La modernité en art est une invention récente. Les imagiers des cathédrales ne voyaient pas en artistes, les premiers auteurs de bande dessinée non plus. Ce n’est que quand un art inscrit sa trajectoire dans une « histoire » que la modernité est possible. Car l’art n’existe que dans la transmission.
Dans les années soixante, les premiers colloques sur la bande dessinée l’avaient sacralisée quasiment dans un coup de force, en l’instituant comme le 9e des Beaux-arts. Ce qui aurait pu ne rester qu’une boutade a été prix au sérieux : les expositions se sont multipliées, avec des points de fixation, des institutions dénommées « musées ».
« L’artiste de bande dessinée » occupe désormais les médias, s’invite auprès des présidents de la République et se fait même assassiner par des régimes autoritaires et quelques fanatiques décervelés, arrachant sa respectabilité, comme le souligne l’historien Pascal Ory, « de son sang ». Jadis critiquée, vilipendée, bannie des universités, la bande dessinée s’est institutionnalisée, dispose de ses historiens, de ses écoles et ses critiques spécialisés autoproclamés, de ses livres d’histoire de plus en plus nombreux, de ses festivals et de ses colloques. Quoiqu’en disent certains Caliméro, elle a une véritable reconnaissance.
Aussi, la parodie d’Emmanuel Reuzé (La Vraie Vie de Didier Super, Le Major et les extra-terrestres...) n’est pas une surprise. C’est une question d’hygiène : il faut toujours tourner les institutions en dérision. Scott McCloud était présent ce week-end à Lyon BD où son travail servait de fil rouge à une exposition au Musée de l’Imprimerie, L’Art invisible. A-t-il entendu parler de son double alcoolique vu par Emmanuel Reuzé ? Sûrement, peut-être a-t-’il juste entrevu la parodie de son « Art invisible », il était en tout cas lui-même dans la dérision de l’honneur qui lui était fait. L’autodérision est d’ailleurs un procédé vieux comme la bande dessinée et les auteurs eux-mêmes, d’Hergé à Marcel Gotlib, d’André Franquin et Yvan Delporte à Harvey Kurtzman et Yves Chaland s’y sont adonnés. Ils ont été les premiers à prendre la mesure de leurs « petits mickeys » éphémères et fragiles.
L’originalité de cet ouvrage tient dans le renouvellement de ses cibles qui désignent les travers de la bande dessinée d’aujourd’hui, davantage « pipeulisée » que naguère : la célèbre broderie de la reine Mathilde devient « la Tapisserie de Bagieu », la « nouvelle bande dessinée » s’incarne dans les chapeaux de Christophe Blain, l’Heroïc Fantasy, forcément « pour puceaux », dans les éditions Soleil… « L’autobio de gonzesse » façon Margaux Motin, « la bédé sans bosser » façon Bastien Vivès, les adaptations au théâtre façon Joann Sfar ou Jul… Tout, dans cette collection de clichés qui peuplent les conversations des festivals, aboutit à ce genre de conviction : « Dans le milieu de la bédé, personne ne s’intéresse à la bédé » et à ce type de conclusion « Si vous n’aimez pas la bédé, vous allez gagner des sous. Si vous aimez la bédé, vous allez mourir. »
Certes. Allons mourir, dès lors…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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