Après une sanglante guerre civile, les États-Unis tombent sous la coupe d’une théocratie ultra-rigoriste, inspirée partiellement par le totalitarisme fasciste, le zèle religieux des révolutionnaires iraniens et la cosmovision des évangéliques de nouvelle génération. Dans cette réalité, notre héroïne est une jeune femme réduite en esclavage, une servante écarlate, dont le devoir est subvenir aux besoins de procréations de la caste dirigeante, stérile pour la plupart. Ancienne éditrice et divorcée, elle doit composer avec sa nouvelle réalité, aussi brutale qu’étrange, tout en essayant de trouver les forces en elle-même, pour ne pas succomber.
Son récit prend place dans les beaux quartiers de la Nouvelle-Angleterre, où la nouvelle caste dominante, les Commandants, ont élu résidence. Après avoir éradiqué presque tous les symboles de la modernité, la République de Galaad a reconstruit le monde à l’image des peintures paisibles de Vermeer et Georges de La Tour, des images hors du temps avec de forts contrastes clair-obscur, imprégnés de sens cachés…
Après avoir fait preuve de son talent avec Witchling et Sandpipers (en tant qu’illustratrice et narratrice) Renée Nault a assumé l’adaptation du scénario et le graphisme de cette nouvelle adaptation, qui met l’accent sur les conflits internes des personnages et les stratégies qu’ils emploient pour les surpasser ou les dissimuler. L’album se compose de beaux lavis, alternant avec l’encre de Chine pour certains détails expressifs. Nault fait valoir l’éloquence des tons forts, même si c’est souvent dans la gamme des pastel, au sein d’un monde où la codification des classes et des genres s’exprime principalement par le biais chromatique. Puisqu’en effet, la société de Galaad se divise dans une dizaine de castes différenciées par les habits et leurs couleurs (vert pour les servants domestiques, bleu marine pour les épouses des commandants, noir pour les soldats, rouge pour les servantes, etc.).
Grâce à cette esthétique, les compositions incorporent fréquemment des références picturales aux grands maîtres du baroque dans la lignée du Caravage, reconstituant des scènes tendues où la vie et la mort se décident sur un geste esquissé, un mot chuchoté. Par moments, les planches deviennent très dynamiques, décomposent les scènes et les points des vues avec des phylactères évoluant sur les silhouettes en fonction des dialogues, afin de transmettre en quelques mots, le plus d’informations possible sur le passé et le présent des personnages.
Dans cette nouvelle adaptation, Nault reprends l’histoire originale presque dans son intégralité. Nous suivons Defred [1], à travers les réflexions (et confessions) qu’elle a enregistrée dans des cassettes audio, et explorons les épreuves de sa nouvelle vie (l’absence de sa famille, le besoin de se sentir humaine, désirée, la recherche de liens amicaux, etc.). Contrairement à la série télévisée, cette version n’offre pas une version marmoréenne de la jeune esclave/résistante, mais au contraire, elle nous permet de connaître l’ampleur des contradictions et des faiblesses qui la tourmentent au quotidien.
On apprend qu’elle aspire à retrouver son mari, tout en cherchant le confort dans les bras du chauffeur du commandant, se lamente de son sort d’esclave tout en critiquant par moments les conduites "inappropriées" d’autres femmes… Là où la série avait fait de Galaad une entité machiavélique, ici elle devient surtout une entité omniprésente, même dans l’esprit de la protagoniste qui a parfois du mal à retrouver la direction de ses propres pensées.
La république puritaine de Galaad reste toujours un point d’interrogation majeur, puisque les lecteurs tentent de saisir le cheminement plausible d’un pays moderne occidental vers une théocratie quasi moyenâgeuse. Quelques pistes parsèment le récit à travers des flashbacks, mais l’originalité d’Atwood se clarifie dans la construction d’un avenir tout aussi dystopique que familier, ancré dans le sillon de mouvements sociaux et politiques de longue haleine aux États-Unis. Au fil des dialogues entre les fidèles au régime, on distingue des allusions aux discours illuminés de John Winthrop (avocat puritain du XVIIe) et de Ronald Reagan, ainsi que des slogans du mouvement Moral Majority (dont le but était de faire pression pour des lois favorables aux groupes évangélistes) et bien d’autres. À travers ces références, Galaad se précise au fur et à mesure des pages, plus dans la continuité d’une tradition américaine que d’un accident historique inopiné.
Dans le même intérêt, nous retrouvons des évocations à des courants féministes conservateurs (si un tel oxymore nous est permis), tel le Women’s Temperance Movement ou le S.T.O.P, de même qu’à d’autres penchants progressistes comme le féminisme anti-pornographique des années 70/80.. Ainsi, le roman de d’Atwood se veut moins une prophétie, mais plutôt une étude du processus par lequel des citoyens ordinaires, capables d’articuler leurs idées politiques, décident d’accepter l’abominable dans leur quotidien, jusqu’à ce qu’ils parviennent à regarder d’un mauvais œil les temps de liberté, puis rebâtissent "les mauvais vieux temps”.
C’est grâce à ce patchwork d’idéologies que Galaad aborde les traits d’un dieu Janus, sauveur et destructeur a la fois. Le récit de Defred parvient ainsi à nous proposer une réflexion plus subtile qu’on lui prête souvent, allant au-delà de la critique aux institutions patriarcales et religieuses. En particulier, elle alerte sur le danger intrinsèque des orthodoxies de tout genre et nous engage à nous interroger la présence des possibles graines de Galaads réels : ne seraient-elles pas plus répandues qu’on ne les soupçonne, n’attendant qu’un moment propice pour fleurir ?
Illustrée et composée avec virtuose, cette traduction en roman graphique de La servante écarlate se distingue d’un lot d’autres adaptations (parfois ayant loupé le coche) [2], tout en apportant son accent d’originalité aux décors et aux intrigues du texte initial.
On apprécie particulièrement la représentation de la scène finale où la protagoniste embrasse le geste célinien du roman, avec un dernier saut vers l’inconnu, ne sachant si la vie ou la mort l’attendent à l’intérieur d’une fourgonnette, mais s’apprête à accepter l’obscurité et sa promesse de libération.
Voir en ligne : La servante écarlate : Margaret Atwood
(par Jorge Sanchez)
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La Servante Ecarlate - Par Margaret Atwood et Renée Nault (dessin et adaptation du scénario). Traduction de Michèle Albaret-Maatsch. Éditions Robert Laffont.
248 pages - 23€.
La chronique "
"Nil", la minutieuse dystopie de James Turner" par Frédéric Hojlo
[1] De-Fred, nom d’esclave signifiant son appartenance.
[2] Série, opéra, pièce de théâtre et film.
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