« La Flandre est un songe » disait Michel de Ghelderode. Un cauchemar le plus souvent, quand on se trouve embringué dans les questions linguistiques. Depuis le milieu du XXe siècle, la Flandre est devenue linguistiquement indépendante, elle qui avait été sous la domination d’une élite francophone jusque là. Et elle se venge le plus souvent, imposant le flamand à ses habitants francophones, poussée dans le dos par les extrémistes indépendantistes, ce qui a amené des aberrations plus qu’irritantes. Il faut dire aussi, à leur décharge, que souvent les Flamands connaissent le français, tandis que bon nombre de Wallons ignorent la langue de Joost van den Vondel…
Willy Vandersteen (1913-1990) n’était pas flamingant. Lorsque j’avais été amené à le rencontrer pour une interview pour les Cahiers de la bande dessinée [1], au tournant des années 1980, il parlait un français impeccable. Il était venu nous chercher Thierry Groensteen et moi à la gare d’Anvers qui ressemblait encore à cette époque à une bonbonnière viennoise. Il nous avait amené dans un grand restaurant où les serveurs l’accueillaient avec la déférence que l’on accordait à un monarque. Dans la voiture, il nous expliquait les secrets de sa bonne forme : « Chaque jour, quelques longueurs de piscine et du champagne. » Il nous racontait ses souvenirs lors de son passage dans le Journal Tintin, sa rivalité avec Hergé, multi-millionnaire comme lui en nombre d’albums vendus. Plus de 200 millions…
Vandersteen, c’était et c’est encore une industrie. Rien que la collection Bob & Bobette compte plus de 340 références. Une nouveauté par trimestre ! Cette périodicité vient de ce que la diffusion de la bande dessinée en Flandre et en Hollande (comme en Allemagne et en Scandinavie) se fait quasiment exclusivement en kiosque. Le format est donc celui d’un magazine trimestriel : souple et vendu aussi par abonnement. Cette puissance de feu (qui s’appliquait aussi aux autres séries créées par Vandersteen : Bessy, Rode Ridder…) qui l’obligea à se constituer en studio, a fait que, pendant longtemps, Vandersteen a dominé de la tête et des épaules la production de la BD en Flandre.
Un auteur prolifique
C’était un homme exquis, un conteur admirable, admiratif de la nouvelle génération. Kamagurka et Herr Seele avaient réussi un coup fumant en 1981 : leur personnage Bob Plagiaat paraissait dans le quotidien De Vooruit, un journal plutôt marqué à gauche, tandis que Suske en Wiske paraissaient dans le Standaard, le grand quotidien catholique flamand, très conservateur. Et Bob le plagiaire avait entrepris de raconter tous les jours par le menu les aventures de Bob & Bobette qu’il lisait dans le journal concurrent, non sans asséner au passage quelques remarques aussi drolatiques qu’acides. Cela dura des jours et des jours… Les gens du Standaard étaient furax. Pas Vandersteen qui en riait à gorge déployée et qui invita les séditieux à déjeuner pour leur faire part de son admiration.
Lorsque Magic-Strip réédita ses Prince Riri, c’est Yves Chaland qui en réalisa les couvertures. Cela ne posait aucun problème pour Vandersteen qui gérait depuis des années de nombreux assistants et qui savait repérer un bon coup de crayon. Il proposa même à Chaland, au vu du résultat, de rejoindre son studio... Chaland adorait l’univers de Vandersteen, son dessin dans une espèce de Ligne claire décomplexée et populaire. Il adorait en particulier sa liberté graphique, ses pieds sont la pointe était relevée, ce qui évitait d’en dessiner les raccourcis trop compliqués ; cette capacité de mobiliser ses personnages dans les situations les plus surréalistes, comme ce dromadaire Jezebel (nom tiré d’un succès d’Edith Piaf) qui, dans Le Casque tartare, grimpe aux arbres sans s’encombrer de réalisme.
Une inventivité de chaque instant, un rythme trépidant (publication quotidienne oblige), et un tirage à la ligne qui brassait tous les poncifs du roman-feuilleton, tels sont les ingrédients d’une bande dessinée populaire, tant dans sa représentation quelquefois vulgaire, que dans sa diffusion dans 12 quotidiens et dans 9 hebdomadaires.
Une bonne surprise
On n’est donc pas étonné que Yann, compagnon de route de Chaland et bruxellois depuis plusieurs décennies, se soit saisi de cette icône flamande dans une version qui s’apparente à la collection « Spirou par… » ou « Mickey par… », c’est –à-dire qu’une certaine latitude est laissée aux auteurs pour adapter l’œuvre.
Reprendre une série est toujours un pari. Comment aborder une série qui a plus de 300 titres à son actif, avec une empreinte à tel point posée dans le monde du neuvième art ? Certains jouent la carte de la réinterprétation pure, d’autres la nostalgie à tout prix. Mais le mieux est toujours de savamment doser l’un et l’autre pour aboutir à une potion magique : « Je n’ai pas voulu jouer la carte de la nostalgie. J’ai essayé, j’ai lu le résultat et ça ne marchait pas » nous dit Yann.
Son idée est de rapprocher sa vision de la bande dessinée avec celle qu’il se fait du cinéma : « les films géniaux sont humoristiques et tragiques. […] Cela m’aide de me dire que je ne fais pas un boulot complètement idiot, pas que de la distraction. » Il ne tarit pas d’éloges sur Train de vie, film belgo-franco-israélo-néerlando-roumain (!) de Radu Mihaileanu qui raconte l’histoire de villageois juifs qui décident de se déporter eux-mêmes lors de la Seconde Guerre mondiale. Le film possède une des meilleurs fins à ses yeux : « On raconte une couillonnade, certains juifs jouent les nazis, et on bascule dans le tragique alors qu’on a passé un bon moment. »
Bob et Bobette en France
Quand on demande à Yann pourquoi Bob et Bobette n’a jamais rencontré un franc succès en France, il réfute l’idée que l’univers serait trop belge et pose sur la table le problème de traduction et d’adaptation : « C’était très mal traduit. Les tournures étaient mauvaises. Il ne faut pas enlever le charme, il faut conserver la manière dont les personnages parlent, mais le faire en français. C’est un véritable travail de création. »
En bon Marseillais, il n’oublie pas de rappeler que des adaptations marseillaises de Bob et Bobette existent : six albums ont été édités où nous pouvons voir le duo se mouvoir en Provence-Alpes-Côte d’Azur...
Les reprises de série
Et toutes ces reprises de série ? Qu’en pense Yann, déjà à l’œuvre sur des histoires dans le monde de Thorgal, Spirou, XIII, Le Marsupilami]- ou encore Lucky Luke ? « Il y a du bon et du moins bon. Le tout est d’avoir une certaine latitude. Je négocie le fait d’avoir une certaine liberté. Je livre un synopsis. Dès qu’il est accepté, je ne veux plus qu’on touche aux dialogues. » En bref, négocier des conditions initiales mais se retrouver libre ensuite. Voilà peut-être la recette magique du retour de Bob et Bobette aux éditions Standaard.
Il en fait une BD davantage bruxelloise qu’anversoise, mais il garde le ton surréaliste et gaguesque de la série originale, respectant les personnages dans leur caractérisation : Bob, Bobette, Jérôme, l’homme des cavernes devenu l’ami de nos héros, l’inénarrable Lambique, l’improbable Tante Sidonie, le savant Professeur Barabas… Tous se retrouvent dans le Musée d’Histoire naturelle de Bruxelles au milieu des iguanodons de Bernissart. Le dessin du Hollandais Gerben Valkema louche davantage du côté de Disney que de Hergé. Mais il ne se trompe pas de public : familial et populaire.
Cela donne un album pétillant, réussi, qui devrait satisfaire autant les lecteurs francophones que flamands. L’air de rien, le Marseillais d’origine bretonne est peut-être en train de résoudre la crise linguistique en Belgique en jetant un pont dessiné entre les deux communautés. Sancto Subito !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
(par Clément DUVAL)
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