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La saison des Beaux Livres (2) : Humour et subversion, une tradition franco-... suisse !

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 12 novembre 2015                      Lien  
Voyant arriver en librairie coup sur coup "L'Album Christophe" (Ed. Armand Colin), "Ça, c'est Choron" (Ed. Glénat) et "Les Étoiles souterraines" de Mix & Remix, Noyau et Pajak (Les éditions noir sur blanc), on ne se contente pas de parcourir un siècle particulièrement fertile d'humour potache et subversif, on comprend, en ces temps sinistres où l'on assassine les humoristes, que le regard critique et quelquefois moqueur est la condition nécessaire pour tout humanisme.
La saison des Beaux Livres (2) : Humour et subversion, une tradition franco-... suisse !
"L’Album Christophe" (Ed. Armand Colin)

Dans le torrent des nouveautés qui vous attendent en cette fin d’année, il est trois beaux livres qu’il vous faut repérer, trois rochers insubmersibles qui résisteront à tous les courants, à toutes les impulsions de l’instant.

"L’Album Christophe" d’abord, qui regroupe trois chefs-d’œuvre de Georges Colomb, alias Christophe : La Famille Fenouillard (conçu entre 1889 et 1893), Les Facéties du sapeur Camember (de 1890 à 1896) et L’Idée fixe du savant Cosinus (de 1893 à 1899).

"Keskecèquecévieilleries ?" dirait Zazie qui n’aime lire que les mangas dans le métro. Rien moins qu’une étape essentielle de l’histoire de la bande dessinée. Créés par un digne professeur des sciences naturelles qui, dans ses quarante ans de ministère, fut brièvement le professeur d’un certain Marcel Proust, tandis qu’il dispensait des leçons particulières à Tristan Bernard, un pédagogue hors-pair auteur d’une quarantaine de manuels scolaires, parfait exemple de ce que produisit de meilleur la IIIe République radicale-socialiste, anticléricale et dreyfusarde, ces bandes dessinées étaient conçues, après ses heures "sérieuses", par un homme savant, très bon dessinateur, dont l’influence sur ce qui allait devenir le 9e Art fut importante et profonde.

Christophe, pionnier du 9e Art

La préface de Martin Veyron ne fait pas seulement prendre conscience que de nombreuses filiations graphiques restent encore inexplorées, et qu’une "histoire générale" de la bande dessinée reste à écrire, elle aide à mettre en évidence l’émergence d’une école franco-belge (et non belgo-française car la lecture doit bien se faire dans ce sens) fondatrice de la ligne claire.

On sent bien, dans ces pages, comment Christophe a pu être impressionné par les Vues du Mont Fuji de Katsushika Hokusai (1760-1849) (dans la planche de la Famille Fenouillard intitulée "Quelques victimes du devoir") et comment, à son tour, les planches de Christophe ont pu impressionner le Hergé de Tintin en Amérique (La Famille Fenouillard chez les Sioux) et surtout celui des séquences de nuit du Lotus Bleu, dont le procédé avait été lui-même imité par Benjamin Rabier dans Gédéon.

L’approche du trait de Christophe, issu de la méthode du relevé d’observation scientifique, empreinte de précision et de pédagogie, ce trait documenté que l’on retrouvera chez le Joseph-Porphyre Pinchon de Bécassine puis chez Hergé sera l’une des marques de fabrique de l’école franco-belge à venir, tandis que la plupart des autres écoles graphiques mondiales choisiront, à quelques notables exceptions près (Winsor McCay ou Lionel Feininger, pour ne citer qu’eux) pour le schématisme qui fera triompher l’école américaine.

Le Sapeur Camember par Christophe dans "L’Album Christophe" (Ed. Armand Colin)

Il faut lire la lumineuse et (toujours) intelligente introduction de l’historien Pascal Ory qui, sans oublier un hommage à François Caradec qui fit beaucoup pour que Christophe ne soit pas oublié, contextualise parfaitement cette création qui invente les codes de la bande dessinée moderne. Ory a raison de parler de la langue de Christophe, de son sens du calembour qui allait bien au delà du mot d’esprit de l’Almanach Vermot, de son incroyable invention dans les formules, mais aussi dans la construction de ses gags, dont les réminiscences atteindront aussi bien Charlie Chaplin et René Goscinny dans la manière spirituelle de décrire les peuples du mondes sans que ce soit offensant, qu’Yves Chaland qui, en faisant une reprise du Sapeur Camember avait compris toute la modernité de ce fertile précurseur.

"Ça, c’est Choron ! " (Ed. Glénat)

Choron ou l’art d’être con sans être un vieux con

Dans le concert des onctions dégoulinantes qui ont suivi les attentats de Charlie Hebdo, il est un nom qui a souvent été prononcé mais rarement éclairé, c’est celui Georges Bernier, alias le Professeur Choron. Les éditions Glénat viennent de lui consacrer une anthologie intitulée Ça, c’est Choron !

Pour ma génération (je suis né en 1957), Hara Kiri et Charlie Hebdo ont été des moments fondateurs. C’était de l’humour, mais cela on l’avait déjà avec Gaston Lagaffe et Astérix, mais avec le sexe, l’impertinence et l’excès en plus. Un humour de combat, en fait, qui repoussait sans cesse les limites de l’oppression, de la bienséance, du convenable. Pour lire ces journaux-là, il fallait sa carte de con, car ils ne visaient que le plaisir et la gaudriole, et s’attendre à toutes les surprises, car la transgression était à tous les étages.

Un souvenir personnel : au début des années 1990, je me suis retrouvé éditeur chez Hachette. Cherchant à développer le catalogue, j’eus dans l’idée de faire ce que fait Glénat aujourd’hui : utiliser l’incroyable fonds éditorial des Éditions du Square pour en tirer une collection. J’avais d’abord à obtenir l’assentiment du taulier de la rue des Trois Portes. La première chose qu’il me demanda, c’est un billet de "cent balles" pour aller s’acheter une bouteille de vodka qu’il éclusa le temps de notre rendez-vous matinal (il était 10 heures du matin). La conversation se poursuivit au Dodin Bouffant, une bonne table qui jouxtait le siège social des éditions du Square où l’on pouvait parler "affaires". C’est évidemment Hachette qui a payé l’addition. Mais je revenais avec une sacrée collection en poche... Je vois encore l’œil rond de Jean-Claude Lattès, le patron d’Hachette, quand je lui proposai le projet : "Choron, mais vous n’y pensez pas  !" me dit-il. Le Belge que j’étais n’avait pas mesuré la profonde répulsion qu’inspirait alors le chauve au porte-cigarette. Le projet finit chez un éditeur belge ami, la maison Magic Strip, qui ne lui dut pas son salut, mais c’est une autre histoire.

Dans cet album qu’édite Glénat, on retrouve l’incroyable personnalité de Georges Bernier, son culot, sa vulgarité assumée, ses qualités de combattant (il avait fait l’Indochine), la virulence dévastatrice de son humour qui n’avait de respect pour rien. Chacune des images de ce recueil vaudrait, si elles étaient publiées aujourd’hui dans les mêmes conditions de l’époque, des tombereaux d’insultes sur les réseaux sociaux, une crucifixion au pilori. Choron, c’était le boulevard de la liberté en plein Paris, le dépassement de tous les tabous, le piétinement de toutes les icônes, la profanation de toutes les chapelles.

Avec près de 400 pages de documents, photos et dessins, et éclairages inédits, on découvre l’incroyable parcours de cet homme qui sut mener la liberté de la presse en France à son paroxysme. Si vous ne pouvez pas vous l’acheter, comme disait le professeur, volez-le. Sinon, une bibliothèque publique fera l’affaire.

"Ça, c’est Choron ! " (Ed. Glénat)
"Les Étoiles souterraines" (Ed. Noir sur blanc)

La filière suisse

Parmi les impertinents subversifs des années 1980, Pajak et ses copains Mix et Remix, Noyau et Anna Sommer ont marqué leur époque. Évidemment qu’ils sont les héritiers de Choron et de ses potes d’Hara Kiri et de Charlie Hebdo dont ils ont vécu aux premières loges la déliquescence et les retentissantes faillites. Mais aussi d’Actuel, de Métal Hurlant, de L’Écho des Savanes (époque fromagère), de L’Idiot international... Ils marchent sur les cadavres d’une presse moribonde dont les fondateurs sont fourbus de s’être battu pour nos libertés, alors même que la gauche arrive au pouvoir. Ils arrivent aussi après un Mur écroulé, et avec lui les idéologies qui ont ensanglanté le siècle. La jeunesse créative, celle qui était promise au "no future", se cherche de nouvelles utopies.

On a peu fait le lien entre cette tribu de Suisses et L’Association. Un gars comme Jean-Christophe Menu vous le confirmerait cependant. Il y avait chez eux un vent nouveau, plus intellectuel, plus formel, qui, sans la renier, se distinguait des beuveries partouzardes et de la vulgarité revendiquée de la rue des Trois Portes. Nous sommes certes toujours dans une révolte, mais plus politique, plus policée. Suisse ? Sans doute.

On en retient une quinzaine de journaux "artistes" qui tous explorent des voies nouvelles qui parlent à l’esprit plutôt qu’à la grasse libido, comme le faisaient avec talent leurs prédécesseurs. Des moments précieux d’intelligence. "Ils ne se sentent chez eux nulle part, ni dans les galeries d’art, ni dans les rédactions, ni dans les maisons d’édition. La presse leur convient à condition de pouvoir l’exploser" dit Philippe Garnier dans l’introduction de ce fort volume de plus de 500 pages.

Cela donne, sous l’impulsion de Pajak, entre collège et Beaux-Arts, une foule de titres jouissifs qu’il réalise avec ses copains hirsutes : La Poule littéraire, Zéro de conduite, Barbarie, Nous n’avons rien à perdre, Station Gaieté... Plus tard, ce sera La Nuit, hebdomadaire satirique suisse, Cow Boy, l’hebdomadaire des villes, puis Good Boy, Le Courrier, Culte, le journal des adorateurs du dessin, L’hebdomadaire L’Éternité, "un cri dans la nuit", L’Imbécile de Paris, le journal "interdit aux journalistes !", 9 semaines avant l’élection, « L’Hebdo de la France qui jouit, » où s’invitent quelques beaux talents attirés par leur verve : Gébé, Willem, Cardon, Muzo, Menu, Captain Cavern, Morvandiau...

Le trio, bientôt rejoint par Anna Sommer, fait merveille : "Pajak, le prophète aux noirs saturniens, Mix & Remix, le satiriste goguenard, Noyau, le petit diable aux doigts sales..." comme les décrit Antoine Duplan. Leur travail appelle à l’insurrection, dans les idées, dans l’art. C’est Ubu dessinateur et peintre.

La subversion est toujours là : le cadavre de Coluche, mangé par les vers qui lui disent merci, est titré "Coluche ouvre son dernier resto du cœur". Karl Lagerfeld insiste : "Après le bustier coranique, le tchador transparent"...

Le commentaire suit l’actualité politique : le Rwanda, la Yougoslavie,... comme le fait encore à ce moment-là un autre Charlie Hebdo, mais artistiquement, nous sommes dans une mouvance bien plus graphique, plus picturale, plus moderne.

Leur travail se fait bientôt performance, à Lausanne, à Berne, à Paris, à Tokyo. Édition, peinture, spectacle... Ils incarnent bien le champ décloisonné du graphisme d’aujourd’hui, avec toujours, en aiguillon, la dérision et l’humour.

Devant une telle liberté de créer et de rire, les dictateurs ne pourront jamais rien.

Une des publications de Mix & Remix, Noyau et Pajak dans "Les Étoiles souterraines" (Ed. Noir sur blanc)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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3 Messages :
  • Bonsoir Didier, j’ai beaucoup de mal à faire coincider l’anecdote que vous racontez sur le Prof avec ce que j’ai connu de lui à cette période- début des années 90 vous écrivez. Je travaillais à cette époque au quotidien à ses côtés avec mon complice Charlie Schlingo sur notre magazine : Grodada.
    L’ex Sergent-Chef Bernier imposait (et s’imposait) une vraie discipline de travail : "Faites ce que vous voulez ce soir mais demain vous êtes là à 9h du mat’ à la rédaction"
    J’étais donc là à 9h tapantes. Ses habitudes matinales consistaient en de grands verres de café noir (plus qq comprimés pour faire tomber la pression, si j’ai bien lu les signes...), écriture des textes et scénarios en compulsant des vieux dictionnaires...et étude du Code Pénal. C’était donc un homme très occupé.
    Vrai que les repas d’affaires pouvaient changer sa routine, mais là on parle de 11h30 peut-être et de situations particulières. En 4 ans de travail commun je n’ai jamais vu Choron boire à 10h du matin ! Pas de vodka non plus à mon souvenir : ses poisons c’était vin blanc, champagne et whisky.
    Vous êtes peut-être tombé sur une situation exceptionnelle, mais je trouvais qu’il fallait que je vienne avec qq précisions. On n’arrive pas au niveau de clarté, de prise de conscience et de contestation comme Cavanna et Choron ont atteint si on est un imbécile saoûl à 10h du mat’.
    Ceci étant dit, oui quand la journée était finie Charlie Schlingo et moi-même on s’est aussi bien amusé avec le Prof.

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 12 novembre 2015 à  23:43 :

      Je respecte tout à fait votre point de vue, mais cette scène-là, je l’ai vécue (à la réflexion, probablement en 1989). Peut-être que d’autres lecteurs qui nous lisent auront eu la même expérience.

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      • Répondu le 13 novembre 2015 à  00:08 :

        Et Rosse, c’est mon mon nom. Bizarre qu’il n’apparaisse pas, j’avais rempli la case. Effectivement si nos dates ne coincident pas il peut y avoir plusieurs perceptions. Surtout avec une personnalité aussi complexe que Choron.

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