Au festival d’Angoulême (dont la 41e édition vient de s’achever dimanche), notre journaliste Laurent Melikian s’arrête sur un stand japonais. Il y découvre des tracts et des publications en français protestant contre une exposition qui se tient à Angoulême à ce moment-là sur les Femmes de réconfort, ces Coréennes qui servaient d’esclaves sexuelles aux soldats pendant l’occupation japonaise de la Corée. Un matériel négationniste.
Un coup de fil à Nicolas Finet, le responsable Asie du festival et un constat d’huissier plus tard, nos Japonais sont expulsés manu militari. Cela n’empêche pas, dans une action concertée, de multiplier les interventions sur le Net, sur FaceBook ou YouTube, y compris sur ActuaBD.com, pour tenter de faire passer leur message. Nous reviendrons plus longuement sur cette affaire dans la deuxième partie de notre enquête dans quelques jours.
Mais revenons d’abord sur l’une des actions les plus médiatiques du FIBD 2014 : la mobilisation d’activistes pro-palestiniens pour le boycott d’une société israélienne, sponsor du 41e Festival : Sodastream, "boisson officielle de l’événement".
Cette multinationale israélienne spécialisée dans la fabrication d’appareils de gazéification de boissons pour les particuliers, dont la principale usine se trouve à Maalé Adoumim, en Cisjordanie, soutient une jeune dessinatrice, Lucille Gomez (Tea for Two au Lombard, Les Fables de Belle Lurette chez Drugstore,...) qui a créé une série de personnages pour animer la marque. Les festivaliers pouvaient en outre boire gratuitement des sodas aromatisés pendant tout la durée du festival.
Le 30 janvier, dans une "lettre ouverte" à Franck Bondoux, le directeur du FIBD, le collectif Angoulême : Drop Sodastream écrit :
"Nous, dessinatrices et dessinateurs, illustrateurs et auteurs de tous les pays, sommes surpris, déçus et en colère de découvrir que SodaStream est un sponsor officiel du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.
Comme vous le savez sûrement, SodaStream est la cible d’un appel international au boycott, pour sa contribution à la colonisation de terres palestiniennes, avec son usine dans la colonie illégal de Ma’ale Adumim, son exploitation de travailleurs palestiniens, et son vol de ressources palestiniennes, en violation du droit +international et des droits humains.
Angoulême a joué un rôle important dans la prise en compte de la bande dessinée comme une forme d’art depuis 40 ans. Il serait triste que SodaStream profite de ce festival pour essayer d’effacer ses crimes.
Nous vous demandons de couper tous les liens entre le Festival et cette entreprise honteuse."
La lettre est signée de noms connus de nos lecteurs : des Grands Prix d’Angoulême comme Tardi, Schuiten, Muñoz, Baru... mais aussi Siné, Maximilien Le Roy, Edmond Baudoin, Jean Solé, Igort, Jean-Luc et Philippe Coudray, Jeanne Puchol, Eric Maltaite, Philippe Squarzoni,... les Américains Jo Sacco, Ben Katchor ou Sarah Glidden...
Interrogé par Le Monde, Franck Bondoux se défend : « Concernant SodaStream, je ne vois pas en quoi cette entreprise est honteuse. Elle est implantée dans une colonie ancienne, en zone C, qui est née des accords d’Oslo entre Israël et l’OLP. Rien n’interdit à une entreprise de s’installer là dans l’attente d’un accord entre les deux parties, quand bien même celui-ci tarde particulièrement. SodaStream crée plutôt des passerelles. Elle emploie 500 travailleurs palestiniens qui travaillent dans de bonnes conditions. Cette entreprise n’a jamais été condamnée en France. Parler de “crime” à son encontre, comme le font ces auteurs, est une prise de position partisane. La rejeter reviendrait à la condamner : ce serait une injustice à l’envers. »
Mais comment nos dessinateurs ont-ils été mobilisés pour cette cause ? Selon Le Monde, c’est Joe Sacco qui a envoyé cette lettre ouverte au FIBD qui aurait très vite emporté l’adhésion de poids lourds comme Tardi : « Si j’avais su au départ que le festival était financé par cette marque, jamais je n’aurais donné mon accord pour que mes planches soient accrochées à Angoulême. Je me serais abstenu » dit Tardi au Monde.
Informés par le dessinateur italien Gianluca Costantini, nous avons interrogé quelques-uns des dessinateurs de la pétition :
Jean-Luc Coudray : "J’ai reçu un courrier de Dror de Siné Hebdo, qui m’a informé que le festival d’Angoulême était sponsorisé par Sodastream, implanté dans les territoires palestiniens colonisés par Israël. Mon propos était de critiquer le soutien implicite qui engage l’ensemble des dessinateurs du salon, malgré eux, à la politique d’expansion d’Israël, par la force, dans des territoires étrangers, avec les exactions que l’on connaît. Il ne s’agit pas d’une réaction antisémite, ce que je ne suis évidemment pas, mais simplement de ne pas soutenir une injustice, quelle qu’elle soit. Je ne prends pas parti, sauf pour la justice. Et je souhaiterais que le festival s’engage sur des sponsors neutres également."
Ben Katchor : "Cette pétition m’a été présentée par Eithan Heitner, le dessinateur et co-éditeur de World War 3 Illustrated. L’installation d’une usine en Cisjordanie est une violation de la 4e Convention de Genève de 1949."
Aux arguments de Franck Bondoux, il oppose cette notice de Wikipedia qui stipule que "La plupart des territoires autorisés de la zone C, qui contiennent toutes des ressources en eau, en terres arables et constructibles, des sources, des carrières ou des sites à valeur touristique nécessaires au développement d’un état palestinien viable, devaient revenir, suite aux accords d’Oslo, sous le contrôle de l’état palestinien. Cela ne s’est jamais fait."
Le plus virulent est encore le dessinateur israélien Amitaï Sandy, interrogé par nos soins, qui nous dit : "Je suis considéré, ici en Israël, comme quelqu’un d’extrême-gauche. Je soutiens BDS [Boycott Disvestment Sanctions, le mouvement de boycott des entreprises israéliennes. NDLR] pour le boycott d’Israël. J’estime qu’il n’y a pas d’autre moyen de convaincre les Israéliens de lâcher l’occupation et l’oppression des Palestiniens, puisque nous n’y avons pas réussi jusqu’ici. Cela passe par des pressions internationales, y compris un appel au boycott... "
Le paradoxe, c’est que si l’on en croit un article récent du quotidien anglais The Telegraph, les employés palestiniens de SodaStream n’ont pas l’air trop mécontents de leur situation : "Il nous faudrait 1.000 SodaStreams autour de nous" disent-ils. L’un d’eux témoigne : "Ce sont les politiciens qui font tout un mic-mac entre les Juifs et les Arabes, mais le peuple ici, les Palestiniens et les Israéliens, nous travaillons ensemble, nous parlons ensemble, il n’y a pas de problèmes..." L’économie n’a-t-elle pas fini par réconcilier les Français et les Allemands après deux guerres mondiales ? Pourquoi cela ne se ferait-il pas en Terre Sainte ?
Franck Bondoux, dans sa conférence de presse de novembre dernier, voulait inviter le FIBD à s’intéresser à "la relation de la bande dessinée au monde". Avec le conflit israélo-palestinien qui s’invite dans le 9e Art sur les bords de la Charente, c’est maintenant chose faite.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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