Chute du Reich" offre un point de vue sur le côté soviétique du conflit.
Le Musée de la Résistance rappelle que 27 millions de Russes en seront les victimes.

Pour réaliser ces dessins, Yves Plateau a donc réalisé la recherche iconographique et la mise en page des dessins, avec des crayonnés très aboutis. Ensuite Olivier Weinberg a encré le tout en revoyant certains éléments, si nécessaire. Enfin, le coloriste Bruno Wesel a réalisé les couleurs des quatre albums pour en maintenir l’homogénéité. C’est heureusement cette même continuité graphique qui a été privilégiée pour réaliser le dessin à quatre mains, plutôt que de demander vingt dessins par album à Yves Plateau, et vingt autres à Olivier Weinberg. Rappelons-nous le fiasco artistique de Khorsabad !

L’historienne Isabelle Bournier nous explique que ces livres illustrés ont un avantage par rapport aux ouvrages documentaires basés sur la photographie, en particulier pour la jeune génération : "Dans le cas d’un livre plus classique composé uniquement de photos et de cartes, beaucoup de lecteurs (surtout au sein du jeune public) prennent ces clichés pour une vérité authentique. Or, elles sont souvent le fruit du service des armées (de tous bords) et donc des outils de propagande. Le décalage est plus facile à réaliser avec un livre d’illustration, car le lecteur comprend mieux que c’est une interprétation. Et s’il est effectivement investi d’une rigueur historique, il apporte un décor extrêmement authentique, tout en mélangeant le type de données : les uniformes, le lieu, les armes, les destructions, l’état des populations civiles, etc. tout en privilégiant la cohérence."

L’album "La Chute du Reich" débute en 1942, alors que les Allemands commencent à rencontrer une réelle résistance...

Si certains titres de la Collection Martin n’ont pas toujours été des plus réussis, il faut saluer le travail réalisé en particulier ces derniers Reportages : les sujets se sont multipliés et sortent régulièrement des sentiers battus, la maquette générale est soignée et attrayante, tandis que les textes restent abordables, même dans des sujets moins connus, et vont droit à l’essentiel. Les illustrations échappent heureusement à la sacro-sainte obligation de représenter le héros de Jacques Martin. Curieux ou passionné, pour des raisons pédagogiques ou personnelles, ces albums proposent un beau voyage dans le temps, distrayant mais instructif.

Isabelle Bournier
Photo : CL Detournay

"On n’apprend pas l’Histoire, explique Isabelle Bournier : On la comprend ! Si vous tentez de l’apprendre par cœur, vous n’allez pas retenir ces informations. En plaçant chaque élément dans son contexte, et en remontant aux causes d’un événement, on permet de le mettre en lumière avec davantage de détails. Pour autant, le cadre de l’album nécessite de se limiter. Le lecteur n’est pas sur Internet, où il peut se laisser submerger par des milliers de pages. Le livre est un discours organisé, avec un fil narratif, et une quantité d’informations choisies et proportionnées. Chaque album participe d’ailleurs à l’apprentissage et la connaissance de l’Histoire. Et donc à la mémoire. Ils permettent de comprendre le mécanisme général, sans couvrir pour autant tous les développements détaillés qui ne pourraient pas être assimilés par le lecteur d’une seule traite. Cette forme d’impulsion invite donc à s’intéresser par la suite aux sujets évoqués, en fonction de l’intérêt de chacun."

La Collection Martin va continuer de s’enrichir de nouveaux titres dans les mois qui viennent : un Voyage d’Alix se rendra à Byzance et un autre de Jhen sur les chemins de Compostelle. On sent que l’équipe qui s’est créée progressivement autour des quatre Reportages de Lefranc s’est découverte de fortes affinités, car toute l’équipe désire ardemment prolonger cette thématique ! Ainsi, l’éditeur a prévu de traiter prochainement la Guerre du Pacifique, la Résistance, la Conquête spatiale... D’autres périodes pourraient aussi être abordées comme la Guerre Froide, la Guerre du Vietnam ou la Guerre de Corée.

Olivier Weinberg (à gauche) & Yves Plateau (à droite) : un nouveau tandem de dessinateurs au service de l’Histoire
Photo : CL Detournay
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(par Charles-Louis Detournay)

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Lire également notre dossier consacré aux Résistances :
- La bande dessinée se souvient du 8 mai 1945
- La bande dessinée réhabilite les figures oubliées de la Résistance
- Le rôle essentiel des Justes
- KZ Dora, lorsqu’on construisait des V1 et V2 dans les camps de concentration.

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Lire notre article consacrée à La Bataille des Ardennes

Jusqu’au 30 mai, l’exposition de La Chute du Reich se tient au Musée national de la Résistance de Belgique, rue van Lint, 14 - 1070 Bruxelles

Ouvert les lundi, mardi, jeudi et vendredi de 9h à 12h et de 13h à 16h et le mercredi sur réservation (entrée gratuite).

Voir notre reportage photographique de cette exposition.

 
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6 Messages :
  • Mais quel est le rapport entre ces ouvrages didactiques et documentaires et les aventures du reporter Guy Lefranc ???

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    • Répondu par MD le 12 mai 2015 à  15:16 :

      Lefranc est apparu dans le journal Tintin en 1952, donc quelques années après la chute du Reich. Comme il est reporter, on peut imaginer qu’entre deux aventures, il ait consacré des dossiers à des sujets importants....mais le rapport est plus dans le traitement graphique des illustrations, réalisées à la manière de Jacques Martin.

      Répondre à ce message

  • "De plus, j’ai apprécié l’éclairage apporté sur le Front de l’Est, qui a soutenu seul tout l’effort de guerre en Europe pendant trois années. C’est d’ailleurs grâce aux Russes que la guerre a pris fin dans les circonstances que l’on connaît. En accord avec l’équipe, j’ai donc mis l’accent sur les Soviétiques, en orientant le point de vue de l’Armée rouge par rapport aux Allemands."

    Cela mérite d’être souligné. Les véritables tournants de la guerre sont les batailles de Stalingrad (1942) mais surtout celle de Moscou (1941-1942). Hitler visait avant tout la Russie pour ses richesses (pétrole,...) et il a dû se rendre compte d’une chose, la plus grande richesse de la Russie (c’est encore valable aujourd’hui !) c’est son peuple. Les pertes militaires sont estimées (au minimum) à environ 10 millions de soldats soviétiques, si on y additionne les victimes civiles, le chiffres dépasse les 20 millions de mort Russes !
    Les pertes militaires Américaine sont estimées à 0,6 millions de mort.
    Soit Pour 1 soldat américain tué, 60 soldats soviétiques tués.
    Quand, en 1945, on demandait aux français : "quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne nazie ? Ils répondaient à 57% les Russes et 20% les américains.
    Aujourd’hui, à la même question, ils répondent à 54% les Américains et 23% les Russes !

    “Les vainqueurs sont ceux qui écrivent l’Histoire. C’est celle-là qui est rédigée dans nos livres d’école, pas la vraie Histoire telle qu’elle s’est déroulée, mais une Histoire qui caresse le camp des gagnants."
    Maxime Chattam

    Quand on voit notre minable président ne pas se rendre en Russie, sur ordre de Washington, pour assister à la commémoration du 9 mai 1945 (honte à nous !)
    Je me dis que oui, la réécriture de l’histoire est en marche.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 15 mai 2015 à  01:41 :

      Et, de l’ouvrage en question, vous pensez quoi ? Scénario, dessin...

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      • Répondu par lvanb le 15 mai 2015 à  15:42 :

        Je ne connaissais pas cet ouvrage, ni la série que je découvre ici, je vais la consulter prochainement.

        Répondre à ce message

    • Répondu par Franck Geiz le 15 mai 2015 à  02:19 :

      Quand on voit notre minable président ne pas se rendre en Russie, sur ordre de Washington, pour assister à la commémoration du 9 mai 1945 (honte à nous !)

      François Hollande n’a rien de minable, c’est un véritable chef d’état, et s’il ne se rend pas en Russie aujourd’hui, ce n’est pas sur ordre de Washington, c’est pour ne pas servir la propagande d’un dictateur, Poutine, qui se comporte envers ses voisins, la Géorgie, l’Ukraine, comme Hitler se comportait avec l’Autriche, la Pologne et le reste de l’Europe. L’URSS de Staline en 1940 n’est pas pas la Russie de Poutine en 2015. François Hollande a raison de ne pas se compromettre avec ce va-t-en-guerre.

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