À première vue, le marché montre des premiers signes de trouble : certaines librairies spécialisées historiques ferment ou réduisent leur voilure, à Paris comme en province, comme par exemple Le Boulevard des Bulles à Paris ou Forbidden Zone à Bruxelles.
Mais si cette première ferme en conclusion du long déclin d’une famille qui avait créé les librairies Album dans les années 1980 (avant de les revendre à leurs actuels propriétaires) et qui avait un à un délaissé ses points de vente, le cas de Forbidden Zone est un peu différent : cette grande librairie bruxelloise connue pour ses mezzanines regorgeant de trésors : sérigraphies, planches, comics... vient de décider de fermer sa section "nouveautés" pour ne plus se consacrer qu’à l’occasion. "Après avoir travaillé pendant plusieurs décennies sans prendre de vacances, nous dit Cédric, nous avons décidé de souffler un peu et d’arrêter le neuf." Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des opérateurs présents sur le marché depuis longtemps. Qu’ils passent la main est presque dans le cours des choses.
Un effet de la "longue traîne" ?
Ces deux exemples montrent que la situation sur le terrain n’est pas si simple et que ce sont surtout les anciens modes opératoires qui prennent du plomb dans l’aile : si un groupe de librairies comme Album a été amené ces dernières années à réduire ses points de vente à cause d’une séparation entre associés qui a amené à réaffecter certaines de ses boutiques à une activité de décoration, d’autres enseignes augmentent le nombre de leurs librairies, comme la FNAC ou la librairie Brüsel à Bruxelles ouvrant cette année un nouveau point de vente à la Place Flagey pour répondre à la crise.
Car crise, il y a ? Oui, mais si la BD en particulier semble résister aux mutations profondes du marché (cf Le Rapport Ratier 2011 sur ActuaBD), le métier du livre dans son ensemble continue de vivre un malaise persistant. L’Internet a bouleversé la donne et les librairies en ligne comme Amazon ou Fnac.com grignotent chaque année davantage des parts de marché principalement grâce aux effets de la "Longue traîne" qui favorisent la vente d’un grand nombre de produits en petites quantités.
Cette "Longue traîne" est rendue possible par l’évolution technologique de l’impression qui, grâce au numérique, permet de publier à un plus bas coût qu’auparavant des tirages de plus en plus réduits, quand il ne s’agit pas, dans certains cas comme dans celui d’Ego comme X, d’une production à la demande. C’est ce qui explique que le domaine de la BD, secteur jadis réservé à une poignée d’opérateurs, occupe de plus en plus d’éditeurs (plus de 300 dans l’univers francophone, selon Gilles Ratier).
L’étendue de la segmentation des publics est un autre facteur expliquant la "surproduction" : chaque communauté pouvant recevoir une production éditoriale dédiée, de la BD religieuse militante au blog "Girly", en passant par "les BD de métier" ou encore les BD sur le vin ou sur la cuisine, ce phénomène également possible en raison de l’abaissement du point d’amortissement du livre.
Nous voyons évoluer la librairie vers un clivage plus prononcé qu’avant entre les best-sellers dédiés aux points de vente de grande consommation (grande distribution, grandes enseignes de librairie...) et les titres réservés à des publics plus ciblés qui prospèrent sur Internet ou dans les librairies spécialisées avec l’obligation pour celles-ci d’être plus dynamiques et plus réactives qu’avant, en s’appuyant notamment sur une bonne maîtrise de leur relation clientèle (notamment au travers des réseaux sociaux) et sur des animations (dédicaces, produits "plus"...) plus performantes.
Avec des possibilités de "hoquets" comme lorsque la grande distribution se trouve perturbée par les problèmes structurels du groupe Auchan affecté par la mondialisation ou le réseau FNAC déstabilisé par des rumeurs de vente imminente ; ce sont autant de facteurs qui ont un impact conséquent sur un marché relativement petit (et donc fragile) comme celui de la bande dessinée.
À cela s’ajoutent des facteurs macro-économiques comme l’augmentation de la TVA sur le livre annoncée dans le plan de rigueur du gouvernement Sarkozy-Fillon qui passera de 5,5% à 7% en 2012. Le candidat François Hollande s’en offusque : "On taxe le homard à 5,5% et le livre à 7% !" (Le Monde, 23 déc. 2011) et de promettre d’en rétablir le taux à 5,5% une fois élu...
En réalité, il serait temps qu’il y ait une harmonisation européenne de la TVA sur le livre car elle est de 4% en Italie et en Espagne, de 6% en Belgique, de 7% en Allemagne et de... 25% au Danemark !
2011 : "Année Tintin"
Si l’on regarde les chiffres du marché tels que nous les rend GfK, on constate que le marasme ambiant favorise les produits classiques. Les libraires, comme le public, sont impressionnés par la crise financière et économique ambiante et, confrontés à une offre surabondante, ont tendance à se réfugier dans les valeurs sûres.
Ainsi, la sortie du film de Spielberg & Jackson a-t-elle relancé complètement les ventes de Tintin, une bande dessinée typiquement inter-générationnelle, dans l’Hexagone. Idem, dans une bien moindre mesure, pour Les Schtroumpfs. Elles rejoignent en tête de gondole les indéboulonnables Astérix, Titeuf, Dragon Ball, Naruto ou One Piece.
Derrière elles, une longue cohorte de classiques : XIII, Thorgal, Lucky Luke (Kid Lucky), Boule & Bill, Gasto(o)n, Spirou, Lanfeust, Blacksad, Joe Bar Team, Les Blagues de Toto, Les Nombrils, Lou, Cédric, Les Tuniques bleues, Kid Paddle...
On remarquera aussi des séries très présentes à la TV comme Les Simpsons chez Jungle, dont certains volumes dépassent allègrement les 200.000 exemplaires vendus au titre !, Garfield chez Dargaud ou encore Walking Dead chez Delcourt.
Pas de baisse de forme non plus pour les classiques ultra-ciblés chez Bamboo comme Les Rugbymen ou Les Sisters... Bref, grâce à cette grosse cavalerie commerciale, le rayon de bande dessinée tient le choc face au marasme de la librairie.
Derrière, quelques titres d’auteurs tiennent la route, comme Quai d’Orsay de Blain & Lanzac, Les Légendaires de Patrick Sobral, Magasin Général de Loisel & Tripp, La Planète des sages de Jul, Polina de Bastien Vivès, Jérusalem de Delisle ou Les Ignorants d’Étienne Davodeau...
Coup de blues pour les indépendants
Mais ceux pour qui la situation est particulièrement meurtrière, ce sont les éditeurs dits "indépendants", en raison du mécanisme décrit plus haut : ils sont relégués aux seules librairies lesquelles doivent avancer de la trésorerie aux éditeurs et ne peuvent plus le faire devant le nombre croissant de nouveautés. Les "petits" éditeurs génèrent des plus gros retours et, comme ces retours sont payants pour le libraire, ou comme leurs ventes s’opèrent en compte ferme, la sélection se fait plus drastique pour ces petits labels.
Évidemment, des maisons comme Cornélius ou L’Association ne sont pas directement menacées : la première bétonnant son catalogue avec des reprints de classiques de Crumb ; la seconde s’appuyant sur un fond prestigieux comme Poulet aux prunes de Marjane Satrapi qui a connu une adaptation au cinéma en 2011, ou encore cette superbe intégrale de L’Ascension du Haut Mal de David B sortie pour les fêtes.
Pour les autres, c’est souvent la galère. "Avec un recul entre 30 et 50% des ventes" nous dit un distributeur. Une situation qui confirme le "Blues des indépendants" annoncé avec la fermeture du Comptoir des Indépendants en décembre 2010.
Les grands éditeurs tirent les conclusions de ce marché tendu. Beaucoup d’entre eux réduisent la voilure et augmentent leur implication dans les lancements de leurs titres les plus commerciaux pour mieux conforter leur marge. C’est le cas pour Gallimard (dans l’attente du film Aya de Youpougon) qui décline sagement Le Petit Prince de Sfar en Folio, de Futuropolis, ou de Denoël Graphic qui peaufinent la pertinence de leurs titres.
Soleil passe sous la bannière de Delcourt en 2011
Le coup le plus marquant de l’année est sans aucun doute la prise de contrôle des éditions Soleil par Delcourt. Là encore, on ne peut pas affirmer que ce soit le marché seul qui l’ait imposé : c’est plutôt l’implication bien connue du créateur de Soleil, Mourad Boudjellal, dans le club de Rugby de Toulon qui est à l’origine de ce lâchage. De la BD au rugby, Boudjellal réalise ses rêves de gosse.
Quoiqu’il en soit, après l’acquisition de Tonkam et celle de Soleil, l’éditeur de la rue de Hauteville se hisse dans la cour des grands. Au passage, il prend totalement le contrôle de la diffusion DelSol, l’une des plus performantes de France.
Tout cela ne décrit pas un marché de la BD en ruine, au contraire, jamais l’offre n’a été aussi abondante et de qualité, et dans la crise économique qui vient, il est acquis que la BD devrait bien se comporter : elle a toujours prospéré en temps de crise (les grands héros de la BD américaine : Popeye, Tarzan, Flash Gordon, Superman... sont nés de la crise économique de 1929).
Plus pragmatiquement, les Français reporteront plutôt l’achat d’une voiture ou d’un machine à laver qu’un album à 12 euros. Tintin nous a sauvé la mise cette année. Comme l’année prochaine sera celle d’un nouvel Astérix, d’un nouveau Lucky Luke, d’un nouveau Blake et Mortimer,... cela ne devrait pas trop mal se passer, avant l’apocalypse qui nous est promise par les Mayas et par Jean-Christophe Menu qui lance fin 2012 son label après son départ de L’Association cette année.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
Participez à la discussion