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La folie One Piece, jusqu’où ?

Par Aurélien Pigeat le 18 novembre 2013                      Lien  
Alors que le cap des 300 millions de volumes a été franchi rien qu'au Japon, {One Piece} semble s'imposer comme un phénomène culturel majeur dans l'Archipel. Retour sur les manifestations et raisons d'un succès.

Ampleur du phénomène

Nous vous en parlions il y a peu : One Piece vient de franchir, avec le volume 72, le cap des 300 millions d’exemplaires mis en circulation au Japon. À titre de comparaison, le best-seller en franco-belge qu’est Astérix atteint 130 millions d’exemplaires en français pour 35 volumes parus, et 350 millions en intégrant les chiffres du marché international.

L’éditeur Shueisha rentabilise naturellement cet impressionnant succès en déclinant la franchise sur de nombreux supports (jeux-vidéo, films, dessins animés...), en l’associant à de multiples produits commerciaux (le "Mugiwara Store" [1] ouvert en 2012 compterait plus de 10000 références dédiées à la série), en créant l’événement autour de seuils symboliques, comme en février 2011 avec les 200 millions [2], ou encore à l’occasion d’anniversaires comme les 10 ans ou les 15 ans [3].

La folie One Piece, jusqu'où ?
La région d’Ibaraki est ainsi réputée pour une spécialité culinaire : le nattō !

Aujourd’hui, avec la célébration des 300 millions d’exemplaires, Shueisha met en œuvre une gigantesque campagne de communication baptisée "Sanoku ThanX" ("merci pour les 300 millions") proposant des encarts publicitaires spécifiques pour chacune des 47 préfectures du pays, mêlant personnages du manga d’Eiichiro Oda et spécialités locales identifiant la région concernée. Un site les dévoile progressivement jusqu’au 20 novembre..

Côté partenariat, on pourra s’étonner d’en découvrir certains tissés avec le domaine du luxe. Ce fut déjà le cas dans le passé notamment avec un très onéreux stylo illustré par un dessin d’Eiichiro Oda et aujourd’hui c’est la cristallerie française Baccarat qui propose un set de verres décorés des héros du manga. Chaque verre coûte à l’unité 23100 yens (soit un peu plus de 171 euros au cours actuel) tandis que le set collector regroupant les dix verres différents atteint lui la modique somme de 231000 yens (il faudrait donc débourser 1700 euros pour l’acquérir). À l’heure où l’on ne jure plus que par le "made in France", une raison de plus de s’intéresser à One Piece ?

Le set de verre One Piece par Baccarat

La recherche d’une expressivité maximale au fondement du succès

Mais comment expliquer un tel engouement pour ce manga au départ destiné aux jeunes garçons ? Un engouement qui d’ailleurs du Japon gagne peu à peu le reste du monde, One Piece s’imposant comme la référence manga actuelle au niveau international. Diverses raisons peuvent être avancées.

Tout d’abord la conjoncture. One Piece est arrivé dans le paysage éditorial japonais, en 1997, à un moment stratégique : lorsqu’il a fallu trouver la ou les séries susceptibles de prendre la relève, au sein du Weekly Shonen Jump, premier magazine de prépublication de manga au Japon, de Dragon Ball et Slam Dunk qui venaient tous deux de s’achever. Eiichiro Oda a su saisir cette occasion de briller.

Graphiquement ensuite. One Piece se démarque de la production globale par un trait particulier, peu conforme aux standards qui avaient cours à ses débuts. Les personnages sont chez Eiichiro Oda un peu déformés, comme étirés, à l’image presque du pouvoir du héros, Luffy, dont le corps est semblable au caoutchouc.

Exemple de planche d’action : découpage dynamique, primauté du mouvement, corps marqués par les courbes et membres comme déformés
© Eiichiro Oda / Shueisha

Mais ce dessin se caractérise surtout par un dynamisme constant qui place l’action au cœur même de chaque planche ou presque. À titre anecdotique, One Piece est d’ailleurs réputé pour sa quantité de "DON", ce marqueur sonore illustrant l’action dans le manga : un fan en aurait dénombré près de 1500 jusqu’au volume 42 !

Toujours en mouvement ou en tension, les personnages semblent ne jamais poser, contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres mangas à succès dont on loue les qualités graphiques, comme Bleach de Tite Kubo ou encore Death Note dessiné par Takeshi Obata. Indice de cela, les protagonistes du manga sont presque toujours représentés bouche ouverte, élément qui participe à cette recherche d’une expressivité maximale dont témoigne le travail d’Eiichiro Oda.

Car c’est bien l’expressivité qui est au fondement de la démarche de ce dernier : c’est pourquoi les personnages constituent sa préoccupation principale. Chacun doit ainsi être parfaitement reconnaissable, par un détail quelconque. La tendance actuelle mène d’ailleurs le mangaka vers une extravagance de plus en plus assumée, avec des personnages très souvent caractérisés par des visages et allures improbables. Eiichiro Oda s’autorise toutes les audaces et malgré un personnel pléthorique chaque individu demeure cependant parfaitement identifiable au premier coup d’œil.

Affiche de remerciement pour les seuil des 300 millions d’exemplaires en circulation

Les puissances de l’imaginaire en action

Mais c’est avant tout son univers à la limite du merveilleux qui a fait de One Piece l’immense succès qu’il est devenu. Si les premiers volumes peuvent paraître très linéaires, du fait d’une phase de "recrutement" des personnages stéréotypée, une puissante bascule s’opère dans le récit autour du septième tome.

L’univers dans lequel gravitent les héros se trouve subitement élargi et lorsque le monde de Grandline - la route de navigation particulière que les pirates explorent - s’ouvre pour eux, le lecteur découvre à leurs côtés que les puissances de l’imaginaire se trouveront à chaque instant convoquées pour nourrir le l’aventure.

Exemple de merveilleux démesuré propre à One Piece : le bestiaire des monstres marins
© Eiichiro Oda / Shueisha

Allant aux sources de ce qu’est le nekketsu, c’est-à-dire le récit bouillonnant pour adolescents, Eiichiro Oda en amplifie le modèle par la présentation d’un monde où l’impossible devient envisageable. La "simple" histoire de piraterie se trouve alors comme déroutée - autant qu’elle devient déroutante.

Un courant marin peut remonter la pente d’une montagne, une baleine monstrueuse obstruer un détroit, des géants se battre en duel depuis un siècle sur une île habitée par des dinosaures, un geyser projeter les navires vers des îles célestes, des végétaux fournir une sève permettant de gagner une majestueuse cité sous-marine, etc.

C’est dans ce cadre prodigieux que se déploie l’action de One Piece : une quête aux trésors menée par des pirates liés entre eux par une profond sentiment de camaraderie et tous guidés par un irrépressible désir d’aventure. C’est en mêlant un patron classique, qui parle immédiatement au lecteur de shonen, à un imaginaire débridé qu’Eiichiro Oda a trouvé sa propre recette du succès et gagné les faveurs d’un public qui traverse, au Japon, tous les âges.

Les ventes de One Piece, malgré un relatif tassement, voire recul, ces derniers mois, continuent de tirer le marché du manga au Japon, mais aussi à l’international, et traduisent une véritable - et jubilatoire - folie autour du phénomène. Nul doute que de prochains records et événements démesurés ne tarderont pas à l’accompagner.

Hokkaido, célèbre pour ses étendues de glaces
La Préfecture de Yamanashi qui s’enorgueillit de ses vergers

(par Aurélien Pigeat)

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[1Du nom de l’équipage de Luffy, le héros : mugiwara signifie "chapeau de paille", couvre-chef qui caractérise et identifie le héros, jusqu’à en faire l’élément distinctif de son drapeau de pirate.

[2La ligne de métro de Tokyo Yamanote avait alors été décorée par de nombreux affichages dédiés à One Piece, en station, sur et dans les rames

[3Évoquons ici par exemple l’exposition One Piece Ten débutée en 2012

 
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1 Message :
  • La folie One Piece, jusqu’où ?
    18 novembre 2013 14:04, par ange bleu

    Sur le phénomène de société qu’est devenu One Piece au Japon je me demande toujours comment Oda le vit par rapport à la réalisation de son œuvre.

    Il a toujours eu un goût pour faire les choses en grand et l’énergie de développer son univers au maximum, donc je pense qu’à ce niveau-là il suit son projet artistique comme il l’a toujours entendu/rêvé.

    Par contre je me demande si au niveau du contenu et des sujets, il n’avait pas un certain sentiment de responsabilité vis à vis de ce public désormais immense et du fait que c’est presque toute la société japonaise qui le « regarde ».

    L’exemple que j’ai en tête concerne l’arc narratif de l’île des Hommes-Poissons. Avec les Hommes-Poissons et les Sirènes Oda a abordé le thème du racisme et le passage sur leur île a été l’occasion de traiter de façon totale ou presque ce sujet. Et dans une interview Oda expliquait qu’il avait traité ce sujet le plus complètement possible pour ne plus y revenir par la suite.

    Le point qui m’interroge c’est de savoir si Oda avait réellement l’intention au départ de traiter la question du racisme de façon si directe et totale, ou si au contraire l’ayant introduit à un moment donné où son œuvre n’était encore qu’un shônen « ordinaire », il s’est senti dans l’obligation de traiter ce thème « très sérieusement » pour ensuite passer à autre chose - vu que pour lui One Piece est avant tout un récit d’aventure et d’imagination pour s’évader. Sur ce point je me demande donc jusqu’où le fait que le Japon entier le regarde ou presque, peut influencer certains choix, lui qui à la base (et il le répète encore) désire seulement faire un shônen d’aventure, certes très sérieusement et méticuleusement, mais cela sans pour autant se prendre trop au sérieux lui-même.

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