Carl Seltz est enquêteur pour une compagnie d’assurances. Il vit la vie la plus exemplaire possible dans l’idéal américain : maison dans les suburbs, épouse-trophée digne d’un mannequin de Playboy, petit chien sur la pelouse et deux enfants exemplaires (un garçon et une fille, bien sûr). C’est du moins, ce qu’il perçoit...
Puisqu’en réalité, tout ceci n’est qu’un décor idyllique, une grande farce à la Truman show. Derrière elle, se cache la réalité d’un monde dystopique, un futur chaotique, marqué par le sexe et la violence, débordant de cannettes, de seringues, de rasoirs, de peluches, etc. Un monde consumériste où tous les excès sont possibles, les accrochages entre gangsters et forces de l’ordre provoquant la mort de dizaines de passants sans pour autant perturber le quotidien des citoyens. Et dans cet univers, le bon monsieur Seltz est en réalité un androïde appelé Nixon, un collecteur d’impôts impitoyable à la solde de la toute-puissante compagnie Willeford…
Reconnu pour sa passion du détail, les planches de Geof Darrow regorgent ici de gags et de références à perte de vue. Dans ses planches hyper-chargées, il laisse libre cours à son goût pour la démesure et nous dévoile des scènes d’une violence débridée, voire jouissive par moments, qui nous plongent dès la première case dans une réalité baroque, poussée à ses limites, une sorte de représentation hyperréaliste, une reconstruction extravagante d’un monde où tout est excès.
L’univers dans lequel évolue le collecteur d’impôts Nixon est, en effet, pétri de clins d’œil à la culture pop des années 1980, et notamment aux grands référents de la SF tels Blade Runner et Metropolis (on entrevoit même les contours d’une révolte des machines), dans une sorte d’accumulation de pastiches de cultures et d’époques très variées. Cette hyper-reférencialité, tissée grâce à un travail de composition faramineux aux garnitures infinies qui concrétise un monde, absurde et nihiliste certes, mais aux accents familiers et grimaçants de la caricature.
L’une des vertus cardinales du récit cyberpunk réside dans le contraste high tech / low life (haute technologie - vie de bas-fonds), dans un monde où les inventions de pointe font partie du quotidien, de même que la misère, la violence urbaine et la corruption. Nous apercevons çà et là les vestiges de grands immeubles Art Déco aux allures pharaoniques, certes, mais submergés dans un océan de déchets et recouverts de graffitis.
Pour sa nouvelle édition, Dark Horse Comics a fait appel à un poids lourd de l’art de la coloration : Dave Stewart (Eisner Award du meilleur coloriste en 2003, 2005 et 2007) afin de conférer à ce classique des années 1990 un nouvel éclat et une touche plus contemporaine, avec une palette plus diverse de tons et de contrastes, donnant à l’univers de Hard Boiled une esthétique moins sombre que dans sa première édition.
Hard Boiled est un témoignage et une satire de l’Amérique violente de l’ère de Reagan où la SF (en BD comme au cinéma) a connu une pléthore de récits sanglants mettant en scène des guerres de gangsters ou des courses-poursuites effrénées (Terminator, Predator et Robocop aux premières loges de notre mémoire collective).
Mais aussi une dérision comique des "sous-genres" SF et Polar, puisque notre "héros" est caractérisé par un passé violent enfoui dans des ténèbres qui viennent parfois lui présenter une ancienne facture... Mais à vrai dire, l’adrénaline à elle-seule suffit à le mouvoir et il se fout royalement de connaître la vérité sur son identité.
Miller et Darrow (ce dernier, quelques années, plus tard, collaborera avec les sœurs Wachowski dans la réalisation de Matrix) inauguraient alors une décennie de héros blasés du confort de la classe moyenne, découvrant au fil de leurs aventures la réalité cachée d’un pouvoir tyrannique tirant toutes les ficelles.
Cependant, la tournure finale, propre à l’irrévérence postmoderne des années 1990, ne surprendra pas le lecteur vétéran, puisque, après tout, la grande révolte est certes une bien grande et vénérable tâche, mais elle ne pèse rien face au confort douillet d’un foyer. Nixon est un androïde à la chair faible…
(par Jorge Sanchez)
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Hard Boiled - Par Frank Miller, Geof Darrow et Dave Stewart. Traductitoutes les ficelleson de Lorraine Darrow. Éditions Futuropolis. 128 pages - 24€.