Nostalgie parce qu’à plusieurs reprises, ce premier numéro de la nouvelle formule rend hommage à une génération de critiques de BD, Numa Sadoul et Thierry Groensteen en tête, et cette aspiration de créer un organe critique qui serait l’équivalent des Cahiers du Cinéma pour défendre et illustrer le 9e art.
La revue était d’abord un fanzine ronéotypé imprimé sur les presses du lycée par un jeune fils de carabin passionné de BD. Jacques Glénat-Guttin avait 17 ans, son fanzine avait 10 pages et était tiré à 80 exemplaires. Il avait obtenu de Peyo l’autorisation de l’intituler d’un nom de personnage de BD, « Schtroumpf », comme l’avaient fait ses prédécesseurs Giff-Wiff (1962), l’organe du Centre d’études des littératures d’expression graphique (Celeg) cornaqué par Pierre Couperie, d’après un personnage secondaire de la série des Katzenjammer Kids (Pim, Pam, Poum en français), animal bouffant des perles précieuses et du tapioca –tout un programme- et sa réplique belge Ran Tan Plan dirigée par André Leborgne, qui doit son nom au chien le plus bête de l’Ouest inventé par Goscinny & Morris.
Une revue de fans
Le jeune éditeur se professionnalisant, la revue devint monographique (Valérian et Christin/Mézières, Corentin et Cuvelier, Philémon et Fred, et puis Hergé, Goscinny, Uderzo, Gotlib… On se familiarise avec les signatures d’Henri Filippini, de Numa Sadoul, de François Rivière, de Louis Cance, le futur créateur de l’insubmersible Hop !, de l’archiviste belge Louis Teller… quelque 60 numéros qui couvrent l’essentiel des grands auteurs franco-belges du moment, formule qui tourne en rond, en dépit de l’arrivée du dynamique Jean Léturgie, car la relève n’est pas du même calibre (commercial, j’entends) que les précédents et sans doute aussi parce que l’éditeur grenoblois a désormais d’autres fers au feu.
Pour une théorie de la bande dessinée
Arrive Thierry Groensteen en 1984, qui orchestre une nouvelle formule moins « fan », plus historique et critique, soucieuse de bâtir une « théorie de la bande dessinée ». La revue s’appelle désormais « Les Cahiers de la bande dessinée ».
Groensteen réunit une équipe qu’il gère seul depuis Bruxelles. d’où émergent de nouveaux points de vue et de nouvelles signatures : Bruno Lecigne, Pierre Sterckx, Thierry Smolderen, Arnaud de la Croix… qui structurent le discours de l’époque d’une façon suffisamment marquante pour que la génération des auteurs qui en est issue (Jean-Christophe Menu en tête), s’en réclame. Les nostalgiques de la formule monographique –Jacques Glénat le premier, soucieux de mettre en avant ses nouveaux auteurs- maugréent et accusent Groensteen de verser dans « l’intellectualisme ». Ces deux courants –approche monographique et approche analytique- persistent jusqu’à aujourd’hui.
En 1989, la revue change de maquette (signé Claude Maggiori, le maquettiste de Libé) et devient « Les Cahiers de la BD ». Numa Sadoul revient et en prend la direction, avec comme modèle des revues de cinéma comme Première ou Studio. La formule ne prend pas et s’arrête en 1990.
Vie et survie
Les Cahiers deviennent une sorte de « mook » [1] avant la lettre offrant des monographies sur les séries Peter Pan de Loisel ou Les Chemins de Malefosse. Une formule qui fait long feu elle-aussi et qui devient d’autant moins nécessaire que d’autres organes comme Bodoï ou dBD ont pris le relais avec plus de dynamisme, l’arrivée de l’Internet démultipliant encore une offre qui perpétue l’approche théorique et analytique (Bodoï, puis Casemate, mais surtout la revue 9e Art publiée par la Cité de la BD et dirigée par Thierry Groensteen), monographique (dBD première formule, mais surtout les hors-série de magazines traditionnels comme Beaux-Arts Magazine, Le Figaro, Le Point, ou L’Express ) ou encore journalistique (le gratuit Zoo, le mensuel dBD).
Renaissance
Alors, avec ce nouvel avatar, Vincent Bernière fera-t-il avec les Cahiers ce que Frank Miller a fait avec Batman ? Bernière ne débarque pas de nulle part : c’est lui qui dirige les hors-série de Beaux-Arts Magazine depuis quelques années, des publications dont la pertinence et la profondeur sont indéniables. Il fait partie d’un quarteron de « frondeurs » qui, avec Julien Bastide, Benoît Mouchart et Romain Brethes avait signé un « Rebonds » dans Libération en 2003 pour se plaindre du manque de reconnaissance médiatique de la critique de bande dessinée, claquant au passage la porte de l’Association des Journalistes et Critiques de Bande Dessinée (ACBD) accusée de réunir une bande de fans sans esprit critique, alors que s’y trouvaient pourtant des plumes plus qu’honorables comme Yves-Marie Labbé du Monde, Marie-Pierre Larrivé de l’AFP, Olivier Delcroix du Figaro, Gilles Medioni de L’Express ou encore l’encyclopédiste de référence Patrick Gaumer. Depuis, la gentrification a fait son œuvre : outre Julien Bastide, absent depuis des radars, Mouchart est devenu le patron éditorial de Casterman après avoir régné sur le Festival d’Angoulême et Romain Brethes officie au Point et… dans ces nouveaux Cahiers de la BD.
Lesquels réunissent des plumes « historiques » comme Numa Sadoul, Yves Frémion, Benoît Peeters et un certain… Didier Pasamonik, mais pas Groensteen ni Filippini, et quelques nouvelles signatures à nos yeux très talentueuses comme David Amram, Irène Le Roy Ladurie ou Lucie Servin (enfin, pour ces deux dernières, quelques femmes dans cette chambre de garçons…).
Le sommaire s’inspire à la fois des Cahiers « canal Groensteen historique » (cahiers « thématique » et « esthétique », la « case mémorable »…) mais aussi de… dBD, comme les visites d’ateliers (Cahier « technique »), voire de Papiers Nickelés (« Marie Duval, première auteure de BD ») et du regretté Kaboom, et s’intéresse aux auteurs reconnus : Liberatore, Moore, Pratt, Jacobs, Boucq, Miyazaki, Goscinny… et propose une « Grande Aventure de la BD » d’où cet effet de nostalgie. Mais il est d’une grande richesse, ne reculant devant aucun débat théorique (« Cahiers de la BD » ou « Cahiers de la bande dessinée » ?), ni devant la menace d’un entre-soi qui ferait de la revue un prolongement des soirées du Mercure d’Angoulême.
« Âge de raison ? » s’interroge l’éditorialiste qui s’inscrit dans une perspective historique. Sans doute, mais nouvel âge quand même, car la revue est issue d’un financement participatif, obtenant une dotation de 33000 euros avec un objectif de 15000€, ce qui veut dire qu’il y a une vraie communauté en face qu’il revient au timonier râblé de cette nouvelle formule d’animer et d’activer pour faire des Cahiers une véritable référence pour la bande dessinée au XXIe siècle.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Néologisme anglo-saxon forgé à partir des mots « magazine » et « book ».
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