Proclamé par les oracles annonçant la fin du monde de la BD avec la ferveur du mage Philipinus sous l’emprise de l’Étoile mystérieuse, la « surproduction » est la cause de tout, et depuis un sacré bon bout de temps. La question revient sur le tapis à l’occasion des problèmes financiers du remarquable label « Les Requins Marteaux » que nous appelons à soutenir.
En 2006, remarquions-nous déjà, Thierry Groensteen prophétisait une crise, « belle et bien déclarée » pointant dans Neuvième Art un « contexte de production inflationniste où les repères bougent très vite » .
Or, contrairement aux prédictions de ce spécialiste (un Philipinus, des Fillipini… me direz-vous), pendant cinq ans encore la production sera en croissance et le marché globalement stable si l’on en croit les analyses sectorielles des sondeurs, le nombre de points de vente de BD ayant même cru pendant cette période, la « petite édition » (je préfère ce terme emprunté à l’anglais « Small Press ») profitant de cette embellie.
Cela dit, en mai 2007, déjà, un éditeur comme Mosquito dénonçait les grands groupes comme les responsables de ses difficultés économiques : « Comme toutes les petites structures indépendantes, nous avons l’an dernier souffert de la surproduction démentielle des « gros » éditeurs. Il devient de plus en plus difficile d’émerger dans cette marée d’albums médiocres, journalistes et libraires débordés n’ont plus d’espace suffisant pour présenter nos travaux. Plus que jamais, si vous souhaitez profiter d’une diversité éditoriale, il est nécessaire d’appuyer les « indépendants », de les demander à vos libraires. »
Une filière en mutation
Pourtant, nous avons montré que ces dernières années justement, la production des gros éditeurs n’avait pas affecté fondamentalement l’expansion de la petite édition, que du contraire : c’est elle qui est une des premières responsables de l’inflation des nouveaux titres, sa croissance étant bien plus forte que celle des grands éditeurs.
Le « marronnier » de la crise est toujours là et sa cause supposée : la surproduction et rien qu’elle. Or, Louis Delas, le patron de Casterman pointait déjà, lors de l’Université d’Angoulême de juillet 2008, là où résidait le problème, dans la fragilité des points de vente et notamment la « dictature du référent » qui consiste pour un libraire à utiliser la référence des ventes précédentes d’un auteur ou d’une série pour fixer la mise en place d’une nouveauté. En clair, si un tome 1 n’a pas vendu, l’auteur ou la série n’aura plus l’occasion de jouir d’une seconde chance. Ce scoring interdit toute expérimentation au profit d’une prétendue meilleure gestion du point de vente de la librairie.
En réalité, c’est toute la filière qui est en mutation : créateurs, éditeurs, imprimeurs, libraires et même lecteurs si l’on tient compte de la pratique du support numérique, et c’est là qu’est l’enjeu.
Le problème aujourd’hui, c’est que chacun rend l’autre responsable de son malaise : l’auteur incriminant l’éditeur, l’éditeur accusant le libraire, ce dernier rendant le public responsable, celui-ci enfin, si l’on en croit certains caciques des forums, dénonçant qui une bande dessinée trop formatée, trop commerciale, qui une bande dessinée incompréhensible, élitaire ou réservée à « une caste de bobos ».
Travailler mieux que plus
Il faudrait commencer à dépasser ces discours, arrêter de jouer les pleureuses. Pour paraphraser JF Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que la bande dessinée peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour la bande dessinée. »
Sans chercher à désigner quiconque à la vindicte, on peut s’interroger sur ce qui va mal, améliorer l’efficacité commerciale, trouver de nouveaux publics.
Là aussi l’interrogation sur la surproduction mérite une nuance : sans doute produit-on trop sur certains segments (adolescents et jeunes adultes mâles, par exemple) et pas assez sur d’autres. Nous n’avions pas manqué de signaler en son temps l’importance de la productivité des nouveautés japonaises par rapport aux nouveautés françaises : 11.368 nouveaux titres de BD au Japon contre 3312 en France en 2007.
L’Association était au début un « club de lecteurs ». C’est probablement quand elle a commencé à abandonner ce modèle économique très stable –puisqu’il reposait sur une communauté- vers 2006 que le vent a tourné.
Je voudrais livrer cette anecdote personnelle. Lorsque nous avions, mon frère et moi, créé Magic Strip en 1979, la plupart de nos livres vendaient près 500 exemplaires sur notre propre point de vente, la librairie Chic Bull, à Bruxelles. Dans la plupart des cas, cela finançait l’édition. Puis nous avons voulu nous développer (il faut dire que Franquin nous avait confié Modeste & Pompon et des auteurs comme Chaland commençaient à bien se vendre) et, pour financer notre expansion, nous avons vendu notre librairie. C’était tentant, cette brusque entrée de cash. Lourde erreur, en vérité. Du coup, la plupart de nos titres les plus expérimentaux n’étaient plus rentables.
Une autre anecdote que j’ai vécue chez Hachette Jeunesse. Un brillant contrôleur de gestion avait considéré que ces forts volumes cartonnés des Bibliothèques rose et verte que l’on maintenait ainsi depuis leur création au 19e Siècle, pouvaient aussi bien passer à la forme brochée, ce qui aurait eu comme effet de réduire considérablement les coûts et donc d’améliorer substantiellement les marges.
Cinglante bévue car non seulement notre comptable n’avait pas perçu que, dans la tradition des « livres de prix » qu’on offrait aux élèves méritants, la plupart de ces ouvrages (Jules Verne, Enid Blyton…) étaient des cadeaux que le passage à la forme brochée rendait du coup moins « valorisants », mais le pire était à venir : en réduisant l’épaisseur de l’ouvrage, l’exposition de ces collections dans les rayonnages des supermarchés se réduisit d’un mètre, diminuant d’autant leur visibilité. Les ventes firent une chute libre.
Ceci pour dire que si l’on veut s’en sortir, l’intelligence et le talent ne doivent pas seulement figurer à l’intérieur des livres, mais aussi dans la façon dont on les conçoit et dans leur commercialisation.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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