Pas besoin de vous en convaincre : les belles intégrales ont le vent en poupe, ces temps-ci. Remplaçant avantageusement les ventes au titre que les libraires avaient tendance à bouder, faute déjà de place en raison de l’abondance des nouveautés, ces rééditions gros format attirent le regard du lecteur, surtout si elles profitent d’un dossier introductif suffisamment fourni.
Voilà plusieurs années que les éditeurs l’ont bien compris, en particulier Dupuis qui a ainsi pu donner une seconde vie à ses trésors malheureusement enfouis sous la nouveauté. Héritière du magazine Tintin, l’autre grand pilier hebdomadaire de l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge, on attendait que la maison du Lombard propose à son tour une formule attractive.
Après plusieurs séries emblématiques comme Bernard Prince, Jonathan, Buddy Longway, Comanche, Les Casseurs, Ric Hochet, Victor Sackville, Michel Vaillant, Vasco, Corentin, etc, la maison bruxelloise s’attaque aux standards humoristiques de son fonds en se consacrant à trois grandes icônes du genre : Spaghetti, Clifton et Cubitus !
Spaghetti : humour et inédits
Si Dino Attanasio reprit des séries célèbres telles que Modeste et Pompom ou Bob Morane, aucun autre de ses personnages ne lui colle autant à la peau que Spaghetti. Comme lui, Attanasio quitta l’Italie pour trouver du travail. Mais il ne connut pas les revers de fortune de son héros, tant il était persévérant et travailleur.
Entre l’illustration, le travail pour les magazines et la réalisation de courts-métrages publicitaires, le jeune Attanasio trouve encore le temps de pousser la porte de la World’s Press. C’est ainsi qu’il fera la rencontre d’un certain René Goscinny.
Lorsqu’un peu plus tard, en 1957, André Fernez rédacteur-en-chef de Tintin lui propose de créer sa propre série, Attanasio imagine ce petit personnage et pense d’autant mieux à ce scénariste pour lui donner vie qu’il est devenu le créateur d’histoires à tout faire du journal.
Spaghetti devint rapidement un des piliers de l’hebdomadaire des 7 à 77 ans, où il eut une carrière d’une vingtaine d’années (dont dix sous la plume de Goscinny). Ce héros y vécut des aventures aussi cocasses qu’empreintes du réalisme de l’époque.
Cette première intégrale (sur les six prévues au Lombard) reprend un court (8 pages) mais intéressant dossier chronologique s’axant ici sur les débuts d’Attanasio. Mais son grand avantage est de reproduire toute la genèse du personnage en 21 histoires inédites (55 planches) parues entre le 9 octobre 1957 et le 11 mars 1959, alternant bi et quadrichromie comme c’était l’usage à l’époque. Elles évoquent la succession de petits boulots de Spaghetti, avec le réalisme traversé par le dessinateur et tout le talent de gagman de Goscinny. Remarquable !
Ensuite, les deux premières aventures complètes trouvent une succession logique à ces trésors cachés : Spaghetti et l’émeraude rouge, ainsi que L’Étonnante Croisière du signor Spaghetti. Cet accent inimitable et les aventures qui en découlent avaient marqué durablement les esprits, et ce n’est que justice de pouvoir à nouveau en jouir aujourd’hui.
Cubitus tombe sur un os !
Difficile d’être aussi joyeux face au premier tome de l’intégrale de Cubitus (dix volumes annoncés).
Pourtant, Cubitus eut un parcours aussi phénoménal, sinon plus emblématique que le précédent. Paru pour la première fois en 1968 au sein du journal Tintin qui désirait meubler une page blanche à la veille d’un bouclage, cet étrange chien blanc à queue jaune, philosophe à ses heures, ne tarda pas à en devenir une des icônes les plus significatives.
Bientôt, ses traits se simplifièrent pour laisser le champ libre à toutes les expressions de ce rhétoricien unique, tandis que le chat Sénéchal, puis Sémaphore, vinrent se placer à ses côtés.
Le talentueux Dupa en fit un personnage qui pouvait voyager dans tous les univers, jouant des divers types d’humour (visuel, poétique, surréaliste, etc.) avec autant de facilité que de réussite. Rapidement, Cubitus devint donc indissociable du journal Tintin : difficile de trouver un numéro dans lequel il ne fut pendant plus de vingt ans. Il fut également une des stars récurrentes des fameux numéros spéciaux, dans lequel Dupa n’hésitait à se mettre lui-même en scène pour dépeindre le thème qu’il fallait absolument aborder dans le gag, souvent au mépris de toute logique.
Décédé en 2000, Dupa aurait sans doute mérité une meilleure maquette pour cette première intégrale : pas de dossier, pas même une introduction ! Mais surtout des gags remontés à partir de la numérotation de la dernière édition des albums cartonnés, et qui ne respectent donc pas la chronologie du personnage [1]. Ainsi, au gré de la lecture, Cubitus change de physionomie, avant d’y revenir, puis d’y repartir. Même va-et-vient pour les personnages qui l’entourent, au grand dam du lecteur qui tente désespérément de s’y retrouver entre des gags parfois séparés de près de dix années !
Pourtant, que ces négligences ne vous rebutent pas face à la lecture de cette intégrale. Dupa était un des grands humoristes de la bande dessinée franco-belge, et le plaisir est évidemment au rendez-vous lorsqu’on replonge dans ses ‘premières’ pages.
Clifton : l’original
À ce jour, nul ne trouvera à redire si un nouvel auteur reprend les personnages de Blake & Mortimer, ou si de nouveaux venus viennent à emprunter les sentiers d’Hugo Pratt. Cette pratique maintenant répandue n’a pas toujours été si ‘commune’ et c’est pourquoi on peut ainsi saluer un des premiers personnages de la bande dessinée franco-belge qui vécut sous la plume de divers auteurs.
Avant donc d’être un ‘courageux’ espion, ou de vivre des aventures souvent aussi hilarantes qu’angoissantes, c’est un Raymond Macherot au meilleur de sa forme qui imagina ce colonel ‘à la retraite’, armé d’un esprit ingénieux, d’un flegme britannique inaltérable et d’un parapluie-carabine détonnant.
Comme pour Spaghetti, Jacques Pessis nous livre une biographie nette et sans bavure. Si on peut regretter que ce dossier semble bien fin face à ceux des séries ‘réalistes’ du Lombard, on prend néanmoins un grand plaisir à plonger dans l’univers de Macherot, voyant comment il affubla son personnage de quelques-unes de ses propres caractéristiques tout en évoquant ses penchants pour la littérature anglo-saxonne et ses souvenirs de voyages dans la campagne anglaise. « En fait, déclara le papa de Chlorophylle et Sibylline, […] Clifton résulte d’une combinaison de trois caractères typiquement britanniques : le chef scout, le détective amateur et le militaire à la retraite. »
Dans le premier volume de cette intégrale, sont reprises les trois aventures du Clifton de Macherot. L’original, pourrions-nous dire, même si ce colonel à la retraite, mais à qui tout réussit, pourra parfois sembler un peu trop parfait au lecteur moderne. Qu’importe, ces trois enquêtes sont la démonstration de la parfaite maîtrise de Macherot - on l’oublie parfois : le modèle de Maurice Tillieux - dans le domaine récit policier.
Mais voilà, l’auteur a toujours rêvé de travailler chez Spirou, et quand l’occasion se présenta, il lâcha ses séries en cours pour rejoindre la maison de ses amis Morris, Will et Franquin. Il faut aussi avouer que les petits albums brochés du Lombard (la collection Jeune Europe) faisaient pâle figure devant les beaux cartonnés de Dupuis. C’est justement la raison pour laquelle ces trois récits de Clifton sont devenus aussi rares, n’ayant bénéficié de rééditions que lors d’une intégrale en 1981-82, puis dans les années 2000 aux éditions Niffle, puis enfin du Lombard.
Le premier volume de cette intégrale permet donc de (re-)découvrir avec plaisir ces trésors souvent méconnus.
Pour parachever l’exploration chronologique, il reprend également la quatrième aventure du colonel, Les Lutins diaboliques, parue en 1968 après le départ de Macherot, scénarisée par Greg, le rédacteur-en-chef de l’époque et dessinée par Jo-El Azara. Enfin replacée à sa place de pivot entre Macherot et le tandem Turk-De Groot, cette aventure prend tout son relief en maintenant les grandes lignes du récit policier tout en introduisant un comique de situation bienvenu.
On espère bien entendu que les courtes histoires imaginées par les auteurs suivants pour les besoins du journal Tintin et des Super-Tintin trouveront une place dans cette intégrale prévue en six volumes. Ce ne serait que rendre justice au fameux ‘Héron mélomane’, surtout que des intégrales pirates de ces inédits circulent sous le manteau.
(par Charles-Louis Detournay)
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[1] Les premiers Cubitus furent édités dans la Collection Vedette (Puis Jeune Europe), avant d’être repris dans le format cartonné actuel (broché pour les six premiers titres en Belgique). Prolongeant les petits brochés de 32 pages, cette édition en albums de 46 planches reprit donc alternativement des nouveautés, puis compila des albums précédents avec de nouveaux gags pour convenir à cette pagination plus étoffée. On peut donc imaginer ce que donne une reprise à l’identique de ce melting pot.
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