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Le Match de la mort - Par Pepe Gálves et Guillem Escriche - Éd. Les Arènes BD

Par Paul CHOPELIN le 4 février 2023                      Lien  
L’histoire d’un célèbre match de football dans l’Ukraine occupée par les nazis. Un récit très statique qui reprend, sans effort critique et pédagogique, la légende forgée par la propagande soviétique après-guerre.

Kiev (Kyiv), 9 août 1942. Un match de football oppose une équipe de l’armée allemande à une équipe locale d’anciens joueurs du Dynamo, qui ont formé, avec l’aval des autorités d’occupation, le FC Start. L’équipe ukrainienne l’emporte par un score de 5 à 3. Dans les semaines et mois qui suivent, quatre membres de l’équipe sont arrêtés et finissent par être exécutés par les nazis : Alekseï Klimenko – le héros de l’histoire –, Nikolaï Trusevitch, Ivan Kuzmenko et Mikola Korotkykh.

Au scénario, Pepe Gálves reprend le récit du match tel qu’il a été raconté à partir de 1946 par les médias soviétiques : humiliés par les joueurs du FC Start au cours d’un match organisé pour prouver la supériorité de la race aryenne sur la race slave, les Allemands n’auraient pas digéré leur défaite et auraient procédé à l’arrestation, puis à l’exécution des joueurs pour leur faire payer leur audace.

Ce récit héroïque a donné lieu à des romans patriotiques puis à des films en URSS et dans les pays du bloc de l’Est. L’histoire parvient jusqu’aux États-Unis, où John Huston, Guerre froide oblige, transforme les joueurs ukrainiens en prisonniers anglo-américains (À nous la victoire, 1981, avec Sylvester Stallone et Michael Caine). Le souvenir du "Match de la mort" a été réactivé en Europe occidentale au début du XXIe siècle sous la plume de deux journalistes sportifs, Andy Dougan au Royaume-Uni (Dynamo, 2002) et Pierre-Louis Basse en France (Gagner à en mourir, 2012).

Le Match de la mort - Par Pepe Gálves et Guillem Escriche - Éd. Les Arènes BD

Problème, après la dislocation de l’URSS, des chercheurs ukrainiens se sont penchés sur les récits héroïques hérités de l’époque stalinienne pour démêler le vrai du faux. Concernant le "Match de la mort", les témoins survivants ont fini par invalider la version officielle, ont parlé d’un mort "oublié" (Katchenko), et surtout ont donné d’autres motifs à l’arrestation et à l’exécution ultérieure des quatre joueurs. Un tribunal de Hambourg, qui avait ouvert une première enquête sur l’assassinat des joueurs dans les années 1970 sans pouvoir obtenir l’aide des autorités soviétiques, a repris le dossier au début des années 2000 avec le soutien des autorités ukrainiennes. L’affaire a été classée en 2005 : aucun lien n’a pu être établi entre la mort des quatre joueurs et le match du 9 août 1942.

Depuis, l’étude des matchs de football organisés en Ukraine pendant l’occupation a révélé que les équipes allemandes ont souvent perdu, sans que les joueurs adverses ne finissent pour autant fusillés. Aucun élément ne permet pour l’instant d’affirmer que le match du 9 août 1942 revêtait une importance particulière pour les autorités nazies. La crédibilité du récit officiel soviétique du « Match de la mort » est aujourd’hui fortement remise en cause. L’album aurait mérité une préface ou une postface pour le signaler.

Au dessin, Guillem Escriche campe des physionomies saisissantes, mais la mise en page se révèle très statique, avec un découpage peu fluide. Les scènes de jeu sont très hachées. Nous sommes loin de l’animation et de la précision historique du Croke Park de Sylvain Gâche et Richard Guérineau, album consacré à un autre match dramatique, celui du "Bloody Sunday" de Dublin en 1920.

Avec ses scènes grandiloquentes, ses apparitions hallucinées d’Hitler, sa galerie d’officiers SS et de SA très série B, un laisser-aller dans la documentation – une case met en scène des bombardiers B17 américains vaguement germanisés en train d’attaquer Stalingrad -, Le Match de la mort peine aussi à convaincre sur le plan graphique.

Le récit se referme sur le dessin du monument dressé en 1971 à l’entrée du Zenit Stadium de Kiev en l’honneur des quatre héros, « entre l’oubli et le mythe » précise le cartouche. En découvrant le terme "mythe", le lecteur est un peu désemparé et ne sait que croire dans les pages qu’il vient de lire. Le dossier historique ne l’aide guère. La présentation - largement dépassée sur le plan historiographique - de l’Opération Barbarossa (1941) en 2 pages en fin de volume n’éclaire en rien les complexes enjeux historiques et mémoriaux de ce match.

Cette publication bien peu critique déçoit chez un éditeur qui propose par ailleurs des récits sérieux sur la résistance et la déportation, comme récemment le très bon Après la Rafle d’Arnaud Delalande et Laurent Bidot, d’après les souvenirs de Joseph Weismann.

Les recherches des historiens ont mis au jour de très nombreuses histoires tragiques, bien documentées, sur les crimes de l’occupant allemand à l’Est pendant la Seconde guerre mondiale : pourquoi ne pas s’en servir pour bâtir de nouveaux scénarios ? De même, on connaît mieux maintenant la façon dont le régime stalinien a mobilisé des champions de différents sports et s’est servi de leur image au cours de la "Grande guerre patriotique" : autre sujet passionnant pour des scénaristes de BD !

Il ne faut pas oublier enfin que le « Match de la mort » est aussi, depuis 2012, un point de crispation entre l’Ukraine et la Russie. Cette année-là, un film russe, Match, avait fait polémique en utilisant cette histoire pour dépeindre les Ukrainiens comme majoritairement pro-nazis. Les auteurs de la BD se gardent bien de faire de tels amalgames, mais peut-on, à l’heure de l’agression russe contre l’Ukraine, reprendre sans précaution les récits héritées de la période stalinienne ? Enjeux historiographiques, enjeux mémoriels, enjeux géopolitiques : il manque décidément une postface historique sérieuse à cet album.

Voir en ligne : présentation de l’album sur le site de l’éditeur

(par Paul CHOPELIN)

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Code EAN : 9791037507808

Le Match de la mort - par Pepe Gálves (scénario), Guillem Escriche (dessin et couleur), Alexandra Carrasco (traduction de l’espagnol) - Les Arènes BD - 2022 - 96 pages couleurs - 20€

Les Arènes ✍ Pepe Gálves ✏️ Guillem Escriche à partir de 13 ans Histoire Sport
 
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