Depuis que les historiens ont rompu avec l’histoire des « Grands Hommes », telle qu’on nous l’enseigne depuis l’antiquité, elle a pris diverses formes : nationale, politique, sociale, économique, interdisciplinaire, délaissant les personnalités au profit d’une histoire « globale ». Ce courant a vraiment structuré l’enseignement de l’histoire au XXe siècle. Mais l’homme est ainsi fait : il a besoin de s’identifier. D’où la permanence et le succès des biographies dont la bande dessinée s’est faite la propagatrice notamment avec des collections comme « Ils ont fait l’Histoire » chez Glénat. en 2014.
Non seulement ces collections remportent un joli succès et se trouvent traduites dans plusieurs langues, mais la « folie des biographies » s’en encore intensifiée ces derniers temps. La raison à cela ? La forme de la bande dessinée sans doute. À l’heure de Wikipedia, bon nombre de lecteurs délaissent les gros essais historiques et préfèrent un bon digest en images. Pour une génération qui a appris l’histoire dans « Les Belles Histoires de l’Oncle Paul » d’Octave Joly dans Spirou, dans les récits complets des « Histoires vraies » d’Yves Duval ou des époux Funcken dans Tintin, ou dans les Pilotorama de Pilote, ce recours à l’icône est une évidence.
Éditorialement, ces « grands noms », souvent associés à une date anniversaire, sont autant de marques rassurantes pour les éditeurs, les libraires et les grands-mères, dans une niche populaire –l’histoire- recommandée par l’Éducation nationale, chacun de ces grands hommes ayant souvent un musée qui lui est consacré et dont l’ « artshop » garantit le maintien du titre en piles toute l’année alors que dans n’importe quelle librairie spécialisée en BD, il est rare que la nouveauté tienne plus de huit jours sur la table.
Des BD pour non-lecteurs de BD.
Ces ouvrages s’adressent aussi le plus souvent à des lecteurs de BD occasionnels qui se foutent du « médium », de ses espaces inter-iconiques et autres élucubrations narratives. Du simple, du concret, du « ludo-éducatif »… Du coup, cette partie du catalogue n’a pas lieu d’être confiée spécialement à des virtuoses du dessin et du scénario, sauf lorsqu’une grande signature s’en saisit pour « faire œuvre ».
Ces derniers temps, ce sont les écrivains qui ont la cote. Nous avons parlé récemment du Chien de Dieu de Jean Dufaux & Jacques Terpant (Futuropolis), qui raconte les dernières années de la vie de Louis-Ferdinand Céline. Certes, on n’élude pas la légende noire de l’écrivain, mais à lire les séquences où on le voit soigner les pauvres, on a parfois l’impression de lire une biographie de Saint-Vincent de Paul, ceci dans un contexte où la maison-mère de Futuropolis, Gallimard, s’apprête à republier ses écrits antisémites de l’écrivain sous la forme d’une anthologie d’ « écrits polémiques ». Comme si ces textes avilissants relevaient du débat d’idée ! Cette anecdote montre bien que le jeu des imagiers dans la fabrication des icônes a toujours besoin de sa part de critique historique.
Histoire littéraire
Nous vous avons aussi parlé du Voltaire amoureux, de Clément Oubrerie (Les Arènes BD) qui nous décrit un écrivain enjoué, entouré de femmes (alors que selon certains de ses biographes, il n’était paraît-il pas très vaillant de ce côté-là…) dont on se demande que place elle ménagera à la face obscure du philosophe des « Lumières », défenseur d’une conscience à géométrie variable qui n’empêchait pas l’écrivain de faire fortune en investissant son argent dans la traite négrière. Mais ce n’est qu’un premier volume, attendons de lire la suite…
Koza, au Lombard, s’emploie à nous faire revivre la vie de Jack London : Arriver à bon port ou sombrer en essayant, une sorte de Corto Maltese avant la lettre, un écrivain beau gosse qui parcourt le monde en produisant des pièces littéraires d’un puissant souffle romanesque : Martin Eden, Croc Blanc, L’Appel de la forêt… Le dessinateur choisit de raconter le voyage autour du monde de l’écrivain sur les traces de Robert-Louis Stevenson, non sans ménager des flash-backs sur les autres exploits de sa vie dans des pages d’une brillante envolée qui mettent un art nécessaire dans une collection d’anecdotes disparates. L’exercice est narrativement et esthétiquement réussi.
Cet effet de distanciation, on le retrouve dans le Nerval, l’inconsolé de David Vandermeulen & Daniel Casanave. Nos deux compères n’en sont pas à leur première complicité littéraire : ils avaient signé ensemble les biographies de Shelley et de Chamiso.
Peut-être ce Gérard de Nerval devait-il s’inscrire dans la même collection avant d’aller rejoindre le catalogue de Casterman ? La biographie de Vandermeulen nous l’apprendra un jour…
On y retrouve à nouveau le trait facétieux de Casanave qui saisit avec la même justesse les paysages napolitains que le parterre mondain de la Bataille d’Hernani. Comme d’habitude, Vandermeulen a labouré son sujet et c’est avec une certaine confiance que l’on découvre des aspects méconnus de la vie de du torturé Nerval qui meurt pendu par accident dans des circonstances où le Malin se venge peut-être de sa très réputée traduction du Faust de Goethe.
En début d’année 2017, Hervé Bourhis & Christian Cailleaux avaient profité de la célébration des 40 ans de la disparition de Jacques Prévert pour nous livrer eux-aussi une biographie, mais au titre étrange : Jacques Prévert n’est pas un poète (Dupuis, Aire Libre). Le dessin systématiquement désencadré de Christian Cailleaux sied bien au collage d’anecdotes égrenées par Hervé Bourhis, d’autant mieux que les portraits sont ressemblants. Ainsi donc, l’auteur de Paroles ne serait pas poète ? Il l’est pourtant tout entier dans ses scénarios de films, ses chansons, ses pièces de théâtre, ses collages, ses livres pour enfant… La poétique du dessin de Cailleaux est là pour contredire ce titre provocateur.
Dans le recueil posthume d’articles Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust reprochait à la critique du XIXe siècle de s’intéresser un peu trop à la vie des auteurs et pas assez à leur œuvre. Selon lui, seule celle-ci est à prendre en compte : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne » martelait-il.
Ces biographies survolent en effet assez superficiellement les œuvres de ces grands hommes. Il semble qu’à rebours de l’opinion de l’auteur d’À la Recherche du temps perdu, les créateurs de bande de bande dessinée aient préféré la méthode de celui des Causeries du Lundi. Mais le dessin fait souvent passer mille et une petites notations qui auraient peut-être convaincu le dandy du Temps retrouvé.
Peindre les peintres
Le travail est tout autre quand il s’agit de conter la vie des peintres, car les auteurs sont confrontés au graphisme des artistes qu’ils sont chargés de représenter, leur œuvre étant présente dans les cases. L’affrontement est inévitable et rend la démarche particulièrement périlleuse.
Avec ses ambiances tamisées et ses personnages hiératiques et maniérés, Daphnée Collignon retrouve sans les plagier les sensations Art Deco sophistiqués des tableaux de Tamara de Lempicka (Glénat, scénario de Virginie Greiner).
De ses personnages élégamment stylisés chez qui souvent le masculin avec le féminin se confondent, sourd une sensualité singulière et trouble. Dommage que le lettrage ne soit pas à la hauteur de ces qualités indéniables.
Dans le Klimt : Judith et Holpherne de Jean-Luc Cornette & Marc Renier, la fusion entre le dessin franco-belge et l’Art nouveau est plutôt réussie et incarne parfaitement la figure du chef de file du Secessionsstil, le second courant de la Sécession viennoise, dont les accents préraphaélites et symbolistes aboutissent à une vocation pour « l’art total ».
Reste qu’au fil des pages, les vues d’atelier peuplées de femmes dénudées laissent du peintre l’image d’un libertin exalté –ce qu’il était sans doute, ce célibataire endurci collectionnant les maîtresses- mais qui laisse un peu de côté le contexte assez lourd de cet empire austro-hongrois conservateur et rigide.
Mais bon, la bande dessinée est un art de la synthèse et ce parti-pris est compensé par un dessin très réussi et un dossier en fin de volume qui resitue mieux le peintre dans son époque.
Dans La Vida – La bohème de Picasso et Casagemas de Tyto Alba (Vertige GRaphic), l’auteur nous raconte un moment de la jeunesse de Pablo Picasso et de son compagnonnage avec son condisciple Carles Casagemas arrivés tous deux dans la Ville Lumière au tournant du siècle.
La vie est dure, c’est la bohème. Les jeunes gens se cherchent au gré des amours et des expériences artistiques. Avec ses aquarelles subtiles dont le flou ne laisse pas soupçonner une documentation solide, Tyto Alba, capture plutôt bien les toiles du maître catalan, en particulier cette « Période bleue » dont Casagemas est l’un des modèles.
Déprimé parce amoureux, Casagemas s’enfonce dans une psychose dont il ne se sortira pas, en dépit de l’aide que tente de lui apporter son ami. Son chemin se termine au moment où Picasso, grâce à ces toiles, entre dans l’Histoire de l’art.
L’album le plus décevant de la série est sans doute La Fleur dans l’atelier de Mondrian de Jean-Philippe Peyraud & Antonio Lapone. Héritier d’une Ligne claire qui voisine avec celle de Serge Clerc et François Avril, Lapone est un illustrateur d’ordinaire convaincant et Jean-Philippe Peyraud un bon raconteur d’histoires, mais vraiment, ce flirt dans l’atelier de celui qui fut l’un des pionniers et des théoriciens de l’art abstrait, est tout sauf emballant. Nous sommes dans l’évocation, comme pour Klimt, des coucheries du peintre, mais sans que l’on comprenne en quoi cela a influencé sa peinture.
Comme pour Picasso, le focus se porte sur la période parisienne de l’artiste, sans que l’on comprenne non plus comment cela a pu être déterminant dans son parcours. Le bonus de 40 pages de dessins inédits –storyboard et croquis- en fin de volume ne convainc pas davantage de la pertinence du propos, même si Lapone s’y montre bien plus séduisant. C’est peu quand même pour un album que l’éditeur nous vend comme « une évocation sublime de l’art abstrait. »
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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