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Le Marquis - T1 : Danse Macabre - Par Guy Davis - Les Humanoïdes Associés

Par François Peneaud le 27 janvier 2005                      Lien  
Guy Davis est un artiste américain atypique à bien des égards. Par son parcours, il réussit à faire la synthèse des genres; par son style, il s'écarte fortement des esthétiques présentes aussi bien dans le super-héros que dans l'indépendant. La sortie en France du 1er tome de sa série {Le Marquis} va nous donner l'occasion de découvrir son univers.


Le Marquis - T1 : Danse Macabre - Par Guy Davis - Les Humanoïdes Associés
En 1986, à vingt ans, Davis débute sa carrière professionelle par une série de fantasy intitulée The Realm, publiée par une petite maison d’édition depuis défunte, et influencée par l’intérêt des scénaristes pour les jeux de rôles. Davis réalisera les quinze premiers numéros de la série sur deux ans, son style restant largement influencé par les dessins animés et plus particuliers ceux d’origine japonaise, et il ne quittera cet univers que pour débarquer en 1989 dans le Londres d’un Sherlock Holmes bien différent du personnage de Conan Doyle :
Baker Street, série qui lui fit une place parmi les créateurs de comics, fut publiée par Caliber Press, un éditeur indépendant qui résista pendant longtemps à la concurrence en publiant nombres de petites séries en noir & blanc marquées par le fantastique. Dans la série de Davis, qu’il co-créa mais réalisa seul assez rapidement, des enquêtes rappelant celle de Holmes traversent le Londres d’un monde alternatif - mais Holmes est une femme, et les enquêtes se déroulent dans le milieu punk. Vus à travers les yeux d’une jeune américaine partageant l’appartement de "Holmes" (un "Watson" lui aussi éloigné des canons), ces récits à l’atmosphère prenante sont superbement mis en scène par un Davis qui développera là un nouveau style, abandonnant les influences de ses débuts pour un dessin à l’apparence plus rêche, et des personnages plus éloignés des types physiques habituellement rencontrés dans la BD d’aventure. Baker Street, dont le dernier numéro date de 1991, a été reprise en un seul album de plus de 350 pages en 2003, mais aucune traduction française n’existe.


En 1993 débute chez Vertigo/DC Comics Sandman Mystery Theatre, une série écrite par Matt Wagner et Steven Seagle, qui reprend un des plus vieux personnages de super-héros, datant de 1939 (donc, juste après Superman et Batman). Dans cette nouvelle version qui se déroule à la fin des années 30 et qui doit bien plus aux pulps genre The Shadow qu’aux comics de super-héros, Wesley Dodds est un homme hanté par des rêves (principe inventé par Neil Gaiman dans sa série Sandman, en cours de traduction chez Delcourt) qui le poussent à combattre des crimes motivé par l’intolérance plutôt que par l’appât du gain - cette focalisation éloigne donc le personnage des motivations d’un Batman, par exemple. Mais surtout, la réussite de la série tient au traitement des personnages, qui évoluent de façon réaliste - la belle relation entre Dodds et Dian Belmont, une jeune femme à la forte personnalité, constitue le coeur de la série, et contrebalance les scènes de crimes, souvent éprouvantes pour le lecteur, mais qui ne tombent jamais dans le voyeurisme. Davis commence cette série avec un style plus réaliste et établit une réputation de dessinateur d’époque. Comme pour Baker Street, les personnages ne sont pas des hommes surmusclés et des femmes à la poitrine droite comme un missile Pershing, mais des êtres humains crédibles, aux visages et aux corps plein de personnalité.
Davis dessinera une cinquantaine de numéros de la série qui s’arrêtera fin 1998. Là aussi, le style de Davis avait évolué entre le début et l’arrêt de la série. Entre autres à cause des délais imposés par la parution mensuelle, son trait se simplifie, mais il ne perd rien de sa capacité d’évocation, et ses personnages sont toujours aussi humains. Davis réalisera quelques autres travaux pour Vertigo, malheureusement sur des histoires qui ne marqueront pas les lecteurs.
Seuls trois volumes reprenant 12 numéros sont parus en France à la fin des années 90, chez le Téméraire, sous le titre Les Mystérieuses enquêtes de Sandman.


A partir de 1998 va débuter une fructueuse collaboration avec Dark Horse, l’éditeur des Sin City de Frank Miller et d’innombrables comics Star Wars. Après avoir assuré le dessin d’une des mini-séries Aliens, Davis va collaborer avec Phil Amara, un responsable éditorial qui s’est aussi essayé au scénario, pour créer en 2000 la série des Nevermen, un délicieux panachage de pulps et de comics d’aventures déjantés au bestiaire digne d’un Bosch influencé par Lovecraft. Davis laisse là libre court à ses envies graphiques, et loin du réalisme du Sandman, donne l’impression de beaucoup s’amuser. Si deux collections de ces comics sont parues, aucune n’a été traduite chez nous.


Davis va ensuite ressurgir là où personne ne l’attendait : chez Marvel, éditeur de quelques-uns des pires comics de super-héros de la décennie passée. Pourtant, à ce moment-là, Marvel connaît en 2002 une certaine renaissance et nombre de projets curieux (ou du moins inhabituels pour cet éditeur) vont voir le jour. Deadline, sur scénario de Bill Rosemann, est l’histoire d’une jeune journaliste confronté au mystère de la mort d’un juge et de l’apparition d’un personnage de fantôme qui prend sur lui de rendre une justice expéditive. Placée dans l’univers Marvel, cette mini-série inédite en France lorgne du côté de l’Astro City de Kurt Busiek ou du Marvels du même, pour sa vision des personnages de super-héros à travers les yeux d’une personne "normale". Davis montre encore une fois sa versatilité en étant aussi à l’aise dans les scènes de travail de la journaliste au milieu de sa rédaction que dans d’autres plus fantastiques.
Mais le plus étrange projet auquel participe alors Davis date de l’année suivante. Dans Fantastic Four : Unstable Molecules (2003), James Sturm, auteur très indépendant du Swing du Golem (et bientôt directeur d’une école de BD aux USA), imagine la vie de quatre personnages de la fin des années 50 (les FF sont apparus en 1961), inspirations supposées des super-héros bien connus. Secondé par Bob Sikoryak (co-auteur avec David Mazzucchelli de l’excellente adaptation en bande dessinée du Cité de Verre de Paul Auster paru chez Actes Sud) pour les séquences mettant en scène une héroïne de comics inventée pour l’occasion, Davis va dessiner cette biographie imaginaire dans laquelle aucun élément fantastique ne vient déranger le portrait fin et dérangeant de quatre personnages à la fois proches et très éloignés des Fantastic Four. Une réussite certaine, qui sera bien vite oubliée quand Marvel abandonnera ses projets les plus expérimentaux, et qui reste inédite chez nous.


La même année paraît chez DC une mini-série de Batman qui va donner à Davis l’occasion de reprendre le chemin du passé. Batman : Nevermore, écrit par Len Wein, le co-créateur du personnage de Swamp Thing, met en scène un Batman de la fin du XIXe rencontrant Edgar Allan Poe, dans le cadre de crimes qui font furieusement penser aux futurs écrits de l’un des plus influents auteurs de son époque. Davis prend la peine de créer une atmosphère crédible par ses décors soignés et son trait toujours aussi évocateur. L’aspect super-héros est quasi-absent de cette histoire, ce qui n’est probablement pas pour déplaire au dessinateur.


De retour chez Dark Horse, Davis commence dès 2003 à travailler sur des histoires du B.P.R.D., l’organisation inventée par Mike Mignola dans le cadre de sa série Hellboy. Reprenant divers personnages, en dehors du grand diable sans cornes, Mignola lance avec Plague of Frogs puis The Dead (en cours de parution) une grande histoire en plusieurs mini-séries, que Davis va illustrer. Renouant avec le fantastique débridé, Davis signe une mise en scène puissante pour une histoire qui fait partie des meilleures que Mignola ait écrites - en tout cas, bien plus cohérente que certains Hellboy.


Enfin, Davis va trouver en Thierry Frissen des Humanoïdes Associés un collaborateur qui lui donnera l’occasion de travailler sur un des grands types de fantastique qu’il n’avait pas encore abordé : les zombies. Dans Les Zombies qui ont mangé le monde, prépublié à partie de 2003 dans les éditions françaises et américaines de Métal Hurlant, les morts-vivants ne sont plus ce qu’ils étaient. Loin de l’atmosphère uniquement horrifique qui peuple la plupart des histoires du genre (une exception en serait le Fragile de Stefano Raffaele), les zombies de cette histoire sont des créatures plus ou moins bien intégrées à la société, qui semblent plus chercher un coin tranquille qu’une tranche de viande humaine. A travers les personnages de trois chasseurs de zombies assez pathétiques, les auteurs développent un humour noir qui n’exclue pas une certaine forme de critique sociale. Un premier album est paru aux Humanoïdes Associés l’année dernière, et le deuxième ne devrait pas tarder.

C’est donc chez cet éditeur que paraît la version française du Marquis. Débuté en 1997 chez Caliber Press, mais à l’époque mort-né, le personnage reprend chez Oni Press à partir de 2000, le dernier comic en date ayant été publié en 2003.
Dans un XVIIIe siècle décalé, une ville française en proie à un long hiver voit l’arrivée d’un homme mystérieux tout de noir vêtu et affublé d’un masque au nez de Polichinelle (en plus sinistre), seul capable de deviner la présence de démons qui ont envahi la ville. Mais les choses sont moins claires qu’elles n’y paraissent.
Venisalle, aux mains d’une religion rappelant le Catholicisme mais subtilement différente de celui-ci, est peuplée de gens portant masques et capes, censés dissimuler leurs péchés aux yeux de leurs voisins. Tout est prévu : un "confessional", gigantesque bâtiment dédié aux plaisirs et débauches les plus variés, permet aux citoyens de se débarrasser de leurs vices... et malheur à ceux qui, malgré cela, tomberont aux mains d’une Inquisition pour qui la torture est le seul moyen de faire surgir la vérité. Au milieu de tout cela, Vol de Galle, ancien prêtre et soldat, commence à douter de l’existence des démons auxquels sont attribués tous les crimes du genre humain. Une vision qu’il atttribue à sa sainte de prédilection lui donnera tort : des démons ont bien envahi la ville et les corps de ses concitoyens. Un masque lui apportera la possibilité de distinguer ces créatures invisibles à tous, et d’étranges pistolets accompagnés d’une épée lui permettront de les combattre.
Jusque-là, rien de bien inhabituel : un homme seul qui combat des démons, le lecteur en a vu un certain nombre. Mais Davis est trop intelligent pour se contenter de cela : les certitudes déjà quelques peu vacillantes de Vol de Galle seront vite complètement remises en question et son vrai rôle le plongera dans une crise de foi, grâce à laquelle Davis fait passer quelque jolies choses concernant le libre arbitre.
Son dessin est évidemment pour beaucoup dans la vraisemblance du monde créé : la ville est totalement réaliste, et l’architecture baroque sous la neige est aussi oppressante que l’est l’Eglise de ce monde. Vol de Galle n’a pas plus l’allure d’un héros traditionnel que ne l’avait Wesley Dodds : homme vieillissant et frêle, ses combats contre les démons (à la dynamique graphique tout à fait remarquable) semblent en contradiction avec son physique, et cette question ne sera pas éludée par l’auteur.
En publiant in extenso la première mini-série mettant en scène le Marquis (nom donné au personnage par les démons - encore une pièce du puzzle), les Humanos ont réussi un joli coup. Le livre est épais, le lecteur pourra plonger dedans pendant un long moment. De nombreux croquis à la fin du volume agrémenteront agréablement la fin de la lecture, tout comme les commentaires de l’auteur accompagnant ces croquis préparatoires.
Le Marquis est une oeuvre aussi atypique que son auteur, et l’on peut espérer que les lecteurs français, aux goûts peut-être plus éclectiques que leurs collègues d’outre-atlantique, lui feront bon accueil, et que Guy Davis trouvera un nouveau lectorat au-delà des frontières de son pays. Plus de 18 ans après ses débuts, il était temps qu’un éditeur français se décide à le présenter au pays de Venisalle.

(par François Peneaud)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Site de l’auteur (en Anglais).

Et pour finir, une petite gallerie de dessins réalisés par Guy Davis sur commande. Dans l’ordre, un dessin de sa série de zombies, puis quatre des personnages de la série The Sandman de Neil Gaiman (en cours de traduction chez Delcourt) : Dream, Destruction, Delirium, et Destiny.




 
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