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Laureline Mattiussi : "Les pirates sont des êtres profondément révoltés qui cherchent coûte que coûte une forme de liberté"

Par Thierry Lemaire le 16 janvier 2010                      Lien  
Lauréate du [Prix Artémisia->http://www.actuabd.com/13-femmes-en-lice-pour-le-Prix], sélectionnée pour le Festival d'Angoulême 2010, {{Laureline Mattiussi}} a décidé de hisser le pavillon noir en ce début d'année. L'auteure de [{l'île au poulailler}->http://www.actuabd.com/L-ile-au-poulailler-tome-1-Par-Laureline-Mattiussi-Treize-Etrange] répond à nos questions sans jambe de bois.

Pourquoi se lancer dans une histoire de pirates, sujet, comme chacun sait, traditionnellement réservé aux garçons ?

Alors, je suis un peu moins sûre que vous que ce soit vraiment une affaire de garçons. En fait, les histoires de pirates ont bercé toute mon enfance. Quand j’étais gamine, j’ai d’ailleurs fait ma toute première BD avec des pirates. Mais ce qui m’intéresse, c’est que les pirates sont des êtres profondément révoltés qui cherchent coûte que coûte une forme de liberté.

Laureline Mattiussi : "Les pirates sont des êtres profondément révoltés qui cherchent coûte que coûte une forme de liberté"
(c) Florian Rubis


Et contrairement aux autres bandits, les pirates n’agissent pas en marge de la société, mais s’en extraient pour vivre en mer, là où ils échappent complètement à toute forme d’ordonnancement du terrestre. Dans un espace neutre, vide, un peu intemporel aussi. Du coup, pour construire une histoire, c’est très intéressant. Qu’est-ce qui se passe chez ces personnages qui se retrouvent au beau milieu de nulle part, tous serrés les uns contre les autres sur une coquille de noix ? Et malgré toute leur ardeur à chercher une liberté et à s’émanciper de l’ordre que leur impose la société, ils se retrouvent sur de petits espaces, ceux des bateaux, et sont obligés de reconstruire une forme d’ordre. Ils savent en vérité que la liberté à laquelle ils aspirent, ils ne l’obtiendront jamais puisqu’ils sont obligés de réinstaurer des lois à leur tour.
Et puis à partir du moment où on travaille sur des personnages qui savent qu’ils vont mourir bientôt, il y a l’idée d’une démesure. Comme ils sont aux prises avec une mort imminente, tout ce qui constitue leur quotidien et tout ce qui fait partie du vivant et toutes les émotions qu’ils peuvent avoir sont exacerbées. Quand ils boivent, ils boivent pour mille et ils rajoutent même de la poudre à canon dans leur vin. Il y a une vitalité qui est extraordinaire chez les pirates. Et il y a réellement une forme de folie. C’est ça aussi qui est intéressant.

Cet album vous a demandé un gros travail de documentation ?

Oui, j’ai fait beaucoup de recherches. J’ai étudié les peintres de marine, les livres sur les navires et deux illustrateurs du XIXème siècle que j’aime beaucoup, Howard Pyle et N.C. Wyeth. J’ai lu L’histoire générale des plus fameux pirates de Daniel Defoe et j’ai découvert McOrlan et son roman A bord de l’Etoile Matutine que j’ai adoré. Et beaucoup d’autres livres. J’ai regardé tous les vieux films de pirates, les Capitaine Blood, Barbe noire, etc. Enfin, à Bordeaux, des vieux gréements s’arrêtent parfois à quai. Je suis donc allée sur un de ces bateaux faire des repérages pour comprendre la structure du bâtiment en étant à bord.

L’une des curiosités de l’album, c’est qu’on ne voit pas beaucoup l’héroïne dans ce premier tome. On ne connaît même pas son nom. Elle est appelée « la voleuse ».

(c) Mattiussi/Glénat-Treize étrange

A l’origine, j’avais un certain nombre de personnages qui devaient intervenir dans l’histoire. Rien n’était décidé. C’est ma technique d’écriture de scénario. J’ai trois ou quatre temps de mon récit, et à partir de là, je crée mon découpage au fur et à mesure. L’histoire se fait en même temps que le dessin. Si bien qu’il y a des choses qui s’imposent d’elles-mêmes. J’avais toujours entendu des écrivains qui parlaient de leurs personnages en disant « à un moment donné, ils m’ont échappé et les personnages ont pris tellement d’importance dans le récit qu’ils ont décidé du courant de l’histoire ». A l’époque, je me demandais si ce n’était pas un discours un peu précieux de la part de ces écrivains. Et en fait, en écrivant à mon tour, je me suis aperçue que c’est juste. La piratesse s’est imposée d’elle-même avec un rôle de trouble-fête. Au départ, on suit surtout le capitaine. Mais c’est elle qui ponctue le récit, sans en être vraiment le personnage principal. Comme c’est elle qui insuffle toute la dynamique du récit, je l’ai choisie pour la couverture.

Il était important pour vous que ce personnage soit féminin ?

Le fait d’être une femme m’a certainement donné envie d’en placer une, en évitant le stéréotype de la jeune captive éplorée. On me pose beaucoup cette question depuis que j’ai reçu le Prix Artémisia, mais ça n’a rien d’une revendication. Ce personnage me fait avant tout beaucoup rire. Il est complètement improbable. A l’époque, les femmes pirates se déguisaient en homme. Mon héroïne est capable de monter sur le pont les fesses à l’air, ce qui est complètement délirant. Je ne suis pas du tout dans un discours, c’est une fiction.

Laureline Mattiussi, Frédéric Mangé (fondateur du label Treize étrange), M-E Leclerc, Chantal Montellier et Marguerite Abouet (respectivement mécène, fondatrice et jurée du Prix Artémisia) lors de la remise du Prix.
(c) Florian Rubis

Une fiction historique qui utilise un langage très moderne.

J’ai vraiment plaisir à la contemporanéité de l’écriture. Le plaisir c’était d’en faire un truc très actuel. J’aime beaucoup Joe Lansdale, un auteur de polars américain, qui a fait toute une série avec deux personnages très drôles Hap Collins et Leonard Pine, un peu losers mais en même temps très forts en arts martiaux, à qui il arrive toujours des tuiles. Et Joe Lansdale a des dialogues extraordinaires. Je le relis dès que je sens que je manque un peu d’énergie dans mes dialogues.

Et donc, le personnage de Léonard dans votre BD… ?

Oui, c’est un clin d’œil. Même si les deux personnages n’ont rien à voir. J’avais envie de ce nom là probablement à cause des romans de Lansdale.

Et pour continuer dans les clins d’œil, il y a un autre personnage qui s’appelle Gus. Un rapport avec le héros de Christophe Blain ?

Et bien là, non. Ce n’est absolument pas intentionnel. La majeure partie des noms de mes personnages sont très courts. Je trouve qu’en terme d’écriture, de dialogues, ça sonne bien.

Ah d’accord, parce qu’on aurait pu penser, vue votre proximité avec Isaac le pirate, que Christophe Blain soit une source d’inspiration.

Absolument pas. J’ai lu avec énormément de plaisir tout ce qu’il a fait, j’adore la façon dont il raconte les histoires, mais ce n’est pas du tout une référence pour moi. Je crois qu’on n’est pas du tout dans les mêmes propos. Ça m’énerve un peu qu’on fasse le lien parce que c’est très réducteur. Je ne me suis pas inspiré de quelqu’un en particulier. Depuis l’enfance, j’ai évolué avec des BD autour de moi, donc il y a plein d’auteurs qui ont eu de l’importance. J’ai été élevé avec Reiser, Tardi, F’murr, Buzzelli… qui m’accompagnent encore aujourd’hui. Et aussi des dessinateurs plus récents. Si j’ai vraiment une admiration en ce moment, c’est pour David Prudhomme. En fait, j’ai beaucoup d’admiration pour plein de gens, et ça va bien au-delà de la bande dessinée.

(c) Mattiussi/Glénat-Treize étrange

Pour en finir avec les clins d’œil, n’y aurait-il pas un autre personnage qui ressemble beaucoup à Pierre Dubois ?

Oui, tout à fait. Je ne sais pas si les gens l’ont reconnu mais ça me faisait plaisir de l’inclure dans cette BD. Il aura d’ailleurs une plus grande importance dans le tome deux.

Pierre Dubois signe également la préface. Comment êtes-vous entrée en contact avec lui ? Et quel est le rapport entre le plus grand elficologue de France et de Navarre et la piraterie ?

J’ai une admiration sans bornes pour Pierre Dubois. Tolkien m’avait fasciné quand j’étais adolescente. Mais je lisais plein d’autres choses sur les fées, les elfes, que je trouvais un peu niaises. Et puis j’ai découvert Pierre Dubois avec L’encyclopédie des lutins par exemple, et j’ai trouvé ça génial par ce qu’il y avait une vraie qualité d’écriture, de l’humour, du savoir. Je l’ai rencontré sur un salon quand j’ai sorti mon premier album [1] et on a sympathisé. Il est intarissable sur tout ce qui est de l’ordre de l’aventure. C’est une mine d’or. Sur la piraterie, c’est pareil. Et puis il a vraiment quelque chose du pirate, ses grandes bottes, sa barbe, son coutelas à la ceinture, ses chemises à jabot. Et il a un rire de pirate ! (rires) Quand je lui ai demandé de faire ma préface, il n’a pas hésité une seule seconde. J’étais très fière et touchée par ça.

Pour en revenir à L’île au poulailler, la première partie fait à peu près 80 pages. Il vous fallait cette longueur pour être à l’aise avec le récit ?

Ça s’est fait au fur et à mesure. Il y a beaucoup de silence, d’attente entre les temps d’action. On n’est pas dans une histoire d’aventure où s’enchaînent les péripéties. Pour autant, il se passe des choses. Je voulais beaucoup parler d’attente. Il devait y avoir des temps morts terribles en pleine mer où ils devaient s’emmerder. Et qu’est-ce qu’ils se racontaient dans ces moments là ? J’avais envie de temps et de place. J’ai parfois fait des découpages en six cases. Et d’ailleurs, certains lecteurs ont dit à mon éditeur que le format de l’album était trop grand parce qu’il n’y a pas assez de détails dans les images. Mais pour quelle raison une image assez épurée ne pourrait pas prendre vie dans un grand format ? Pour moi, c’est une drôle de remarque. J’aime beaucoup les estampes japonaises, et ce qui est magnifique, c’est qu’on laisse le trait s’étirer.

(c) Mattiussi/Glénat-Treize étrange

C’est d’ailleurs la lenteur de la narration qui donne le ton de l’album.

Mais dans tous les récits que j’ai lus sur les pirates, qui sont des récits plus ou moins historiques, il y a quand même quelque chose d’évident. Ces types passaient leur vie en mer à attendre.

Finalement, sur cet aspect, votre album est beaucoup plus réaliste que certaines versions plus classiques.

On prend souvent la piraterie comme un folklore. On met quarante jambes de bois, dix perroquets et on mise tout sur le décorum. Certes, c’est très beau et c’est aussi pour ça qu’on a envie de dessiner des pirates. Mais c’est de l’esbroufe par rapport au propos initial qui est plus tragique que ça. C’est le rapport de chaque personnage avec sa propre liberté et les désillusions qui en découlent. Et ce sont ces sentiments que j’essaye de décrire.

(par Thierry Lemaire)

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Code EAN :

[1Les petites hontes enfantines chez La boite à bulle

 
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1 Message :
  • Pas trop d’accord avec cette vision liberale de la piraterie, ou il serait question DU choix etc...vision il me semble embourgeoisée et idéalisée. ayant grandi sur la côte bretonne,connaissant le monde marin et aussi son histoire, j’ai plus tendance à penser que la piraterie est surtout liée à une forme de "prolétariat" de l’époque, ce qui implique des choses il me semble nettement moins glammour....et bien plus terre à terre...
    J’ajoute qu’en tout temps, et les écrivains de l’époque en sont,les élites eclairées ont fantasmé sur des milieux qui pouvaient les faire rêver.. en en parlant avec coeur, mais en oubliant trop souvent de coller au fait, pour que leurs avis puisse avoir valeur de documentaire objective...Il y a aussi les historiens, et j’en connais qui ne formule pas les choses pas du tout de la même façon...alors que croire ?

    Le noble ou le bourgeois,serré dans son confort,rêve de pirate !! mais il ne rêve pas de sodomie à l’âge de 7 ans, il ne rêve pas de scorbut, etc...

    Mais ça ne m’empêche pas d’avoir envie de dévorer cette bd qui à l’air bien chouette.et qui me fera dire que je viens d’écrire une conne...rie ??

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